2008


ANALYSE

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Conditions nécessaires pour un dépistage

Comme cela est souligné dans la Conférence de consensus 2003 (Anaes, 2004renvoi vers), le terme de dépistage a souvent été employé pour décrire des interventions concernant l’intoxication au plomb qui ne sont pas toujours stricto sensu des actions de dépistage selon les critères de l’OMS. Dans ce chapitre, les éléments théoriques concernant le dépistage seront examinés en regard des connaissances du saturnisme infantile.

Éléments théoriques concernant le dépistage du saturnisme

Le dépistage n’est qu’un moyen d’action contre le saturnisme, en direction des enfants les plus fortement imprégnés par le plomb. Il ne peut avoir pour objectif l’éradication du saturnisme, que seules les actions de prévention primaire permettront d’obtenir.

Dépistage : définition et conditions nécessaires

Un dépistage est une action de santé publique, c’est-à-dire une liste d’opérations à entreprendre, de caractère collectif, en vue de l’amélioration de la santé d’une population (Anaes, 1995renvoi vers). Selon l’OMS (Wilson et Jungner, 1970renvoi vers), le dépistage consiste à identifier de manière présomptive, à l’aide de tests appliqués de façon systématique et standardisée, les sujets atteints d’une maladie ou d’une anomalie passée jusque-là inaperçue. Les tests de dépistage doivent permettre de faire le partage entre les personnes apparemment en bonne santé mais qui sont probablement atteintes de la maladie ou de l’anomalie donnée et celles qui en sont probablement exemptes. Ils n’ont pas pour objet de poser un diagnostic (Jenicek et Cleroux, 1993renvoi vers). Ainsi défini, le dépistage s’adresse donc à une population et non à des individus. Le repérage d’une maladie chez des individus, par exemple, fondé sur des facteurs de risques environnementaux, n’est pas un dépistage.
Le dépistage est justifié lorsqu’un certain nombre de conditions sont réunies, correspondant aux critères définis en 1970 par Wilson et Jungner, diffusé par l’OMS :
• la maladie dépistée doit constituer une menace grave pour la santé publique ;
• elle doit être accessible à un traitement efficace ;
• les moyens de diagnostic et de traitement doivent être disponibles ;
• il doit exister une période préclinique au cours de laquelle la maladie peut être décelée ;
• l’histoire naturelle de la maladie, notamment son évolution de la phase préclinique à la phase symptomatique, doit être connue ;
• un test diagnostique efficace doit exister ;
• ce test doit être acceptable pour la population ;
• le choix des sujets qui recevront un traitement doit s’opérer selon des critères pré-établis ;
• le coût de la recherche des cas, y compris les frais de diagnostic et de traitement des sujets reconnus malades, ne doit pas être disproportionné par rapport au coût global des soins médicaux ;
• il faut assurer une continuité dans la recherche des cas et non la considérer comme exécutée une fois pour toutes.
Il est nécessaire d’examiner en détail la situation du saturnisme par rapport à ces critères généraux.

Saturnisme et santé publique

Le saturnisme est-il une menace grave pour la santé publique ? La notion de menace grave peut être approchée par différents critères : nombre de personnes touchées, âge des personnes touchées, gravité des effets…
Le saturnisme de l’enfant n’a plus causé de décès en France depuis les deux cas de 1985; sur ce seul critère, on ne peut parler de menace grave pour la santé publique.
On sait que des enfants ont eu des séquelles graves dues à des intoxications très élevées mais on ne sait pas combien il y en a eu. On ne connaît pas la distribution actuelle des plombémies dans la population d’enfants en France ni la proportion d’enfants dans les classes de plombémies très élevées (>450 µg/l). On connaît en revanche la proportion d’enfants ayant des plombémies très élevées parmi les enfants dépistés : en 2005, sur un nombre d’enfants dépistés en France de l’ordre de 8 000, 9 enfants avaient une plombémie >450 µg/l, justifiant une chélation1 , dont 1 avait une plombémie >700 µg/l (InVS, 2006renvoi vers). Une plombémie supérieure à 450 µg/l n’est pas synonyme de séquelles graves. La proportion d’enfants susceptibles d’avoir des séquelles graves est donc très faible parmi les enfants dépistés, et donc encore plus faible dans la population générale, puisque les enfants dépistés sont ciblés à partir de leurs facteurs de risque et donc plus exposés que la population générale.
La question des formes modérées de saturnisme infantile se pose de façon différente. Il est désormais acquis que ces formes modérées s’accompagnent de baisses de capacités d’apprentissage et intellectuelles. La fréquence de ces formes est très supérieure à celle des fomes aiguës, mais elle semble assez faible à l’échelle nationale, en tout cas inférieure à celle d’autres pathologies de l’enfant ne bénéficiant pas de programmes nationaux. Toutefois, deux caractéristiques attirent l’attention :
• les données dont on dispose actuellement (sous réserve des résultats de la future étude de prévalence) montrent une distribution territoriale non homogène : si certaines zones urbaines ou rurales semblent être peu ou pas concernées (là encore, sous les réserves discutées dans ce rapport), d’autres zones sont caractérisées par une forte concentration de ces formes modérées ; à l’échelle de ces villes ou de ces quartiers, le saturnisme infantile constitue bien une priorité de santé publique ;
• de façon superposable avec les éléments précédents, on sait que cette pathologie touche les enfants pauvres et mal logés. Ainsi, il s’agit d’une pathologie socialement inégalitaire, et dont les effets propres se cumulent avec d’autres difficulés sociales en matière d’accès à l’éducation notamment.
Ainsi, il est légitime de considérer que le saturnisme infantile constitue une menace grave pour la santé de la partie la plus pauvre de la population, que cette part de la population soit identifiée sur un critère social ou sur un critère géographique. Cette condition suffit à valider le critère, surtout dans un pays marqué par des inégalités sociales de santé parmi les plus élevées d’Europe.

Accessibilité à un traitement efficace

Seuls les enfants dépistés avec une plombémie supérieure à 450 µg/l et une partie de ceux dont la plombémie est supérieure à 250 µg/l peuvent tirer bénéfice d’un traitement de chélation (Anaes, 2004renvoi vers). Les autres enfants peuvent bénéficier de conseils diététiques et d’hygiène et d’une correction d’une anémie ferriprive souvent concomitante avec la plombémie élevée. Tous les enfants ayant une plombémie supérieure à 100 µg/l peuvent bénéficier d’une réduction du risque lié à leur environnement, qui commence par l’enquête environnementale menée par la Ddass (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales) ou le SCHS (Service communal d’hygiène et de santé), à la recherche des sources d’intoxication.
Ce second critère nécessaire au dépistage peut être considéré comme rempli si on considère l’intervention sur l’environnement comme un moyen de traitement du saturnisme. Il faut cependant comprendre le terme de traitement comme n’aboutissant pas à la guérison, mais à une stabilisation ou une réduction des taux de plombémie et des effets néfastes de l’intoxication saturnine par la chélation ou les mesures de réduction d’exposition. Dans le cas contraire, il n’est rempli que pour une proportion faible des cas dépistés.

Disponibilité des moyens de diagnostic et de traitement

Le diagnostic du saturnisme est réalisé avec le même test que le dépistage : plombémie 100 µg/l. La définition du saturnisme est ainsi indépendante de tout symptôme ou signe clinique.

Période préclinique de la maladie et dépistage

Ce critère est mal adapté au saturnisme qui peut être considéré comme diagnostiqué sans effets cliniques mesurables.

Histoire naturelle de la maladie

Les connaissances de l’évolution de la phase préclinique à la phase symptomatique sont bonnes pour des niveaux de plombémie élevés. Il subsiste de fortes incertitudes sur les effets aux doses faibles.

Efficacité du test diagnostique

La plombémie sur sang veineux est reconnue internationalement comme la méthode de référence pour l’évaluation de l’intoxication par le plomb. La plombémie sur sang capillaire prélevé au bout du doigt et analysé en microméthode est utilisée aux États-Unis avec un appareil d’analyse de terrain (Leadcare), en pré-test à confirmer par une analyse sur sang veineux ; ce type de prélèvement a parfois été utilisé en France avec analyse en laboratoire, également en pré-test. Le dépistage par dosage du plomb dans les cheveux a été testé en France mais abandonné par manque de spécificité et de sensibilité (Huel et Tubert Bitter, 1998renvoi vers). D’autres méthodes sont envisageables : concentration en plomb dans le sérum sanguin, concentration en plomb dans les os (analyse par fluorescence X), mais elles sont encore expérimentales.
La plombémie est un indicateur qui présente des limites : c’est un état d’équilibre entre l’absorption en cours et le relargage osseux ; elle ne reflète pas tout à fait l’importance de l’intoxication. La précision de la mesure est de l’ordre de ± 20 µg/l (IC 95 %) pour une plombémie de 100 µg/l (Labat et coll., 2005renvoi vers). En outre, la plombémie ne permet pas de dater l’intoxication ou d’évaluer la durée d’exposition au risque.
La valeur de 100 µg/l est un consensus actuel, reconnu au niveau international pour déterminer des interventions individuelles.

Acceptabilité du test pour la population

La plombémie nécessite une prise de sang. C’est un frein connu au dépistage du saturnisme. Le coût de la plombémie a pu également être un frein, ce qui ne devrait plus être le cas depuis la mise en place de la prise en charge à 100 % de cet examen. Toutefois, les analyses complémentaires souvent prescrites (hémoglobine, fer…) ne sont pas prises en charge à 100 %.

Critères du choix des sujets traités

« Le choix des sujets qui recevront un traitement doit s’opérer selon des critères pré-établis. » Les modes de prise en charge des enfants en fonction du niveau de leur plombémie sont clairement définis en France (Anaes, 2004renvoi vers; DGS, 2006renvoi vers) : délai de contrôle de la plombémie, niveaux de plombémie déclenchant la déclaration obligatoire, l’enquête dans l’environnement et le bilan hospitalier, conditions d’utilisation des traitements de chélation...

Coût de la recherche des cas

« Le coût de la recherche des cas, y compris les frais de diagnostic et de traitement des sujets reconnus malades, ne doit pas être disproportionné par rapport au coût global des soins médicaux ». Il n’a pas été fait d’analyse économique pour justifier ce point.

Continuité dans la recherche des cas

« Il faut assurer une continuité dans la recherche des cas et non la considérer comme exécutée une fois pour toutes tant qu’existent les facteurs de risque. »
La continuité dans la recherche des cas est assurée dans certaines zones de dépistage intensif, à Paris et dans les communes de la proche banlieue parisienne. D’autres actions de dépistage ont été menées sous forme de coups de sonde sans lendemain qui remplacent la recherche et la connaissance des facteurs de risque, et ne respectent donc pas cette condition.

Intérêt individuel et collectif

Le dépistage du saturnisme présente un intérêt individuel pour l’enfant testé, mais aussi un intérêt collectif.

Intérêt individuel du dépistage du saturnisme

La prise en charge strictement médicale débouchant sur la prescription d’une chélation a pour objectif de réduire rapidement le plomb sanguin et des tissus mous pour éviter les conséquences graves des intoxications très élevées. La chélation n’a pas d’intérêt pour la plupart des plombémies inférieures à <250 µg/l, et elle a un bénéfice variable entre 250 et 450 µg/l. Comme dit précédemment, elle ne concerne qu’une proportion très faible des enfants testés. La chélation ne permet pas de réduire significativement le stock de plomb osseux : un enfant imprégné de façon prolongée à des taux élevés de plomb gardera durablement une plombémie élevée malgré plusieurs cures de chélation.
Les conseils d’hygiène peuvent concourir à limiter l’exposition au plomb de l’enfant, notamment par les poussières domestiques ; les conseils diététiques peuvent limiter l’absorption gastro-intestinale du plomb ingéré, car les carences en fer et calcium notamment favorisent cette absorption. Ces conseils peuvent bénéficier à une proportion élevée des enfants testés, car ils sont utiles même pour les enfants ayant une plombémie <100 µg/l, dès lors que leur plombémie paraît significativement plus élevée que la moyenne. L’administration de ces conseils ne nécessite d’ailleurs pas le dosage de la plombémie et pourrait être décidée directement à partir de l’interrogatoire sur les facteurs de risque. La connaissance de la plombémie permet seulement une insistance particulière du médecin auprès de la famille.
La réduction des risques liés à l’environnement est la principale prise en charge pour les enfants ayant une plombémie 100 µg/l. Cette prise en charge repose sur le signalement des cas à la Ddass, la réalisation d’une enquête dans l’environnement de l’enfant, suivie par la prise de mesures administratives de réduction des risques ; ces actions sont inscrites dans le Code de la santé publique. Lorsque l’environnement toxique était connu avant la prescription de la plombémie (habitat ancien dégradé ayant fait l’objet de mesures du plomb des peintures, sites pollués, eau du robinet chargée en plomb…), l’intérêt individuel du dépistage est limité, puisque les actions correctives à mettre en Ĺ“uvre ne sont pas différentes des actions de prévention primaire qui auraient dû être appliquées obligatoirement dès lors qu’était connue la situation d’exposition. Le dépistage n’a alors comme intérêt individuel que de permettre une application prioritaire aux enfants dépistés « positifs » d’actions de dépollution de leur environnement. Il est important que le dépistage n’ait pas l’effet pervers de ne faire bénéficier d’actions de prévention que les enfants dont il sera prouvé par leur plombémie qu’ils sont effectivement surexposés.
La prise en charge environnementale n’est efficace que si l’enfant est encore en cours d’imprégnation lors du dépistage. La mise en évidence d’une intoxication modérée ancienne n’a pas de bénéfice pour l’enfant. Cette considération amène à souhaiter que le dépistage des enfants ayant des facteurs de risque d’exposition soit précoce (dès 1 an ou 9 mois). Mais un dépistage précoce négatif ne doit pas faire baisser la vigilance si l’enfant présente un risque d’exposition.

Intérêt collectif du dépistage du saturnisme

Le dépistage peut aussi être considéré comme un moyen de mettre en évidence un environnement toxique à l’échelle d’un groupe d’individus, permettant de mettre en place un travail de prévention. Dans ce cas, un enfant dépisté avec une plombémie élevée est une sentinelle qui permettra de focaliser un travail d’évaluation du risque et de prévention dans un groupe d’enfants ayant un environnement comparable au sien. Dans cette situation, on ne cherchera pas à réaliser un dépistage précoce des enfants, qui risque d’être plus souvent négatif, mais plutôt de cibler l’âge le plus à risque.
Historiquement, le dépistage du saturnisme chez l’enfant a permis de concrétiser l’existence de risques pour la santé liés à l’habitat insalubre. L’existence prouvée de cas d’intoxication chez l’enfant a ainsi sous-tendu la mise en place du Plan national de lutte contre l’habitat indigne. Cet intérêt collectif n’est pas à négliger.
Lorsque le dépistage est suffisamment systématique, il peut permettre d’évaluer un certain niveau de prévalence du saturnisme dans un groupe d’individus à risque. C’est un intérêt secondaire du dépistage.
En conclusion, le dépistage du saturnisme remplit la plupart des critères définis par l’OMS pour le dépistage des maladies. Il peut toutefois y avoir débat sur la notion de menace grave pour la santé publique dans la mesure où la proportion de plombémies très élevées dépistées aujourd’hui est très faible mais où la nocivité des faibles doses est encore mal connue. Il peut y avoir également débat sur la population infantile à dépister ; faut-il faire un dépistage systématique en population générale ou dans une population ciblée, définie sur des critères environnementaux ? Le repérage individuel de facteurs de risque est-il un dépistage ? Le jury de la Conférence de consensus 2003 (Anaes, 2004renvoi vers) avait admis qu’en matière de recherche de l’intoxication par le plomb de l’enfant, on peut considérer qu’il y a dépistage si tous les enfants localisés dans un environnement particulier sont soumis au test (en pratique, dosage de la plombémie). Il estimait préférable d’utiliser le terme de repérage individuel pour la pratique la plus courante qui consiste à rechercher de façon systématique par questionnaire individuel les facteurs de risque d’exposition et de ne proposer un test de plombémie qu’en présence d’un de ces facteurs. On pourrait aussi considérer cette procédure comme un dépistage à deux tests successifs, l’un par questionnaire et l’autre biologique. L’intérêt individuel du dépistage existe, même pour les enfants dont le niveau de plombémie ne justifie pas un traitement médical, car il est en général possible d’agir sur l’exposition. Mais le dépistage ne doit pas être un palliatif à l’insuffisance de prévention primaire.

Bibliographie

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[2]anaes (agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé).Conférence de consensus “Intoxication par le plomb de l’enfant et de la femme enceinte. Prévention et prise en charge médico-sociale”; Lille:novembre 2003; Textes des recommandations. Paris:2004; Retour vers
[3]dgs (direction générale de la santé). Guide de dépistage et de prise en charge de l’intoxication par le plomb de l’enfant et de la femme enceinte. Le concours médical. 2006; 128:745-754Retour vers
[4] huel g, tubert bitter p. Surveillance de la population enfantine d’Ivry sur Seine vis-à-vis du risque saturnin. Mise en oeuvre d’un dépistage. Inserm, Villejuif. . 1998; 1-51Retour vers
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[6] jenicek m, cleroux r. Epidémiologie. Principes, techniques, applications. Edisem & Maloine; Québec: Canada. Paris:1993; Retour vers
[7] labat l, olichon d, poupon j, bost m, haufroid v, et coll.. Étude multicentrique de la variabilité de la mesure de la plombémie pour de faibles concentrations proches du seuil de 100 µg/l. Annales de Toxicologie Analytique. 2005; 17:157Retour vers
[8] wilson jmg, jungner g. Principes et pratique du dépistage des maladies. OMS, Genève:1970; Retour vers

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