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Med Sci (Paris). 35(2): 187–190.
doi: 10.1051/medsci/2019010.

Le monde caché des clones mutants dans les tissus normaux
Chroniques génomiques

Bertrand Jordan1*

1UMR 7268 ADÉS, Aix-Marseille, Université/EFS/CNRS ; CoReBio PACA, case 901, Parc scientifique de Luminy, 13288Marseille Cedex 09, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Vieillissement, Clones cellulaires, Cellules épidermiques, Épithélium, Humains, Mutation, Cellules souches tumorales, États précancéreux, Tumeurs cutanées, Niche de cellules souches, Lumière du soleil, anatomopathologie, métabolisme, physiologie, génétique, étiologie, effets indésirables

 

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On s’accorde à penser que les cancers apparaissent lorsque, après avoir accumulé plusieurs mutations somatiques successives, quelques cellules deviennent capables d’échapper aux mécanismes de contrôle de la prolifération et, si elles ne sont pas inhibées ou détruites par le système immunitaire, se multiplient pour donner naissance à une tumeur [1].

Il devient dès lors essentiel d’analyser finement des tissus normaux afin de déterminer s’ils comportent des clones de cellules portant déjà des mutations susceptibles de faciliter leur évolution future vers un phénotype cancéreux. Cela pose évidemment des problèmes techniques puisque l’on s’attend à ce que ces cellules mutantes soient très minoritaires dans l’échantillon de tissu, et donc peu représentées dans l’ADN que l’on en extrait.

En dehors du cas plus favorable des cellules sanguines [2], les études les plus fouillées ont été réalisées sur la peau [3] et, tout récemment par la même équipe britannique, sur l’épithélium de l’œsophage [4]. L’étude de la peau avait mis en évidence de nombreuses mutations (deux à six par mégabase d’ADN), touchant souvent des gènes impliqués dans la cancérogenèse, bien qu’il s’agisse d’un tissu apparemment normal et sans signe de cancer au niveau histologique. Mais on pouvait penser que le cas examiné était particulier puisque cette peau avait été fortement exposée au soleil et donc à la mutagenèse par les rayons ultra-violets (UV)1.

Il était donc très intéressant de renouveler l’analyse sur un tissu non exposé, et c’est ce que présente la publication parue fin novembre 2018 dans la revue Science qui fait l’objet de cette chronique [4, 5].

Beaucoup de clones mutants, en relation avec l’âge

La méthodologie de l’étude est proche de celle précédemment employée pour la peau [3], avec quelques améliorations (échantillons plus nombreux, de plus petite taille, séquençage plus approfondi, etc.). Les auteurs ont travaillé sur des échantillons de tissu d’œsophage provenant de neuf donneurs d’organe (décédés), ont isolé l’épithélium (qui ne présente aucune anomalie à l’examen histologique) et ont prélevé pour analyse de petits fragments de deux millimètres carrés, 844 en tout. Après extraction de l’ADN, 74 gènes liés au cancer ont été séquencés à une redondance médiane élevée de 870, choisie pour permettre la détection de séquences très minoritaires correspondant à de petits clones de cellules portant une mutation donnée au sein de ce tissu. La limite de détection dépend un peu du gène considéré (les taux d’erreurs de séquençage varient selon la séquence) mais elle correspond à des fréquences (abondances relatives) se situant entre 0,1 % et 1 %. Il s’avère que dans chacun des 844 échantillons, on trouve de 5 à 25 mutations touchant ces 74 gènes, soit autant de clones de cellules mutées représentant une fraction suffisante de la population cellulaire (dans ce petit échantillon de 2 mm2) pour être détectables. Cela est illustré de façon frappante dans la Figure 1, qui montre les clones mutés présents dans un centimètre carré d’épithélium normal. Il s’agit d’une image synthétisée à partir des données obtenues et qui tente de les représenter de manière intuitive : ce n’est pas l’image réelle des clones trouvés dans 1 cm2 de peau, mais une manière parlante et assez réaliste de présenter les résultats.

La comparaison des neuf échantillons de l’étude confirme une forte augmentation du nombre de mutations avec l’âge mais aussi de nettes différences d’un individu à l’autre ; l’effectif est insuffisant pour conclure sur un effet du tabac. En tous cas, il est clair que ce tissu apparemment normal comporte un grand nombre de clones cellulaires portant des mutations dans des gènes impliqués dans le cancer, clones susceptibles de donner naissance à une tumeur macroscopique. Rappelons qu’ici on ne répertorie que les mutations trouvées dans les 74 gènes étudiés : une extrapolation à l’ensemble du génome, appuyée sur le séquençage intégral d’une vingtaine de clones donne une fréquence globale de mutation de 0,2 à 0,8 par mégabase (voir plus loin). Reste à examiner de plus près la nature de ces mutations.

Des mutations driver, une sélection positive, pas de signature mutationnelle nette

Les cinq mutations les plus fréquentes dans ces cellules affectent, dans l’ordre, les gènes NOTCH12,, TP533,, NOTCH2, FAT14, et NOTCH3. Ces mutations étaient également dominantes dans la peau [3], elles ont en commun le fait d’inactiver des gènes impliqués dans la différenciation vers les kératinocytes. Ces altérations orientent donc les cellules qui les portent vers la voie alternative de prolifération, leur donnant ainsi un avantage sélectif par rapport aux cellules non mutées au sein de l’épithélium normal. Et l’analyse des mutations montre des traces très nettes de sélection positive : seulement 2 % des mutations trouvées dans NOTCH1 sont silencieuses, c’est-à-dire que presque 98 % des mutations aboutissent à une protéine non fonctionnelle et donc abolissent la fonction – favorisant la prolifération de la cellule et la formation d’un clone mutant. De même, le gène TP53 présente une fréquence élevée de mutations faux-sens ou tronquantes indiquant que ces altérations inactivantes sont sélectionnées positivement. L’interprétation détaillée est un peu compliquée en ce qui concerne NOTCH1 (qui s’avère plus souvent muté dans l’épithélium normal que dans les tumeurs de l’œsophage), mais dans l’ensemble il est clair que la plupart des clones ont été sélectionnés au sein de l’épithélium normal en raison de la présence de mutations driver dans des gènes connus pour être impliqués dans la cancérogenèse. Au-delà des 74 gènes examinés dans tous les échantillons, les chercheurs ont choisi 21 spécimens dans lesquels un clone était très largement dominant, au point de représenter plus de la moitié des cellules. Ils ont alors effectué le séquençage intégral de l’ADN extrait, ce qui permet d’accéder à l’examen exhaustif des mutations présentes. Le nombre total de mutations est de l’ordre de 0,2 à 0,8 par mégabase, soit environ dix fois moins que le chiffre trouvé pour la peau – mais cela correspond néanmoins à des centaines ou milliers de mutations par cellule. On ne trouve guère de signature mutationnelle nette (par exemple le jeu de mutations associées à l’usage du tabac n’est qu’à peine perceptible) ; de même, les insertions, délétions et translocations souvent présentes dans les cancers de l’œsophage ne sont guère visibles dans ces analyses. La plupart de ces clones peuvent être considérés comme « pré-cancéreux », encore proches de la normale, mais prêts à évoluer vers un phénotype tumoral moyennant quelques mutations supplémentaires.

À suivre…

Cet article, un peu difficile à suivre en raison de la masse de données et de leur complexité, me semble revêtir une grande importance et a eu un large écho [5]. Il étend et généralise les résultats déjà obtenus sur la peau [3], que l’on pouvait considérer comme un cas particulier en raison de l’irradiation UV due au soleil. Il montre que nous disposons aujourd’hui d’outils technologiques capables de détecter, d’analyser et de quantifier des clones mutés ne représentant qu’un petit nombre de cellules au sein d’un échantillon biologique, et que l’on peut étudier ces clones en détail et les comparer aux échantillons provenant de tumeurs cancéreuses. L’abondance de ces clones (en nombre de cellules, et en type d’altération) est plutôt une mauvaise surprise : on ne s’attendait pas à trouver autant de cellules mutantes dans des tissus normaux, mais c’est un fait et il vaut mieux en être conscient si l’on cherche à développer des stratégies pour éviter les métastases, qui sont responsables de l’essentiel de la mortalité due au cancer. En tous cas, voici un nouveau domaine de recherche qui va certainement susciter de nombreux travaux, et, espérons-le, des applications cliniques dans un futur assez proche.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 L’étude portait sur des échantillons d’épiderme de paupière prélevés dans le cadre de blépharoplasties (une chirurgie des paupières destinée à corriger un excès de peau) pratiquées chez des individus d’âge mûr (55 à 73 ans).
2 La famille de protéines NOTCH régule la prolifération cellulaire.
3 Gène suppresseur de tumeur.
4 Qui code la protocadhérine impliquée dans la migration cellulaire.
References
1.
Vogelstein B, Papadopoulos N, Velculescu VE, et al. Cancer genome landscapes . Science. 2013; ; 339 : :1546.–1558.
2.
McKerrell T, Vassiliou GS. Aging as a driver of leukemogenesis . Sci Transl Med. 2015;; 7 : :306fs38..
3.
Martincorena I, Roshan A, Gerstung M, et al. Tumor evolution. High burden and pervasive positive selection of somatic mutations in normal human skin . Science. 2015; ; 348 : :880.–886.
4.
Martincorena I, Fowler JC, Wabik A, et al. Somatic mutant clones colonize the human oesophagus with age . Science. 2018; ; 362 : :911.–917.
5.
Chanock JJ. The paradox of mutations and cancer . Science. 2018; ; 362 : :893.–894.