Du déterminisme génétique aux tests

2008


ANALYSE

1-

Déterminisme génétique : implications scientifiques, médicales et éthiques

1 La formulation de la théorie de l’évolution il y a près de 150 ans, les avancées de la génétique depuis plus d’un siècle, et l’essor de la génétique moléculaire qui a suivi la découverte de l’ADN il y a plus de 50 ans, ont profondément bouleversé notre vision et notre compréhension de l’univers vivant, de la santé et des maladies humaines.

Ambiguïtés de la notion de déterminisme génétique

Les développements de la génétique moléculaire, des manipulations génétiques, et le projet de séquençage du génome humain ont favorisé la diffusion dans la société des connaissances sur les relations entre gènes et maladies. L’identification de séquences génétiques en cause dans de nombreuses maladies à transmission héréditaire (maladie de Huntington, myopathies, mucoviscidose, drépanocytose, maladie de l’X fragile, polyposes coliques familiales, formes familiales des cancers du sein…) ou de survenue spontanée (trisomie 21) a conduit à une meilleure compréhension des mécanismes responsables du développement de ces maladies, à des tests diagnostiques ou prédictifs, et dans certains cas, à des mesures thérapeutiques à visée préventive ou curative. La multiplication des OGM (animaux ou plantes génétiquement modifiés par la transformation d’un gène, l’insertion d’un gène supplémentaire ou au contraire la délétion d’un gène) et la découverte des effets parfois spectaculaires de ces modifications sur certaines caractéristiques de ces organismes ou sur leur santé ont conforté l’idée de l’importance des gènes dans le fonctionnement du vivant. Il en a été de même des manipulations génétiques montrant qu’il suffisait d’introduire dans une bactérie, ou dans une cellule animale, un gène humain qui permet aux cellules humaines de produire de l’insuline pour que, le plus souvent, la bactérie ou la cellule animale fabrique de l’insuline humaine.
Ces découvertes n’ont pas seulement eu comme conséquence de familiariser la société avec la génétique et de susciter à la fois espoirs et inquiétudes devant le développement croissant de ses applications. Elles ont aussi contribué à renforcer dans la société des notions anciennes et répandues de déterminisme génétique selon lesquelles notre identité et notre avenir – ce que nous sommes et ce que nous allons devenir – seraient essentiellement, voire entièrement, déterminés par nos gènes. Dans cette vision, le destin de l’individu serait, dès sa conception, déjà inscrit dans la séquence particulière de ses gènes. Durant les 20 dernières années, des travaux suggérant que la violence, l’agressivité, l’addiction, la fidélité amoureuse, l’homosexualité, la foi religieuse… seraient liées à des variations dans un ou quelques gène(s) spécifique(s) ont connu une grande médiatisation et une grande popularité. Et c’est dans ce contexte que se sont souvent inscrites les attentes en matière de développement d’une médecine prédictive fondée sur la réalisation de tests génétiques.
Trois questions distinctes émergent, que l’on peut formuler de la manière suivante. La première est : l’identité et le devenir d’une personne sont-ils déjà écrits, quelque part, dès sa conception ? C’est une interrogation de nature métaphysique. La deuxième est : l’identité et le devenir d’une personne sont-ils, pour partie, lisibles quelque part, et si oui, où, comment, et jusqu’à quel point ? C’est une interrogation de nature scientifique. La troisième est : que signifient réellement les résultats que nous apporte la science, et comment pouvons-nous et voulons-nous les réconcilier avec les valeurs mêmes qui fondent la recherche, la médecine, et plus largement, notre société ? C’est une interrogation de nature éthique.
Si la notion de « tout génétique » a commencé à s’estomper chez beaucoup de chercheurs (Atlan, 1998renvoi vers), elle conduit encore souvent à méconnaître ou à négliger l’ensemble des recherches sur la complexité des interactions entre gènes et environnement – et d’une manière plus large entre inné et acquis – dans l’hérédité et dans l’émergence de la singularité de chaque personne. L’exploration de cette complexité constitue le champ d’étude d’un domaine de recherche en pleine expansion : l’épigénétique, littéralement ce qui est « au-dessus » des gènes, c’est-à-dire en amont des gènes, ce qui les contrôle, voire, dans un sens hiérarchique, ce qui pourrait être plus important que les gènes.

Question ancienne de l’hérédité

L’importance accordée à la question de l’hérédité est probablement aussi ancienne que l’histoire de l’humanité. De manière extrêmement schématique, on peut considérer que cette question a été abordée de deux façons très différentes tout au long de l’histoire. La première approche a été de l’ordre du questionnement : quelles peuvent être les parts respectives de l’inné et de l’acquis – ou de manière plus large de la nature et de la culture – dans l’émergence des caractéristiques singulières d’une personne ? Quel rôle joue l’hérédité dans cette part d’inné ? Et quels peuvent être les mécanismes qui permettent à des caractéristiques héréditaires de se transmettre, de se mélanger, et de se modifier de génération en génération ? Cette approche de questionnement, de l’ordre de la recherche, est celle à laquelle la biologie moderne a commencé, depuis 150 ans, à apporter des réponses de plus en plus précises et souvent surprenantes. La deuxième approche n’a pas procédé d’un questionnement, mais au contraire d’une conduite fondée sur un présupposé. Partant de la notion que les caractéristiques essentielles et les capacités d’une personne ne pouvaient a priori qu’être liées à son hérédité, il s’agissait de faire en sorte que le rôle social, les activités, et les capacités d’une personne soient intimement liés à son hérédité : c’est une démarche sociale dont les exemples sont innombrables – caractère héréditaire des royautés, des aristocraties, systèmes de caste, mariages arrangés… Si on ne prend pas en compte l’intrication ancienne entre ces deux approches – un questionnement et, d’autre part, une réponse a priori – il est difficile de comprendre comment la science moderne a pu, et peut encore parfois, inscrire son questionnement dans des présupposés anciens, dans des réponses préexistantes qui peuvent orienter et contraindre l’interprétation des résultats de la recherche.
Deux idées se mêlent en effet aujourd’hui dans la croyance en un déterminisme génétique fort, voire absolu. L’idée ancestrale que les caractéristiques et les capacités essentielles d’une personne, et une part essentielle de son avenir sont déterminées par son hérédité ; et l’avatar moderne de cette idée, selon lequel une discipline biologique – la génétique, la science de l’hérédité – peut à elle seule rendre compte, de manière simple et globale, de la singularité d’une personne et de son devenir.
C’est dans le développement de recherches faisant appel à la fois à ces présupposés anciens et aux innovations techniques les plus modernes que surgissent probablement les principaux risques de dérive scientifique et éthique d’une partie des recherches contemporaines sur le déterminisme génétique des maladies complexes, et notamment des maladies et handicaps complexes affectant les comportements et les capacités d’interactions sociales. Il ne s’agit pas ici de préjuger que c’est du seul fait que ces concepts sont anciens qu’ils seraient a priori dénués de tout fondement scientifique : l’exploration de l’inconnu peut, par définition, réserver toutes sortes de surprises, et l’histoire des sciences est riche d’exemples de redécouvertes de concepts dont l’importance a longtemps été méconnue, niée, ou négligée (Lightman et Gingerich, 1992renvoi vers; Ameisen, 2003renvoi vers). Mais il est important de réaliser que ces concepts anciens qui concernent l’hérédité n’ont pas seulement une longue histoire scientifique : ils ont aussi eu une histoire parfois tragique en ce qui concerne leurs implications éthiques (Gould, 1981renvoi vers et 2002renvoi vers; Rothstein, 2005renvoi vers).

Dérives éthiques de la notion de déterminisme génétique : du darwinisme social à l’eugénisme…

Les conceptions extrêmes du déterminisme génétique ont des racines anciennes. Elles remontent aux théories élaborées par les généticiens Fischer et Haldane, durant la première moitié du XXe siècle, et, avant même la (re)découverte des gènes, en 1900, à une vision de l’hérédité développée à la fin du XIXe siècle par les concepteurs du « darwinisme social » (Gould, 1981renvoi vers). En 1883, vingt-quatre ans après la publication de « De L’Origine des espèces », et un an après la mort de Darwin, Francis Galton crée le terme d’« eugénisme » pour expliquer la manière dont il propose à la société d’utiliser les concepts « scientifiques » nouveaux de la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle. Il faut, écrit-il, « limiter la fécondité excessive de ceux qui ont socialement échoué », désignant ainsi l’« échec social » comme un caractère héréditaire, une des premières formulations modernes de l’hérédité des comportements, qui conduira, après la (re)découverte des gènes, à en rechercher les causes génétiques (Gould, 1981renvoi vers et 2002renvoi vers). Et c’est dans la recherche fascinée d’une forme de « loi naturelle » propre à fonder ou à justifier le fonctionnement de nos sociétés que sont nées les dérives du « darwinisme social ».
On ne peut oublier les conséquences qu’ont eues ces idées, dont la propagation a été extrêmement rapide et a exercé une profonde influence sur la société, à la fin du XIXe siècle et durant la première moitié du XXe siècle. Ainsi, par exemple, la prétendue « découverte » des bases génétiques d’un défaut d’intelligence et de « comportements antisociaux » chez les immigrants d’Europe du Sud et de l’Est a conduit, aux États-Unis, au début du XXe siècle, à l’élaboration de lois d’immigration extrêmement restrictives à l’égard de ces populations, dans le but de protéger la « santé » mentale et sociale du pays. La prétendue base génétique de la criminalité, de la santé mentale et des « comportements antisociaux » a aussi conduit, au début du XXe siècle, à la mise en place des lois préconisant la stérilisation obligatoire, à visée eugénique, dans de nombreuses démocraties d’Europe de l’Ouest, et de nombreux États aux États-Unis : des dizaines de milliers de personnes ont été ainsi stérilisées (Gould, 1981renvoi vers et 2002renvoi vers; Rothstein, 2005renvoi vers). Certaines de ces notions ont servi de base, dans l’Allemagne nazie, à l’élaboration des lois raciales, à l’euthanasie des handicapés mentaux, puis au génocide. Et c’est lors du jugement de Nuremberg, en 1947, qu’ont émergé les principes qui fondent la bioéthique moderne.
La tentation récurrente de découvrir une grille de lecture unidimensionnelle – l’analyse de la forme du crâne, par exemple, pour l’anthropologie du début du XXe siècle, ou de la séquence des gènes, pour la génétique moderne – qui suffirait enfin, à elle seule, à rendre compte des différents niveaux de complexité du vivant et de l’humain, conduit le plus souvent à ce que l’évolutionniste Stephen Jay Gould a appelé « la mal-mesure de l’homme » (Gould, 1981renvoi vers) : mal-mesure sur un plan scientifique et mal-mesure sur un plan éthique.
En 1893, Thomas Henry Huxley, qui fut l’un des plus ardents défenseurs de Darwin, proposa dans une conférence prémonitoire intitulée « Évolution et Éthique » une vision radicale de la manière dont l’humanité devrait utiliser ses nouvelles connaissances des « lois de la nature » dans l’élaboration de ses valeurs morales. « Il nous faut comprendre, une fois pour toutes », disait-il, « que le progrès éthique d’une société dépend non pas de sa capacité à imiter les lois cosmiques, encore moins à les fuir, mais de sa capacité à les combattre » (cité dans Dawkins, 2003renvoi vers). Pourtant, il ne s’agit probablement pas tant de combattre que d’essayer de comprendre. D’utiliser nos connaissances nouvelles comme sources d’interrogation et de réflexion, et non comme prétexte pour dessécher notre humanité. Et de tenter de retisser sans cesse le lien toujours fragile et changeant entre la démarche scientifique – notre interrogation sur ce que nous sommes – et la démarche éthique – notre interrogation sur ce que nous voulons devenir, pour nous permettre d’inventer et de bâtir au mieux notre avenir dans le respect de l’altérité, de la dignité et de la liberté de chaque être humain.
Aujourd’hui, plus que dans d’autres domaines de la génétique, c’est probablement la génétique des maladies qui affectent les comportements, les interactions sociales, et les capacités mentales, et la génétique des traits de personnalité, qui posent non seulement des problèmes éthiques, mais aussi des problèmes d’interprétation scientifique (Rothstein, 2005renvoi vers).

Avatars scientifiques de la notion de déterminisme génétique : de la Synthèse moderne au gène égoïste…

Vers le milieu du XXe siècle, la Synthèse moderne réalisa l’intégration de la génétique à la théorie darwinienne de l’évolution (Gould, 2002renvoi vers; Ridley, 2004renvoi vers). Pour la première fois émergeait une conception unifiée de la biologie, dont la puissance explicative et les implications étaient d’une très grande richesse. Ces implications furent néanmoins restreintes par certains des artisans de la Synthèse moderne, et certains de leurs héritiers, tels Williams et Dawkins, profondément influencés par les idées de Fischer et Haldane, qui considéraient que l’évolution résultait essentiellement de changements adaptatifs dans la fréquence des gènes au niveau des populations, et attribuaient un rôle quasi-exclusif aux processus de sélection naturelle opérant au niveau des gènes. Schématiquement, toute variation génétique aurait obligatoirement une conséquence soit bénéfique, soit néfaste à la propagation des gènes, et l’environnement ne serait qu’un filtre, favorisant ou restreignant la propagation des organismes héritant de ces variations génétiques particulières. Pourtant, cette vision extrême avait été remise en question avant même l’émergence de la Synthèse moderne, par les théories de Wright sur l’importance de la « dérive génétique » indépendante de la sélection naturelle (Wright, 1932renvoi vers), puis plus tard, par la « théorie neutraliste » de l’évolution proposée par Kimura (1983renvoi vers), et par les notions d’« exaptation » (de multifonctionnalité), de « niveaux multiples de sélection », et de contraintes multiples développées par Gould (2002renvoi vers).
La vision réductionniste de la biologie et de l’évolution du seul « point de vue du gène » (où l’unité de sélection n’est plus tant l’organisme, comme pour Darwin et ses premiers héritiers, mais les gènes que possède l’organisme) a permis de résoudre de nombreux problèmes complexes, parfois difficiles à appréhender dans le contexte classique de la théorie darwinienne présentée dans « De l’Origine des espèces », encore que la notion de « sélection sexuelle », abondamment développée par Darwin dans son ouvrage ultérieur, « The Descent of men, and selection in relation to sex », présente le point de vue qui permet d’aborder ces problèmes. Il en est ainsi, par exemple de la propagation apparemment paradoxale de gènes dont la présence a des effets néfastes sur la longévité des individus (Williams, 1957renvoi vers), voire sur la survie de l’espèce, comme c’est le cas des phénomènes de distorsion méïotique qui peuvent fortement biaiser le ratio entre les sexes, au point de provoquer la disparition de tous les individus de l’un des deux sexes (Dawkins, 1976renvoi vers; Ridley, 2004renvoi vers). C’est Dawkins qui popularisa avec un grand talent et un très grand succès l’une des visions les plus extrêmes du déterminisme génétique en proposant, il y a 30 ans, la métaphore de « gène égoïste », écrivant dans le livre du même nom : « … [les gènes] sont à l’abri à l’intérieur de gigantesques robots… manipulant le monde en le contrôlant à distance. Ils [les gènes] sont en vous et moi ; ils nous ont créés, corps et esprit ; et leur préservation est l’ultime raison de notre existence… » (Dawkins, 1976renvoi vers).
Dans un livre ultérieur, qui est probablement son ouvrage le plus original, « The Extended Phenotype », Dawkins (1982renvoi vers) montre que cette vision « du point de vue du gène » permet de reconsidérer, de manière nouvelle, certaines des interactions les plus complexes entre des organismes différents, en particulier les interactions entre les parasites et les hôtes qu’ils colonisent. Mais les métaphores spectaculaires autour du « gène égoïste » ont favorisé, malgré certaines précautions de Dawkins, une large diffusion dans la société de l’idée simpliste que les gènes auraient non seulement un rôle d’acteurs, mais aussi une forme d’intentionnalité. Cette idée renvoie parfois confusément la société à des notions anthropomorphiques prédarwiniennes de projet et de finalité à l’œuvre dans l’évolution du vivant, et à des notions très anciennes de vitalisme. Pourtant, non seulement les gènes n’ont pas d’intentions, mais ils ne sont pas non plus des acteurs : ils sont, ou ne sont pas, utilisés par les cellules qui les possèdent, et chaque cellule peut généralement, à partir d’un même gène, fabriquer, selon les circonstances, plusieurs protéines différentes par la mise en jeu de mécanismes qui continuent à se révéler toujours plus complexes qu’on ne le pensait (Gingeras, 2006renvoi vers).
Ce sont les protéines qui sont des acteurs dans les cellules, et leurs effets dépendent en particulier des formes tridimensionnelles qu’elles adoptent, qui ne sont pas seulement déterminées par la séquence des gènes à partir desquels elles sont fabriquées, mais dépendent aussi de la nature et des activités des autres protéines présentes dans les cellules, avec lesquelles elles interagissent et en particulier de la présence et de l’activité de nombreuses familles de protéines « chaperons ». Et ce sont des protéines (que la cellule a fabriquées à partir de certains de ses gènes), qui sont à l’œuvre dans la fabrication d’autres protéines à partir d’autres gènes… Il n’y a donc pas de chaîne de causalité simple et unidirectionnelle qui mène d’un gène à une protéine, d’un gène à une « fonction », ni à plus forte raison d’un gène à l’individu… Et la notion réductrice mais populaire de « programme génétique » est une notion profondément ambiguë : « il s’agit d’un programme » écrivait il y a 30 ans Henri Atlan « qui a besoin du produit de sa lecture et de son exécution pour être lu et exécuté… » (Atlan, 1979renvoi vers). Littéralement, « programme » signifie « pré-écrit ». Mais ce qui est « pré-écrit », dans nos gènes, si tant est qu’on puisse employer ce mot, ce n’est pas notre identité ni notre avenir, c’est un ensemble de possibilités et de contraintes dont l’actualisation dépend en permanence de notre histoire et de notre environnement.
Peut-on réduire la complexité du vivant à la métaphore de Dawkins, où les gènes « manipulent le monde… » et « nous ont créés corps et esprit » ? L’extérieur compte au moins autant, et souvent plus que l’intérieur : l’environnement compte au moins autant que les gènes, l’acquis au moins autant que l’inné, et dans l’espèce humaine, et de nombreuses espèces animales, la culture au moins autant que la nature. Même si l’on tient absolument, ce que rien ne justifie a priori, à choisir un point de vue centré sur les gènes – plutôt que, par exemple, sur les cellules, ou sur les individus – on doit considérer les gènes dans leur(s) environnement(s). Et la notion d’environnement(s) est une notion beaucoup plus complexe qu’on ne la perçoit habituellement.

« Ce qui est autour » : l’environnement et ses multiples niveaux

Pour chacun de nos gènes qui résident dans le noyau de nos cellules, un premier niveau d’environnement, ce sont nos 20 000 à 30 000 autres gènes, en double exemplaire, nos 40 000 à 60 000 autres allèles, qui l’entourent et dont nous avons hérité pour moitié de notre mère et pour moitié de notre père. Mais l’ensemble de nos 40 000 à 60 000 allèles, et des autres régions reconnues comme nécessaires à nos cellules pour fabriquer des protéines à partir de ces allèles, ne constitue au total qu’environ 30 % à 35 % de notre ADN. Les 65 % à 70 % d’ADN restants représentent un autre niveau d’environnement pour nos gènes. Et ces 65 % à 70 % de l’ADN, qui ont longtemps été, à tort, considérés comme « inutiles », d’où leur nom ADN « poubelle », sont pour partie utilisés par les cellules, influençant la manière dont elles utilisent leurs gènes. Pour l’ensemble de notre ADN, l’environnement est constitué par les protéines de nos chromosomes, qui l’entourent. L’environnement de chacun de nos 46 chromosomes, c’est l’ensemble du contenu du noyau de chacune de nos cellules. Pour chaque noyau, l’environnement est constitué par le cytoplasme de la cellule dans laquelle il réside. Dans le cytoplasme de chacune de ces cellules sont présentes et se reproduisent les mitochondries, de toutes petites cellules à l’intérieur de nos cellules, qui produisent l’énergie à partir de l’oxygène : chacune de ces mitochondries, que nous héritons principalement de notre mère (ce sont les mitochondries présentes dans l’ovule) contient un petit nombre de gènes, différents de nos gènes chromosomiques. Chacune de nos cellules, génétiquement identiques, appartient à l’une des 200 familles de cellules de notre corps, qui diffèrent chacune par leur composition, leur structure, leurs caractéristiques et leurs propriétés. Et pour chacune de ces cellules, l’environnement est constitué par les dizaines de milliers de milliards des autres cellules qui nous composent. Et pour chacun d’entre nous, l’environnement, ce sont les autres personnes qui nous entourent et la diversité des modes de vie, des cultures, qui modifient cet environnement et créent de nouveaux environnements ; ce sont les animaux et les végétaux, et ce sont les microbes, les virus, les bactéries, et les parasites, qui nous entourent ou nous habitent, et qui se transforment en permanence. Et pour l’ensemble des êtres vivants, un autre niveau, encore, d’environnement est constitué par l’environnement non vivant – le relief, les mers, les rivières, la composition du sol et de l’atmosphère, le climat, la température… – que les êtres vivants eux-mêmes, et en particulier les êtres humains, transforment en permanence…
Bien sûr, toute une série de caractéristiques élémentaires (nos groupes sanguins, nos groupes tissulaires, par exemple) sont directement liées à la séquence de certains de nos gènes. Mais cela ne signifie pas que nos gènes déterminent notre destin, ni à plus forte raison, qu’ils « manipulent le monde ». Il y a les gènes et toute une série d’environnements, dont les niveaux s’interpénètrent et s’influencent réciproquement. Selon les mots du généticien Richard Lewontin (2000renvoi vers) : « l’intérieur et l’extérieur d’un être vivant s’interpénètrent », et l’individu peut être considéré à la fois comme le lieu, l’objet, le produit et l’acteur de ces interactions. Le développement et les modalités de fonctionnement des êtres vivants impliquent des relations de causalité multidirectionnelles, avec des effets de rétroaction, d’amplification ou d’inhibition à différents niveaux d’organisation : réseaux de protéines, cellules, réseaux de cellules, organes, réseaux d’organes, individu, réseaux d’individus, réseaux d’espèces, réseaux d’interactions écologiques… Et à ces différents niveaux, où émergent différentes formes d’interactions et d’organisation, la plupart des éléments se révèlent, selon les mots de Pascal, « choses à la fois causantes et causées ». Et ce d’autant plus que les caractéristiques que l’on analyse résultent de l’intégration d’un grand nombre de niveaux différents d’interactions, comme c’est le cas, par exemple, des comportements.
La notion de « tout génétique » – la notion que la personne humaine pourrait être réduite à son seul génome – a commencé à s’estomper dans le monde de la recherche biomédicale. Mais elle continue néanmoins à être répandue dans la société, et même chez de nombreux chercheurs et médecins, comme en ont témoigné les débats sur le « clonage reproductif », et en particulier les termes et les notions de « double » et de « copie », pour des personnes qui, comme des jumeaux vrais, partageraient le même génome. La prise de conscience, en 2003, que le séquençage du génome humain ne permettait pas, contrairement à ce qu’avaient annoncé certains de ses promoteurs, de « révéler la nature humaine » ou de comprendre et de traiter toutes nos maladies, a joué un rôle dans la réévaluation de ces notions de déterminisme génétique absolu. La découverte que nous n’avons pas plus de gènes que la souris, pas beaucoup plus que la mouche du vinaigre, et beaucoup moins que le riz, suggérait que la relation entre notre identité et nos gènes ne se limitait pas à une simple relation de causalité linéaire entre « un gène » et « une fonction ». Indépendamment de cette question de nombre, ces travaux révélaient aussi que nos gènes partageaient un grand nombre de séquences semblables avec les gènes de la souris, et de la mouche du vinaigre… Le séquençage, en 2005, du génome du chimpanzé, qui confirmait que nous partagions plus de 98 % de la séquence de nos gènes, ne permettait pas non plus de révéler, à sa lecture, la nature des gènes ou des séquences génétiques qui faisaient la spécificité de notre « nature humaine », par comparaison avec la « nature » de notre plus proche parent non humain (Chimpanzee Sequencing and Analysis Consortium, 2005renvoi vers). En d’autres termes, nous savons qu’il existe un lien entre les gènes et le développement, la survie, les caractéristiques et les comportements des êtres vivants : le problème concerne la nature de ce lien qui est, dans la plupart des cas, loin d’être aussi simple, unidirectionnel, et rigide qu’on a habituellement tendance à l’imaginer.
À cette question des relations entre le génome et les caractéristiques d’une espèce vivante se surimpose une autre, celle de la variabilité à l’intérieur même d’une espèce vivante. Existe-t-il un génome humain « normal » ? Et si oui, qu’est-ce qui le caractérise ? Et que peut bien signifier le terme de « normal » dans le contexte de l’évolution du vivant, et du mélange permanent des variations individuelles que produit la reproduction sexuée ?

Notion de gène « normal » et de gène « anormal » ou « muté »

Le plus souvent, la notion de caractéristique « normale » ou « anormale » pour un individu, apparaît au premier abord évidente. Pourtant, il s’agit d’une notion floue. Il s’agit en effet avant tout d’une notion statistique, un écart de variation de ces caractéristiques par rapport à celles d’un individu fictif, qui ne correspond à aucun individu particulier, mais à une moyenne d’individus appartenant à la même espèce. Et cette notion statistique semble préjuger a priori d’un bénéfice, d’un « avantage adaptatif » : il est « normal », et donc « bénéfique » pour un oiseau d’avoir des ailes et de pouvoir voler ; il est « normal », et donc bénéfique, pour un mammifère de ne pas avoir d’ailes, et donc de ne pas pouvoir voler… Mais il peut être aussi « normal » et « bénéfique » pour un mammifère d’avoir des ailes et de pouvoir voler, comme c’est le cas de la chauve-souris, et pour un oiseau d’avoir des ailes et de ne pouvoir voler, comme c’est le cas de l’autruche… Dans ce contexte, la notion de gène « normal » ou « anormal », bien que répandue, est elle aussi profondément ambiguë.
Lorsque nous essayons de partir à la recherche des origines du génome humain « normal », ce voyage nous fait remonter à travers 4 à 6 millions d’années, jusqu’à nos derniers ancêtres primates non humains que nous partageons avec les chimpanzés. Et des études génétiques récentes suggèrent qu’une période d’interfécondité plus tardive entre nos premiers ancêtres humains et les premiers ancêtres des chimpanzés a peut-être eu lieu, modifiant les premiers génomes humains en train de se différencier (Patterson et coll., 2006renvoi vers). La paléontologie nous apprend aussi que nous ne sommes que l’une des espèces humaines auxquelles ces lointains ancêtres ont donné naissance, la seule à ne pas avoir disparu. L’essence même de la « nature humaine », de la « norme humaine », se perd dans notre généalogie : les premiers êtres humains « normaux » étaient, de manière apparemment paradoxale, des primates non humains « anormaux ».
Les gènes subissent, dans les cellules germinales qui donnent naissance aux ovules et aux spermatozoïdes, des modifications diverses (mutations, insertions, délétions, duplications…) qui peuvent se transmettre ensuite de génération en génération, et dont la reproduction sexuée brasse en permanence les mélanges et la diversité. Et ces variations génétiques qui s’accumulent et se propagent au cours du temps font qu’il existe, à un moment donné, pour chaque gène, plusieurs formes différentes (des allèles) dont la répartition dans l’espèce humaine a différé, et diffère aujourd’hui, en fonction de l’histoire et du lieu (de l’espace et du temps).
Considérons, à titre d’exemple, la couleur de la peau, une caractéristique dont les bases génétiques commencent à peine à être explorées (Lamason et coll., 2005renvoi vers). Nous ne connaissons pas la (ou les) couleurs(s) de peau originelle(s) « normales » des premiers êtres humains. Aujourd’hui, une teinte de peau, rare à un endroit, peut être fréquente en un autre endroit, ou avoir été fréquente ailleurs à une autre époque. La couleur de la peau est non seulement une source de diversité, mais peut être aussi source de pathologie en fonction de l’environnement : une peau pâle aux tropiques favorise le développement de cancers de la peau ; une peau foncée dans l’hémisphère nord favorise le développement du rachitisme, et nécessite chez l’enfant une prévention alimentaire par la vitamine D. Mais la couleur de la peau peut aussi être source de pathologies en raison de boucles de causalité beaucoup plus complexes : non pas seulement en fonction de l’environnement climatique, mais aussi de l’environnement humain. Le comportement des autres, par la discrimination, par les conditions de vie qu’il peut entraîner, ou par la restriction de l’accès aux soins, peut être source de maladies, dont la transmission généalogique peut donner l’illusion d’une cause héréditaire, d’une cause génétique (Duster, 2005renvoi vers).

Variabilité génétique et santé

La notion de « normalité » est souvent associée à la notion de santé. Pourtant, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la santé non pas en référence à une « norme » quelconque, mais à « un état de bien-être physique, mental et social » : est en bonne santé non pas la personne « normale », mais la personne qui se sent bien. La question des relations entre gènes et santé ne devrait donc pas se poser a priori en termes d’allèle « normal » ou « anormal », fréquent ou rare, mais en termes d’allèles favorisant ou non la probabilité de survenue d’une souffrance, en prenant en compte la complexité des liens de causalité qui peuvent entrer en ligne de compte dans ce domaine, et en particulier de ceux qui sont liés à l’environnement. Et notre vision des allèles qui favoriseraient la probabilité de survenue d’une souffrance – la probabilité d’apparition de maladies – est en général assez sommaire. Nous voulons savoir quels sont les allèles qui seraient désirables pour être en bonne santé et quels sont les allèles qui seraient indésirables en termes de santé. Cette question, posée en ces termes, n’a probablement pas de sens en ce qui concerne l’immense majorité de nos allèles, et l’immense majorité des maladies. Mais pour un grand nombre de maladies, la plupart de fréquence rare, elle a des implications médicales essentielles.

Maladies héréditaires monogéniques à transmission mendélienne et à pénétrance forte : un allèle/une maladie

La notion d’un déterminisme génétique fort est notamment liée à la découverte de maladies héréditaires qui sont dues à la transmission d’une forme particulière d’un seul allèle (en simple ou en double exemplaire, selon les cas) et pour lesquelles, en cas de présence de cet allèle (ou des deux allèles) dans le génome, la probabilité de survenue de la maladie (ce qu’on appelle la pénétrance) est forte. Ces maladies monogéniques sont très nombreuses, mais le plus souvent de fréquence rare, très invalidantes et souvent mortelles en l’absence de traitement ou de prévention efficace : la maladie de Huntington, les myopathies, la sclérose latérale amyotrophique, la phénylcétonurie, l’hémophilie, la mucoviscidose, l’hémochromatose... (Kasper et coll., 2004renvoi vers).
Dans ces maladies monogéniques, l’allèle (ou les deux allèles) en cause est (ou sont) hérité(s) selon les lois de la génétique décrites il y a plus d’un siècle par Mendel. De quoi s’agit-il ? Nous possédons environ 20 000 à 30 000 gènes, chacun en double exemplaire, dans la plupart des cas, deux allèles différents pour un même gène, répartis sur nos 22 paires de chromosomes non sexuels ; et en double ou en simple exemplaire sur nos deux chromosomes sexuels, selon qu’ils sont symétriques (XX, chez la femme) ou asymétriques (XY, chez l’homme). Les maladies monogéniques à transmission mendélienne sont dites dominantes lorsqu’il suffit de la présence d’un seul allèle particulier pour que la maladie se développe : la probabilité, lorsque l’un des deux parents possède l’allèle, qu’il transmette cet allèle à l’un de ses enfants est alors de 50 %. Les maladies monogéniques à transmission mendélienne sont dites récessives lorsqu’il faut que deux allèles particuliers d’un même gène soient présents pour que la maladie se développe : en présence d’un seul de ces allèles, il n’y a le plus souvent pas de maladie (et en tout cas pas de forme grave de maladie), l’autre allèle, « ordinaire », étant alors suffisant pour empêcher la survenue de la maladie. En cas de maladie récessive, la probabilité, lorsque chacun des deux parents possède un allèle, d’avoir un enfant qui possède les deux allèles et risque de développer la maladie est alors de 25 %. Lorsqu’un allèle récessif est présent sur le chromosome sexuel X, la maladie survient le plus fréquemment chez l’homme, puisqu’un homme ne possède pas de deuxième chromosome X qui puisse contenir l’allèle correspondant « ordinaire ». Une femme, qui possède deux chromosomes X (un seul X étant utilisable dans chaque cellule, mais pas le même selon les cellules), ne risque, lorsqu’une maladie est récessive, de développer cette maladie que si elle possède les deux allèles liés à la maladie.
Enfin, certaines maladies héréditaires monogéniques sont dues à des variations dans les gènes des mitochondries : elles sont alors transmises par la mère, avec des probabilités qui ne correspondent pas aux lois de Mendel (qui étudiait la transmission de caractéristiques liées aux gènes chromosomiques).
Les maladies héréditaires dominantes, mortelles ou très invalidantes en l’absence de traitement médical efficace, et dont la probabilité de survenue est très importante (pénétrance forte) se manifestent en règle générale après l’âge de la reproduction : en effet, si une maladie entraînait la mort ou une invalidité importante avant la puberté, l’allèle responsable n’aurait pu être transmis de génération en génération. Un exemple en est la maladie de Huntington, maladie neurodégénérative mortelle, dont l’âge de début est variable, mais en général après 40 ans (Kasper et coll., 2004renvoi vers).
En revanche, certaines maladies héréditaires récessives peuvent être mortelles ou très invalidantes dès la petite enfance, sans que cela ait empêché la transmission de ces allèles à travers le temps, dans la mesure où la transmission d’un seul exemplaire de l’allèle ne s’accompagne soit d’aucune maladie, soit d’une forme très modérée de maladie compatible avec la survie et la reproduction en l’absence de tout traitement. La mucoviscidose est un exemple de ce type de maladie héréditaire monogénique mendélienne récessive : la fréquence théorique, dans la population générale, des personnes héritant d’un seul des plus de mille allèles différents (dont la présence en double exemplaire favorise le développement de la mucoviscidose), et qui ne développent aucune maladie, est en France de l’ordre de 1/30. Ainsi, dans la population générale, la fréquence théorique des enfants qui risquent de développer la maladie, et qui sont nés de deux parents possédant chacun un de ces allèles est de 1/30x1/30x1/4, c’est-à-dire 1/3 600 (la mise en place depuis quelques années d’un dépistage néonatal de la maladie dans notre pays a révélé que la fréquence réelle était un peu plus faible).
L’identification et l’étude depuis plus de 25 ans des milliers d’allèles impliqués dans les maladies monogéniques à pénétrance forte ont révolutionné la compréhension des mécanismes en cause dans ces maladies, et ont permis de développer des tests de diagnostic ou de dépistage, de mettre au point dans certains cas des traitements préventifs ou curatifs, et de mieux comprendre le fonctionnement du corps et, par là, d’autres maladies différentes (Kasper et coll., 2004renvoi vers; Munnich, 2005renvoi vers). Dans le même temps, le fait que dans de nombreux cas de maladies à transmission mendélienne et à pénétrance forte, la présence d’un ou de deux allèles particuliers s’accompagne fréquemment – ou très fréquemment – du développement de la maladie a contribué fortement à la notion de déterminisme génétique absolu.
Mais que nous apprennent réellement ces maladies héréditaires mendéliennes en ce qui concerne, d’une manière générale, le déterminisme génétique des maladies ?

Lire l’avenir dans les gènes ? Une métaphore sur les risques de surinterprétation

Dans les maladies héréditaires mendéliennes à pénétrance forte, la seule présence d’un allèle particulier (maladies dominantes) ou de deux allèles particuliers (maladies récessives) d’un même gène, sur les 20 000 à 30 000 allèles que nous possédons en double exemplaire (soit 40 000 à 60 000 allèles, disons 50 000 approximativement) suffit à prédire avec une forte probabilité la survenue d’une maladie. En d’autres termes, si la séquence particulière de seulement 2 pour 100 000 (un allèle sur 50 000, pour une maladie dominante) à 4 pour 100 000 (deux allèles sur 50 000, pour une maladie récessive) de l’ensemble de nos gènes suffit à prédire avec une forte probabilité la survenue d’une maladie, cela signifie-t-il que le pouvoir prédictif de nos gènes est énorme ?
Le problème est que prédire la survenue probable d’une maladie invalidante ou mortelle à partir de la séquence particulière des allèles d’un gène donné n’implique pas nécessairement que l’on puisse lire l’avenir dans les gènes.
Dans la mesure où la croyance en un déterminisme génétique absolu tire une partie de la fascination qu’elle exerce d’une forme de vision qui tend à déshumaniser, mécaniser, et réifier la personne humaine, il peut être utile, pour explorer les risques de surinterprétation d’une telle approche, de recourir un instant à une métaphore mécanique. Il ne s’agit pas bien évidemment de comparer un être humain à une machine, mais au contraire d’essayer d’appréhender comment une démarche qui vise à prédire l’avenir du vivant et de l’humain en l’assimilant pour partie à une machine (à une mécanique génétique) peut, dans le contexte même où elle se place, conduire à des illusions quant à ses capacités de prédiction.
Considérons donc un exemple – schématique, caricatural et métaphorique – de prédiction concernant une machine. Lorsque la navette spatiale Columbia explosa après son décollage en 1986, entraînant la mort de tout l’équipage, et d’une institutrice qu’elle emportait à son bord, une commission d’enquête du Congrès des États-Unis essaya de comprendre comment une telle catastrophe avait pu se produire. Le physicien Richard Feynman, connu à la fois pour l’importance de ses travaux, qui avaient été récompensés par un prix Nobel, et pour sa grande originalité, faisait partie de cette commission d’enquête : il provoqua une très grande surprise en démontrant que la cause de l’explosion était liée à un défaut de déformabilité de certains joints de la navette en réponse à de brusques changements de température. Il le démontra en trempant, devant les caméras de télévision, l’un de ces joints dans un verre d’eau froide. Ainsi, un joint qui avait un défaut de déformabilité permettait de prédire avec une très forte probabilité (une certitude ?) que la navette spatiale, faite de dizaines de milliers de composants différents, exploserait en réponse aux changements importants de température qui suivraient de peu son décollage.
Cela signifiait-il que l’étude des joints, ou des autres composants, d’une navette spatiale permet, d’une manière générale, de prédire la durée, la direction, la destination du voyage… d’une navette spatiale ? Non, bien sûr. Mais l’étude d’un composant particulier, si elle permet de révéler l’existence d’une contrainte importante, permettra de faire une prédiction très sûre, car il s’agit d’une contrainte qui va mettre en péril l’intégrité de l’ensemble. L’étude des composants d’une navette spatiale ne permet pas en soi de prédire son avenir, sauf dans les cas où un composant particulier a une très forte probabilité de provoquer une catastrophe.
En d’autres termes, et en quittant l’univers mécanique pour revenir au vivant et à l’humain, une notion simple, mais pourtant rarement perçue, est la suivante : le fait que des séquences particulières, dites « anormales » d’un certain nombre d’allèles permettent de prédire, dans de nombreux cas, la survenue très probable d’une maladie très invalidante ou mortelle ne signifie pas que la séquence de n’importe quel allèle, d’une manière générale, permette de prédire l’avenir en termes de santé et de maladie. La séquence de certains gènes particuliers peut avoir un pouvoir prédictif plus ou moins important, en termes probabilistes, quant au développement d’une maladie. Mais, en dehors de ces cas particuliers, l’analyse de la séquence des gènes, ne permet pas – en tout cas ne permet pas aujourd’hui, dans l’état actuel des connaissances – de prédire l’avenir d’une personne.

Anomalies génétiques « silencieuses » ou « parlantes » et environnement extérieur

Même dans les cas où une séquence particulière, dite « anormale », d’un allèle, héritable selon les lois mendéliennes, est associée avec une très forte probabilité à la survenue d’une conséquence particulière en matière de santé, il faut garder à l’esprit deux notions importantes.
Premièrement, lorsque la maladie ne se déclare pas chez toute personne possédant l’allèle (ou les deux allèles) en cause, lorsque la pénétrance est forte mais pas totale, ce qui est le plus souvent le cas, le test génétique ne prédit pas l’avenir de la personne : il ne prédit qu’une probabilité, plus ou moins importante, de survenue de la maladie. Quels sont les facteurs qui modulent la pénétrance ? Il peut s’agir de la nature même de l’allèle, ou d’effets de l’environnement : effets de l’environnement interne, génétique, lié à la présence d’autres allèles, correspondant à d’autres gènes ; ou effets de l’environnement extérieur.
La deuxième notion importante est que, dans certains cas, cette probabilité de survenue peut entièrement dépendre de la nature de l’environnement extérieur avec lequel l’enfant, ou la personne, sera en contact : dans un environnement donné, la probabilité sera très forte ; dans un autre environnement, elle peut devenir nulle.

Exemple de la phénylcétonurie

Dans de très nombreuses maladies héréditaires monogéniques à transmission mendélienne et à pénétrance forte (maladie d’Huntington, sclérose latérale amyotrophique, myopathies…), en l’état actuel des connaissances, la présence d’un ou de deux allèle(s) particulier(s) d’un même gène sera corrélée à une forte probabilité de développement de la maladie quel que soit l’environnement dans lequel vivra la personne après sa naissance. Mais dans certaines de ces maladies monogénétiques mendéliennes à pénétrance forte, la présence de l’allèle en cause ne permet pas de prédire obligatoirement l’avenir quel que soit l’environnement. Un exemple est celui d’une maladie récessive, la phénylcétonurie. La présence de deux allèles particuliers d’un même gène provoque l’incapacité d’une enzyme de transformer correctement l’un des acides aminés présent dans la nourriture, la phénylalanine, en tyrosine, entraînant l’accumulation de composés toxiques pour le cerveau, et un retard mental important dès l’enfance (Kasper et coll., 2004renvoi vers; Munnich, 2005renvoi vers). Un dépistage systématique à la naissance (non pas par un test génétique, mais par un test qui met en évidence le fonctionnement de l’enzyme correspondante) a permis depuis 30 ans de sauver tous les enfants ayant hérité de ces allèles par la mise en place dès la naissance d’un simple régime alimentaire pauvre en phénylalanine et enrichi en tyrosine.
Ainsi, même quand la probabilité de survenue d’une maladie monogénique à transmission mendélienne est extrêmement forte dans un environnement habituel, « normal », un changement de cet environnement peut rendre cette probabilité nulle. Lorsqu’il n’existe pas de changement de l’environnement connu qui permette d’empêcher la maladie de se développer, le destin apparaît entièrement dicté de l’intérieur, par certains gènes (mais même dans ces cas, il peut y avoir des interrogations quant à ce caractère apparemment inéluctable, voir plus loin).

Exemple de la délétion CCR5-D32 et du sida

Il existe certaines variations alléliques rares (certaines « anomalies » génétiques) à transmission mendélienne et à pénétrance très forte dont l’effet n’est pas de favoriser le développement d’une maladie, mais au contraire de protéger contre une maladie. Un des exemples les plus spectaculaires est une variation consistant en une délétion partielle – la délétion CCR5-Δ32 – de 32 paires de bases du promoteur (une région régulatrice) du gène CCR5 permettant aux cellules de fabriquer le récepteur CCR5. La protéine CCR5 est un récepteur pour des chimiokines, des molécules secrétées par d’autres cellules qui permettent aux cellules exprimant ce récepteur de se déplacer, en direction de la source de sécrétion de ces chimiokines, c’est-à-dire, en général, vers le lieu d’une inflammation. La délétion CCR5-Δ32 a pour conséquence une incapacité des cellules d’exprimer le récepteur à leur surface (Murphy, 2001renvoi vers; Kasper et coll., 2004renvoi vers). Environ 1 % des personnes originaires de l’hémisphère nord héritent de deux exemplaires de cet allèle « anormal » ou « défectueux ». Ces personnes ne présentent aucun trouble de santé détectable, mais ont un avantage important : elles sont protégées, dans la quasi-totalité des cas, contre l’infection par les VIH (Murphy, 2001renvoi vers; Kasper et coll., 2004renvoi vers). En effet, les VIH, les virus du sida, utilisent le récepteur CCR5 pour pénétrer dans les cellules et les infecter. En d’autres termes, l’absence d’une telle « anomalie » génétique (caractérisée par la présence de deux allèles « anormaux » d’un même gène) a comme conséquence, pour 99 % des personnes de l’hémisphère nord, et la quasi-totalité des personnes des autres régions du globe (où l’« anomalie » est pratiquement absente), d’exposer à l’infection par les virus du sida.
Environ 10 % des personnes originaires de l’hémisphère nord possèdent un seul exemplaire de cet allèle « anormal », l’autre étant une forme fréquente, « ordinaire ». Ces personnes ne sont pas, ou peu, protégées contre l’infection par les VIH, l’allèle « ordinaire » permettant la fabrication d’une quantité suffisante de récepteurs CCR5 pour que les VIH puissent les infecter. Mais la progression de l’infection vers la maladie est ralentie (Murphy, 2001renvoi vers; Kasper et coll., 2004renvoi vers). En d’autres termes, l’absence d’une telle « anomalie » génétique a comme conséquence, chez 90 % des personnes de l’hémisphère nord, et la quasi-totalité des personnes des autres régions du globe, d’exposer les personnes infectées par un VIH à un développement plus rapide du sida.
Cette « anomalie » monogénique « protectrice » se transmet de manière mendélienne, de manière récessive, avec une pénétrance forte. C’est une image en miroir des maladies monogéniques récessives à transmission mendélienne et à pénétrance forte que nous avons évoquées plus haut. Mais là encore, ne nous y trompons pas : cette forme de déterminisme génétique, étroitement liée à la nature de l’environnement extérieur, reste de l’ordre d’une contrainte particulière, permettant la prédiction, non pas d’une catastrophe comme dans les maladies monogéniques mendéliennes à pénétrance forte, mais au contraire d’une résistance à une catastrophe particulière.
Être « anormal » ne signifie pas obligatoirement être exposé à une maladie ; être « anormal » peut aussi signifier être plus résistant que la plupart des autres personnes à une maladie.

Variation des séquences génétiques, des environnements extérieurs, et diversité des conséquences

Les corrélations entre la présence de certaines « anomalies » génétiques à transmission mendélienne et la probabilité, dans un environnement particulier, de développer une maladie ou au contraire d’en être protégé ne sont pas toujours aussi unidirectionnelles que le suggèrent les exemples qui viennent d’être évoqués.

Exemple de la drépanocytose et du paludisme

En 1949, Haldane propose que la fréquence importante, dans une population donnée, d’un allèle particulier augmentant la probabilité de développement d’une maladie, pourrait être liée à un autre effet, protecteur, de ce même allèle dans certains environnements.
Il existe des allèles particuliers qui favorisent le développement de maladies récessives graves quand ils sont présents en double exemplaire, et qui, lorsqu’ils sont présents en simple exemplaire, favorisent le développement d’une forme modérée de la même maladie, mais aussi la protection contre d’autres maladies, mortelles, liées à l’environnement. Un exemple est la drépanocytose (Kasper et coll., 2004renvoi vers). L’allèle « anormal » en cause conduit à la fabrication par les cellules d’une forme « anormale » d’hémoglobine dont la structure provoque des déformations des globules rouges, provoquant une obstruction des vaisseaux sanguins. Lorsque cet allèle est présent en double exemplaire, les troubles d’obstruction des vaisseaux, et les troubles de coagulation sanguine qui s’ensuivent peuvent être considérables. Lorsque cet allèle est présent en simple exemplaire, les troubles sont modérés. Les personnes possédant un seul exemplaire de l’allèle « anormal » sont très nombreuses dans les populations des régions d’Afrique de l’Ouest où sévit le paludisme : elles sont en général protégées contre les formes graves, mortelles, de paludisme, qui tuent chaque année plus d’un million d’enfants. Favorisant, malgré les problèmes de santé qu’il peut provoquer, la survie des personnes qui en héritent, la fréquence de cet allèle dans ces populations est très probablement liée à cet effet protecteur (Kasper et coll., 2004renvoi vers).
Dans un environnement où il n’y a pas de paludisme, comme aux États-Unis, la présence fréquente d’un allèle « anormal » chez les descendants afro-américains des habitants de ces régions d’Afrique de l’Ouest qui avaient été déportés aux États-Unis par la traite des esclaves, conduit à des troubles de santé : l’« anomalie » génétique est « pathologique ». Pour les populations qui continuent à habiter ces régions d’Afrique infestées par le paludisme, cette « anomalie » protège contre une maladie mortelle fréquente. La présence de cet allèle est donc soit purement pathologique, soit bénéfique pour la survie, en fonction de l’environnement extérieur. L’allèle, en tant que tel, n’est ni « bon » ni « mauvais ». Cela dépend de l’environnement, et des moyens modernes que l’on a de se protéger contre le paludisme.
Il est possible que certaines « anomalies » génétiques dont nous ne voyons aujourd’hui, dans l’environnement actuel, que des conséquences néfastes en termes de maladies héréditaires monogéniques à transmission mendélienne, aient pu conférer par le passé des avantages en termes de survie ou même de santé. Un exemple pourrait être les allèles dont la présence favorise le développement de l’hémochromatose, une maladie caractérisée par une accumulation excessive dans l’organisme du fer présent dans l’alimentation. Il est en effet probable que dans un environnement où l’alimentation était pauvre en fer, cette capacité d’accumulation importante ait pu constituer un bénéfice en termes de survie et de santé (Brosius et Kreitman, 2000renvoi vers).

Protection ou susceptibilité à une maladie infectieuse :retour à la délétion CCR5-Δ32

La rareté, dans une population, d’un allèle particulier augmentant la probabilité d’une protection contre une maladie mortelle dans un environnement donné pourrait-elle être liée à la probabilité de développer une autre maladie mortelle dans le même environnement ? La délétion CCR5-Δ32, qui protège contre le sida, et qui semble n’entraîner aucun problème de santé dans l’hémisphère nord, où elle est relativement fréquente, exposerait-elle à d’autres maladies dans d’autres environnements, comme ceux des régions de l’hémisphère sud, où cette délétion est quasiment absente ? Des travaux qui viennent d’être publiés le suggèrent : les personnes qui possèdent deux exemplaires de l’allèle CCR5-Δ32, et sont donc protégées contre l’infection par les VIH, pourraient être plus exposées au développement d’une encéphalite mortelle en cas d’infection par un flavivirus transmis par des moustiques, le West Nile virus (Glass et coll., 2006renvoi vers). Cette « anomalie » monogénique qui se transmet de manière mendélienne, de manière récessive, avec une pénétrance forte, ne semble pas, contrairement, par exemple à la drépanocytose, provoquer un problème de santé par elle-même. Mais en fonction de l’environnement microbien, elle expose à une probabilité de protection contre une catastrophe, ou pourrait, au contraire, exposer à une probabilité de catastrophe. Encore une fois, l’allèle, en tant que tel, n’est ni « bon » ni « mauvais ». Cela dépend de la nature particulière de l’environnement.
Ces notions ont des implications thérapeutiques potentiellement importantes. En effet, certaines des stratégies thérapeutiques actuellement explorées pour prévenir l’infection par les VIH, ou pour freiner le développement du sida, sont fondées sur l’utilisation de médicaments visant à mimer les conséquences de la délétion CCR5-Δ32, en bloquant le récepteur CCR5 (Crabb, 2006renvoi vers). S’il se confirmait que de telles interventions favorisent le risque de développement de maladies mortelles en cas d’infection par des flavivirus, la question de l’environnement dans lequel vit la personne deviendrait un élément essentiel dans la balance bénéfice/risque de tels traitements à visée préventive ou curative (Glass et coll., 2006renvoi vers; Crabb, 2006renvoi vers). Ainsi, il peut s’avérer illusoire de décider a priori si un médicament, de même qu’un allèle, est « bon » ou « mauvais » si l’on ne prend pas en compte l’environnement, ou si l’on ne connaît pas ses effets.

Exemple du polymorphisme HLA

Il existe un exemple où c’est la fréquence même dans une population humaine d’un allèle, indépendamment de sa séquence particulière, qui pourrait constituer un avantage ou un inconvénient, en termes de santé, pour la personne qui en hérite. Cet exemple concerne les allèles que les cellules utilisent pour fabriquer les molécules HLA, qui constituent le complexe majeur d’histocompatibilité. Dans cet exemple, c’est la rareté, le caractère « anormal », de l’allèle qui conférerait un bénéfice, et son caractère répandu, son caractère « normal », qui présenterait un inconvénient. Les molécules HLA jouent un rôle important dans les modalités de réponse du système immunitaire aux microbes, et donc dans nos défenses contre les microbes. Il existe un très grand polymorphisme HLA – de très nombreux allèles différents – dans l’espèce humaine, chaque individu non apparenté ayant une combinaison d’allèles, et de molécules HLA, qui lui est propre, expliquant les rejets de greffe quasi constants, en l’absence de traitement immunosuppresseur, entre personnes non apparentées (Kasper et coll., 2004renvoi vers; Janaway, 2004renvoi vers).
Ce très grand polymorphisme a pour conséquence que dans une population donnée, exposée aux mêmes microbes, plus les personnes répondent différemment (en utilisant des molécules HLA différentes) à un même microbe, plus la probabilité est grande qu’une proportion de personnes posséderont, par hasard, les mécanismes de défense qui leur permettront de survivre à des infections particulièrement graves. Mais les microbes évoluent et se transforment en permanence, de génération en génération, sur des échelles de temps très courtes. Des études suggèrent que des personnes possédant, à un moment donné, des formes rares de HLA sont souvent mieux protégées, non pas parce que ces formes rares permettent une défense plus efficace, mais tout simplement parce que la plupart des microbes qui se reproduisent dans la majorité de la population n’y sont pas adaptés (Hunter, 2005renvoi vers). Si ces personnes possédant des allèles HLA rares, mais pas particulièrement efficaces, ont un avantage important en termes de survie, la fréquence de ces allèles dans la population va progressivement augmenter. Passé un certain seuil de fréquence dans la population, ces allèles vont soudain perdre leur valeur protectrice : n’étant plus rares, et n’étant pas particulièrement efficaces, les microbes s’y sont adaptés. D’autres allèles, devenus rares, vont à leur tour conférer une protection contre les infections…
C’est un exemple intéressant où la rareté même pourrait à elle seule avoir un effet bénéfique pour la survie et la santé. C’est aussi un exemple intéressant des risques qu’il peut y avoir à interpréter de manière trop restrictive et trop rapide la signification d’une telle corrélation entre les séquences particulières d’un gène et la survenue de maladies. En effet, si l’on analyse cette corrélation à un moment donné, dans une population donnée, entre des allèles HLA et la susceptibilité ou la résistance à des maladies infectieuses, on pourrait être tenté d’attribuer a priori une valeur intrinsèquement « pathologique » ou au contraire « protectrice » à la séquence de certains allèles, alors que le développement de la maladie ou la protection ne dépend que de sa fréquence dans cette population. Qu’une personne qui possède certains de ces allèles, « protecteurs » parce que rares, émigre dans une région où ces allèles sont fréquents, et elle perdra soudain la protection contre les maladies infectieuses qu’ils lui confèrent. Les notions de corrélation et de causalité sont faciles à confondre en génétique, comme dans les autres domaines de la biologie.

Au-delà des variations de la séquence des gènes : structure du génome, interactions épistatiques et ADN « poubelle »

La source majeure de diversité génétique – de polymorphisme génétique – dans l’espèce humaine est la survenue et la propagation, dans les cellules germinales (les cellules qui produisent les ovules et les spermatozoïdes) de mutations héritables dont les plus fréquentes sont des mutations ponctuelles, d’une seule paire de bases de l’ADN, les SNP (Single Nucleotide Polymorphisms) (The International Hapmap Consortium, 2003renvoi vers; Hinds et coll., 2005renvoi vers). D’autres sources de diversité sont des insertions de séquences additionnelles dans un gène, des délétions d’une portion de gène, ou encore des changements non pas dans la séquence d’un gène, mais dans la structure du génome (Sharp et coll., 2005renvoi vers; Conrad et coll., 2006renvoi vers; Gingeras, 2006renvoi vers) : par exemple, un polymorphisme concernant des délétions de régions contenant ou non des gènes (Conrad et coll., 2006renvoi vers) ou au contraire des duplications de régions contenant un ou plusieurs gène(s) (Sharp et coll., 2005renvoi vers), pouvant aboutir à 1, 2, 3… exemplaires du même gène.

Effet des variations du nombre de copies d’un gène

Un exemple de ce type de polymorphisme par duplication d’un segment de chromosome, et de ses conséquences en matière de santé et de maladies, a été récemment fourni par l’étude du gène CCL3L1 qui est utilisé par les cellules pour fabriquer une chimiokine MIP-1, qui se lie au récepteur CCR5 (Gonzalez et coll., 2005renvoi vers). Cette étude indique que les personnes qui possèdent plusieurs copies du gène CCL3L1 sont d’une part moins susceptibles à l’infection par le VIH, dans une même population, que les personnes possédant un faible nombre de copies ; et d’autre part, que parmi les adultes infectés par le VIH, dans une même population, les personnes qui possèdent plusieurs copies du gène CCL3L1 évoluent moins vite vers le sida (Gonzalez et coll., 2005renvoi vers). Un plus grand nombre de copies du gène permet aux cellules de fabriquer une quantité plus importante de la chimiokine MIP-1, qui entre très vraisemblablement en compétition avec les VIH pour la fixation au récepteur CCR5, dont nous avons vu qu’il était nécessaire aux VIH pour qu’ils puissent infecter les cellules.

Interactions épistatiques : effets des variations de la séquence d’un gène en fonction des variations de la séquence d’autres gènes

Parmi les nombreux polymorphismes qui exercent une influence sur les modalités de fonctionnement du système immunitaire, il y a le très grand polymorphisme des allèles codant pour les molécules HLA et un polymorphisme plus restreint des allèles codant pour un des récepteurs (KIR) qui permettent à certaines cellules tueuses du système immunitaire (les cellules « natural killer ») d’éliminer les cellules cancéreuses et les cellules infectées par des virus. Des études ont été conduites chez des personnes infectées par des VIH pour explorer la possibilité que certains allèles HLA et/ou certains allèles KIR puissent être corrélés à la rapidité de développement du sida. La présence, chez une personne infectée par un VIH, d’un allèle HLA particulier (HLA-B BW4-80I) n’a, en soi, aucune conséquence en ce qui concerne la rapidité de développement du sida, lorsque l’on compare cette personne à l’ensemble des personnes infectées par des VIH dans une population donnée. La présence d’un allèle KIR particulier (KIR-3DS1) est, en revanche, corrélée à une évolution plus rapide vers le sida. Mais chez les personnes possédant à la fois l’allèle HLA-B BW4-80I et l’allèle KIR-3DS1, la progression vers le sida est significativement ralentie (Martin et coll., 2002renvoi vers).
Ainsi, l’association d’un allèle dont la présence isolée a une valeur prédictive nulle et d’un allèle dont la présence isolée prédit une probabilité d’évolution péjorative a comme résultat de permettre de prédire une probabilité d’évolution favorable. En d’autres termes, dans ce cas, comme probablement dans beaucoup d’autres, le pouvoir prédictif que peut avoir la séquence particulière d’un allèle donné ne dépend pas seulement de la nature de l’environnement extérieur dans lequel est plongée la personne : il dépend aussi de la nature de l’environnement interne de ces allèles ; la séquence des autres gènes, et, d’une manière plus large, de l’ADN qui les entoure.

Par-delà des gènes : ADN « poubelle », micro-ARN...

Environ 95 % de notre ADN ne contient pas de gènes, au sens strict du terme, c’est-à-dire ne contient pas de séquences utilisables par les cellules pour la fabrication de protéines. Parmi ces régions de l’ADN, certaines sont situées à l’intérieur même des gènes (les introns), d’autres ont été identifiées depuis longtemps comme étant des régions régulatrices, schématiquement, des formes d’interrupteurs, qu’on appelle des promoteurs (Gingeras, 2006renvoi vers). La fixation de certaines protéines – les facteurs de transcription – sur ces promoteurs, et sur des régions régulatrices additionnelles, module l’accessibilité de certains gènes aux enzymes qui vont initier la fabrication, à partir de ces gènes, d’ARN messagers qui vont quitter le noyau de la cellule et permettre, dans le cytoplasme, la fabrication des protéines correspondant à la séquence de ces gènes. Les introns et les régions régulatrices constituent environ 30 % de l’ADN. Mais le reste de l’ADN, c’est-à-dire environ 65 % à 70 % de l’ADN a longtemps été considéré comme « inutile », et, pour cette raison, nommé ADN « poubelle ». Or, depuis environ 5 ans il s’est avéré que certaines régions de cet ADN « poubelle » sont utilisées par les cellules. Il semble qu’environ 10 % de cet ADN (probablement une partie plus importante de l’ADN que celle qui constitue les gènes) permet aux cellules de fabriquer des micro-ARN, dont des ARN anti-sens, qui ne conduiront pas à la fabrication de protéines mais peuvent entraîner la destruction, ou moduler la stabilité de certains ARN messagers, et donc empêcher ou modifier, la fabrication de protéines à partir de certains gènes (Mello et Conte, 2004renvoi vers; Claverie, 2005renvoi vers). Et il semblerait qu’il y a environ 10 fois plus de ces séquences d’ADN qui sont utilisées par les cellules à la fabrication de ces ARN régulateurs qu’il n’y a de gènes (Mattick, 2005renvoi vers).
Ainsi, connaître la séquence particulière d’un gène, ou de plusieurs gènes, ne suffit pas à prédire si – quand, ni à quel taux – il sera utilisé par telle ou telle cellule, ni a fortiori par l’organisme entier, si l’on ne connaît pas les séquences régulatrices de l’ADN « poubelle » susceptibles d’en moduler l’expression, et dont l’exploration vient à peine de commencer.

De la génétique à l’épigénétique : effets de l’environnement sur l’expression des gènes

Les maladies graves les plus fréquentes dans les pays riches de l’hémisphère nord, et qui constituent dans ces pays la cause principale de mortalité et d’invalidité sont les maladies cardiaques, les cancers, des maladies métaboliques comme le diabète, les maladies neurodégénératives… Pour certaines de ces maladies, comme les cancers du sein ou du côlon, ou la maladie d’Alzheimer (Price et Sisodia, 1998renvoi vers), chez une petite minorité de malades, la maladie est liée à des allèles particuliers, à transmission mendélienne et à pénétrance forte. Mais chez l’immense majorité des personnes atteintes, ces allèles sont absents : il ne s’agit pas, dans ces cas, de maladies héréditaires à transmission mendéliennes et à pénétrance forte. Mais les liens entre séquence des gènes et maladies ne se limitent pas aux maladies héréditaires : les cancers représentent un exemple spectaculaire des conséquences que peut avoir la survenue, chez une personne, de modifications génétiques dans certaines cellules somatiques.
Dans la plupart des cas, le développement des maladies graves les plus fréquentes dans nos pays est fortement influencé par l’environnement et le mode de vie. L’extérieur compte souvent plus que l’intérieur : l’environnement et le mode de vie plus que l’hérédité génétique, l’acquis plus que l’inné. L’environnement n’est pas simplement un filtre : il exerce des effets sur l’organisme, qui modifient la manière dont cet organisme utilise les gènes dont il a hérité.

Mémoire épigénétique

L’accessibilité d’un gène par une cellule – le fait qu’une cellule soit capable ou non de l’utiliser pour fabriquer des protéines – dépend notamment de l’existence ou non de modifications chimiques des séquences régulatrices de ce gène et de modifications chimiques des protéines des chromosomes (les histones) qui entourent l’ADN. Des réactions enzymatiques qui provoquent une méthylation des séquences régulatrices de l’ADN, et des réactions enzymatiques qui provoquent, par exemple, une déacétylation des histones empêchent la cellule d’utiliser le gène correspondant (Mager et Bartolomei, 2005renvoi vers; Qiu, 2006renvoi vers; Richards, 2006renvoi vers). Ces réactions enzymatiques dépendent de l’histoire particulière de la cellule et sont influencées par son environnement : c’est leur régulation différentielle qui fait qu’une cellule du foie ne fabrique pas les mêmes protéines qu’une cellule du cœur, alors qu’elles sont génétiquement identiques. Et c’est une forme de persistance, de mémoire, d’empreinte, de ces modalités particulières d’utilisation de ses gènes, qu’une cellule a initiée en réponse à son environnement, qui fait que, le plus souvent, une cellule de foie demeurera une cellule de foie, et donnera naissance à une cellule de foie. C’est ce phénomène de modification enzymatique de l’ADN ou de la chromatine qui explique comment les premières cellules initialement semblables qui naissent de la cellule œuf fécondée – les cellules souches embryonnaires – se transforment progressivement dans les plus de 200 familles différentes de cellules qui composent notre corps (Mager et Bartolomei, 2005renvoi vers; Qiu, 2006renvoi vers; Richards, 2006renvoi vers). C’est aussi ce phénomène qui explique ce qu’on nomme l’empreinte parentale, le fait que certains allèles ne seront pas utilisés de la même manière par les cellules selon qu’ils ont été transmis par le père ou par la mère (Mager et Bartolomei, 2005renvoi vers; Robertson, 2005renvoi vers; Qiu, 2006renvoi vers; Richards, 2006renvoi vers) ; il explique également que chez la femme, l’un des deux chromosomes X est, au hasard, inactivé dans chacune de ses cellules (Mager et Bartolomei, 2005renvoi vers; Robertson, 2005renvoi vers; Qiu, 2006renvoi vers; Richards, 2006renvoi vers). C’est ce phénomène encore qui explique comment le transfert d’un noyau (c’est-à-dire de l’ensemble des chromosomes, de l’ADN, et des gènes qu’il contient) d’une cellule de la peau dans un ovule dont on a retiré le noyau (ce qu’on appelle le « clonage ») permet le développement d’un embryon, alors que dans l’environnement de la cellule de la peau, ce même noyau ne participera qu’à la production de cellules de la peau ; un ovule n’utilise pas ses gènes de la même manière qu’une cellule de la peau. Mais ces réactions enzymatiques qui contrôlent l’accessibilité des gènes peuvent aussi être modulées par l’environnement extérieur, qui peut modifier les activités des cellules du corps (Meaney, 2001renvoi vers; Robertson, 2005renvoi vers; Qiu, 2006renvoi vers; Richards, 2006renvoi vers). Et des travaux récents indiquent que deux personnes génétiquement identiques (des jumeaux vrais) acquièrent progressivement, au cours de leur vie, des modifications épigénétiques qui entraînent des modalités différentes d’utilisation des mêmes gènes, participant ainsi à la construction de leur singularité, et pouvant être impliquées dans les discordances de risque de développement de certaines maladies qui toucheront un jumeau et pas l’autre (Otto et coll., 2005renvoi vers).
C’est l’exploration de l’ensemble des effets des environnements intérieurs et extérieurs sur les modalités d’utilisation des gènes par les cellules, et l’héritabilité de ces changements, en l’absence de tout changement dans la séquence de l’ADN, à travers les générations de cellules, à l’intérieur d’un individu, et dans certains cas, à travers les générations d’individus, qui constitue le domaine d’étude de l’épigénétique (Meaney, 2001renvoi vers; Qiu, 2006renvoi vers). Les cellules sont particulièrement sensibles à ces modifications de l’environnement pendant la période de développement de l’embryon, et la période qui suit la naissance. Mais ces effets liés à l’environnement peuvent se produire durant toute l’existence. L’environnement extérieur influe sur l’environnement intérieur du corps, qui peut influer à son tour sur l’accessibilité ou non de certains gènes. Savoir qu’un allèle est présent, et connaître sa séquence, ne permet pas de préjuger de son utilisation ou non par les cellules, et donc des conséquences de sa présence.
Ces modifications épigénétiques, dont les mécanismes sont très divers, sont en cause dans le développement de nombreuses maladies (Dennis, 2003renvoi vers; Egger et coll., 2004renvoi vers; Robertson, 2005renvoi vers; Qiu, 2006renvoi vers; Richards, 2006renvoi vers) dont, par exemple les cancers, où modifications épigénétiques et modifications génétiques dans les cellules somatiques jouent toutes deux un rôle important (Klein, 2005renvoi vers; Feinberg et coll., 2006renvoi vers).
Mais dans le contexte des effets épigénétiques de l’environnement extérieur, les résultats les plus surprenants ne concernent peut-être pas tant le développement de maladies, que l’émergence de certaines caractéristiques physiologiques fondamentales des organismes, comme les modalités de développement embryonnaire, la longévité maximale et le vieillissement, et ce que l’on peut appeler des traits de comportement, comme le degré mesurable d’anxiété et les capacités mesurables de mémorisation. Ces travaux ont été réalisés dans des modèles animaux, et on ne sait pas, à l’heure actuelle, dans quelle mesure ni jusqu’à quel point leurs résultats ont des implications en ce qui concerne l’être humain.

Épigénétique et plasticité du développement embryonnaire

L’exemple le mieux connu, le plus extrême, et longtemps considéré comme une exception, concerne le développement embryonnaire dans des espèces très éloignées de la nôtre, comme les abeilles. Deux cellules œuf génétiquement identiques d’abeille peuvent, en fonction de leur environnement extérieur (nature des phéromones émises par les reines, ou nature de la nourriture fournie par les ouvrières), se développer selon deux modalités différentes qui donneront naissance soit à de petites ouvrières, stériles, qui vivront deux mois, soit à des reines de taille importante, fécondes, qui vivront plus de dix ans. Ces différences spectaculaires, notamment de longévité « naturelle », de l’ordre d’un facteur 60, résultent de modalités différentes de construction du corps, elles mêmes liées à une utilisation différentielle de gènes identiques au cours de cette construction.

Épigénétique, vieillissement et longévité

Depuis une dizaine d’années, une série de travaux a révélé, dans certaines espèces animales, que les frontières de la longévité « naturelle » maximale n’étaient pas aussi rigides qu’on le croyait. Dans des espèces animales très différentes, dont les derniers ancêtres communs remontent à une période d’il y a environ 700 millions d’années – le petit ver transparent Caenorhabditis elegans, la drosophile ou mouche du vinaigre, la souris – la longévité « naturelle » maximale des individus peut être augmentée d’au moins 30 %, et la survenue du vieillissement et des maladies du vieillissement retardée d’autant, par au moins deux grands types d’approches différentes (Guarente et Picard, 2005renvoi vers; Kenyon, 2005renvoi vers; Kirkwood, 2005renvoi vers; Kurosu et coll., 2005renvoi vers). La première approche consiste à produire artificiellement des mutations dans un gène donné – à produire de nouveaux allèles « anormaux » – ou à supprimer un allèle « normal », ou au contraire augmenter « anormalement » le nombre d’exemplaires d’un allèle « normal ». La deuxième approche consiste à modifier l’environnement extérieur – par exemple, une restriction de la richesse calorique de l’alimentation. La mise en œuvre simultanée de ces deux approches n’apporte, le plus souvent, aucun gain additionnel en matière de longévité, ce qui suggère qu’elles exercent leurs effets sur les mêmes processus. Ainsi, un gène différent (« anormal ») dans un environnement habituel (« normal »), ou un génome habituel (« normal ») dans un environnement différent (« anormal ») peuvent avoir un même effet : retarder le vieillissement (et les maladies qui accompagnent le vieillissement), augmentant ainsi la longévité d’un animal qui reste jeune plus longtemps. Modifier l’intérieur ou l’extérieur peut avoir les mêmes effets.

Quand la notion d’hérédité génétique peut correspondre à une illusion

Il y a plusieurs mécanismes, de nature très différente, qui peuvent conduire à une « hérédité » – à une transmission stable, ne suivant pas les lois de Mendel, à travers des générations de descendants – de certaines caractéristiques des individus, d’origine épigénétique, indépendamment de toute modification de la séquence des gènes.

Environnement interne et hérédité épigénétique

L’un de ces mécanismes est directement lié à la transmission des gènes : il s’agit de la transmission entre les générations de certaines modalités de modifications épigénétiques de l’ADN et/ou de la chromatine qui accompagne la transmission des gènes par l’intermédiaire des cellules germinales, les spermatozoïdes ou les ovules, et qui peuvent par exemple concerner des variations dans les modalités d’empreintes parentales (Robertson, 2005renvoi vers; Schubeler et Elgin, 2005renvoi vers; Richards, 2006renvoi vers). Un autre mécanisme, connu depuis longtemps comme fréquent chez les plantes, vient d’être identifié pour la première fois en 2006 chez un mammifère, la souris. Ce mécanisme partage avec l’hérédité génétique le fait que la transmission entre les générations se fait par l’intermédiaire des cellules germinales, spermatozoïdes ou ovules (Rassoulzadegan et coll., 2006renvoi vers). Sa particularité est que des molécules (des micro-ARN) que les cellules ont fabriquées chez un parent à partir d’un allèle peuvent être transmises à l’embryon par l’intermédiaire des cellules germinales, en l’absence de l’allèle. Et des mécanismes d’amplification peuvent entraîner la refabrication de ces ARN, et leur transmission à la descendance, en l’absence de l’allèle (Rassoulzadegan et coll., 2006renvoi vers) : il s’agit d’une empreinte, d’une mémoire de la présence, dans le passé, chez un ancêtre, d’un allèle qui n’a pas été transmis. Pour l’instant, l’importance et la fréquence de tels mécanismes chez les mammifères, et en particulier chez l’être humain, sont inconnus, mais ont fait récemment l’objet d’hypothèses (Krawetz, 2005renvoi vers).

Environnement externe et hérédité épigénétique des comportements

Un troisième mécanisme, étudié depuis moins d’une dizaine d’années chez les mammifères, est totalement indépendant de toute transmission par les cellules germinales (Liu et coll., 1997renvoi vers; Francis et coll., 1999renvoi vers; Meaney, 2001renvoi vers; Dennis, 2003renvoi vers; Francis et coll., 2003renvoi vers; Krawetz, 2005renvoi vers; Weaver et coll., 2005renvoi vers; Richards, 2006renvoi vers). Dans ces cas, la propagation des changements résulte non pas d’une transmission, mais d’une réinitiation par l’environnement, chez les descendants, de génération en génération, d’une modification épigénétique déjà initiée par un environnement semblable chez les ancêtres. Il peut s’agir, par exemple, d’un effet de certains aliments (Dennis, 2003renvoi vers; Richards, 2006renvoi vers) : l’empreinte, la mémoire, peut alors être liée à un lieu particulier ou à un mode de vie. Mais lorsque l’environnement qui initie ces modifications est un comportement particulier des animaux, c’est la collectivité elle-même qui peut réinitier, à chaque génération, l’empreinte, la mémoire qu’elle a reçu de ses ancêtres et qu’elle transmet à ses descendants (Liu et coll., 1997renvoi vers; Francis et coll., 1999renvoi vers et 2003renvoi vers; Weaver et coll., 2004renvoi vers et 2005renvoi vers).
On obtient en laboratoire, par croisement consanguin, de nombreuses lignées de souris et de rats constituées d’animaux génétiquement identiques, dont les descendants sont génétiquement identiques à leurs parents. Deux lignées différentes de souris ou de rats génétiquement identiques peuvent se distinguer par des différences de comportement héritables, transmises de génération en génération. Par exemple, à l’âge adulte, un niveau d’anxiété mesurable plus ou moins important – des différences dans la manière dont l’animal ressent son environnement et y répond – et des capacités de mémorisation différentes – des différences dans la manière dont l’animal imprime en lui certaines composantes de son environnement, et mobilise en lui cette empreinte – corrélées à des niveaux d’expression différents de récepteurs pour certaines hormones ou certains neuromédiateurs dans certaines régions du cerveau.
Le fait que ces caractéristiques particulières soient partagées et héritées par des animaux génétiquement identiques a renforcé l’idée d’un déterminisme génétique des comportements, et la plupart des travaux, dans ces modèles animaux, comme dans beaucoup d’autres, ont été focalisés sur la recherche des allèles dont la séquence déterminerait ces différences de comportement. Pourtant, une série de recherches initiées depuis moins de 10 ans sur certaines de ces lignées de rats puis de souris ont conduit à une profonde remise en cause de ces notions (Liu et coll., 1997renvoi vers; Francis et coll., 1999renvoi vers et 2003renvoi vers; Weaver et coll., 2004renvoi vers et 2005renvoi vers). Les travaux sur des lignées de rats ont révélé que le fait de confier un nouveau-né d’une lignée génétique pure à comportement anxieux à une mère de substitution appartenant à une lignée génétique pure à comportement calme, aboutissait à ce que le nouveau-né manifeste, à l’âge adulte, un comportement (et des niveaux d’expression, dans son cerveau, de récepteurs pour certaines hormones) identiques à ceux de sa mère d’adoption, et non pas de ses parents génétiques (Liu et coll., 1997renvoi vers). De manière plus étonnante, si l’animal nouveau-né confié à une mère de substitution est une femelle, elle donnera elle-même naissance à des descendants qui, à l’âge adulte, auront les comportements et caractéristiques cérébrales de leur grand-mère d’adoption, et non pas de leurs grands-parents génétiques (Francis et coll., 1999renvoi vers).
Ainsi, il y a dans ce cas transmission héréditaire de « caractères acquis ». L’explication schématique de ces résultats apparemment surprenants est la suivante. Dans les lignées d’animaux génétiquement identiques à comportement anxieux, la manière dont la mère interagit, pendant les quelques jours qui suivent la naissance, avec un nouveau-né, entraîne la méthylation (c’est-à-dire l’inaccessibilité) dans les cellules de certaines régions du cerveau, du promoteur d’un gène que les cellules utilisent pour fabriquer un récepteur pour les hormones glucocorticoïdes (Weaver et coll., 2004renvoi vers). La manière dont les mères des lignées génétiques à comportement calme s’occupent d’un nouveau-né entraîne une absence de méthylation du promoteur de ce gène, qui reste donc utilisable par les cellules. Indépendamment des différences de séquence génétique qui existent entre ces deux lignées, le type de comportement hérité et transmis aux descendants dépend simplement de l’environnement extérieur dans lequel le nouveau-né a été plongé dans les jours qui suivent sa naissance. Des travaux plus récents indiquent que si l’on soumet ces animaux, une fois adultes, à des traitements expérimentaux qui modifient le degré de méthylation de leurs gènes, ces traitements annulent les effets épigénétiques précoces, modifiant les comportements (Weaver et coll., 2004renvoi vers et 2005renvoi vers), et suggérant ainsi la possibilité que des modifications épigénétiques pourraient influer sur les comportements à différentes périodes de l’existence.
D’autres travaux, réalisés dans différentes lignées de souris génétiquement identiques caractérisées par différents comportements à l’âge adulte ont révélé que ce comportement à l’âge adulte pouvait être modifié par des effets épigénétiques de l’environnement avant même la naissance (Francis et coll., 2003renvoi vers). Brièvement, dans ce modèle, les souris manifesteront, à l’âge adulte, le comportement de leur lignée d’adoption, et non pas de leur lignée génétique, à condition non seulement que les nouveau-nés aient été élevés quelques jours par leurs mères de substitution, mais qu’ils aient été auparavant implantés, sous forme d’embryons, dans l’utérus de ces mères de substitution, qui jouent dans ce cas à la fois le rôle de mères porteuses, et de mères d’adoption après la naissance (Francis et coll., 2003renvoi vers).
Ainsi, l’idée répandue qu’une mère porteuse serait un simple véhicule pour l’embryon, et n’exercerait aucune influence sur son développement, et en particulier sur le développement de certains traits de comportement – que seuls comptent les gènes dont a hérité l’embryon et l’environnement qui sera le sien après la naissance – correspond, au moins chez l’animal, à une illusion. Les contraintes épigénétiques, comme les contraintes liées à la nature particulière des gènes, débutent dès la conception.
Il est important à ce stade de faire deux remarques. La première est qu’il ne s’agit pas ici de mécanismes impliqués dans le développement de maladies, mais dans des variations concernant des traits de comportements « ordinaires » : niveaux d’anxiété, capacités de mémorisation… La seconde remarque, évidente, est qu’il ne s’agit pas ici de traits de comportements humains mais de traits de comportement animaux. Et toute tentation d’extrapoler d’emblée de tels résultats chez l’être humain a toujours une dimension réductrice, qu’il ne faut jamais oublier de prendre en compte.
Mais il est intéressant de garder à l’esprit que de telles études suggèrent, d’une manière très générale, que de nombreuses approches actuellement menées avec la quasi-certitude a priori qu’elles permettront d’identifier des variants génétiques, des allèles, qui détermineraient des variations dans les comportements « ordinaires » pourraient se révéler illusoires. Il y a dans ces approches deux risques : le premier est de renforcer l’idée que toute caractéristique humaine est inscrite et lisible, dès la conception, dans la séquence des gènes ; la deuxième est de médicaliser progressivement toutes les composantes de la singularité de la personnalité humaine (Grandin, 2004renvoi vers; Sacks, 2004renvoi vers).

Épigénétique et modèles animaux de maladies monogéniques mortelles à transmission mendélienne et à pénétrance forte

Dans le cas de certaines maladies monogénétiques à transmission mendélienne et à pénétrance quasi-absolue, comme la maladie de Huntington, il semble que le destin est inscrit dans les gènes (dans un allèle) et que ni le mode de vie ni l’environnement extérieur ne peuvent rien changer au développement de la maladie. Cependant, des recherches récentes, réalisées chez la souris, suggèrent que cette notion pourrait être trompeuse. On peut induire chez la souris une maladie qui a toutes les caractéristiques de la maladie de Huntington, conduisant à la mort, en insérant dans son génome les allèles qui causent la maladie chez l’homme. Lorsqu’on maintient ces souris dans des conditions « normales » d’animalerie, la maladie et la mort se déclenchent de manière reproductible à la même période chez toutes les souris génétiquement identiques. Lorsqu’on « enrichit » les cages, en mettant des objets qui permettent une exploration, une activité physique et une stimulation mentale, le déclenchement de la maladie, et la mort, sont significativement retardés (Van Dellen et coll., 2000renvoi vers). Le même type d’expérience a été réalisé en 2005 avec des souris transgéniques qui accumulent dans leur cerveau les dépôts bêta-amyloïdes caractéristiques de la maladie d’Alzheimer humaine (Lazarov et coll., 2005renvoi vers). On est moins sûr dans ce cas (contrairement au cas de la maladie de Huntington), que ces modifications correspondent réellement à celles qui conduisent à la maladie d’Alzheimer chez l’homme. Toujours est-il que lorsqu’on change, en les « enrichissant » les conditions d’environnement, et donc le mode de vie de ces souris, il y a une réduction significative de la formation de dépôts bêta-amyloïdes dans le cerveau de ces souris (Lazarov et coll., 2005renvoi vers).
On ne sait pas si ces résultats sont transposables aux êtres humains. Mais il n’est pas impossible que le fatalisme avec lequel nous traitons les personnes qui développent certaines maladies ne constitue pas dans certains cas une prophétie autoréalisatrice : croyant que rien dans l’environnement ne peut changer leur destin, nous ne nous préoccupons peut-être pas assez de leur environnement, le premier environnement, pour l’être humain, étant la présence des autres, et les modalités de relation avec les autres.
Ainsi, si la nature particulière des gènes et de l’ADN d’un organisme influe sur la manière dont cet organisme se comporte dans son environnement et le modifie, cet environnement influe aussi sur la manière dont l’organisme utilise ses gènes. Inné et acquis, et dans les sociétés humaines, nature et culture, interagissent dans des relations de causalité complexes, rétroactives, qu’on appelle aujourd’hui en biologie des « relations de causalité en spirale ». Les expériences, en particulier dans les modèles animaux, qui visent à comprendre le rôle d’une variable en essayant de maintenir toutes les autres variables constantes, permettent de mettre en évidence, dans les conditions où l’environnement est maintenu constant, les conséquences de la diversité génétique. Mais, les expériences qui consistent à faire varier l’environnement révèlent, à génome identique, les conséquences de ces changements d’environnement. La démarche réductionniste est essentielle pour essayer de comprendre certaines relations de causalité. Elle peut en revanche se révéler illusoire et trompeuse si elle conduit à considérer que les relations de causalité révélées dans certaines conditions particulières résument à elles seules l’ensemble des relations de causalité qui peuvent être mises en jeu chez des individus complexes et singuliers, plongés dans un environnement changeant.

Corrélation et causalité

La robustesse statistique d’une association entre deux caractéristiques ne permet pas à elle seule de préjuger que l’une des caractéristiques est cause ou conséquence de l’autre. L’association peut être d’une autre nature : les deux caractéristiques peuvent être, par exemple, toutes deux conséquences d’une autre cause…
Un exemple parmi d’autres : aux États-Unis, la proportion de personnes d’origine afro-américaine qui sont en prison est beaucoup plus importante que la proportion de personnes d’origine européenne (Duster, 2005renvoi vers). Cela signifierait-il que des allèles particulièrement fréquents dans cette population seraient des « gènes de la délinquance » favorisant un comportement « anti-social » et violent ? Nous sommes conscients aujourd’hui que des facteurs socio-culturels ou économiques de discrimination hérités à travers les générations, liés à une discrimination fondée sur la couleur de peau, ou sur d’autres facteurs, peuvent être responsables de cette situation. Mais si, faisant abstraction de tout facteur culturel, de tout facteur lié à l’environnement, des études étaient faites sur l’ADN des prisonniers d’un pays ou d’une région, avec pour seul critère la recherche d’allèles qui différeraient, en fréquence, des allèles présents dans la population générale, des allèles pourraient être identifiés, dont la présence serait plus fréquente chez les personnes appartenant à des minorités socialement discriminées et défavorisées (Duster, 2005renvoi vers). Par exemple, dans les prisons des États-Unis, les allèles qui codent pour la forme d’hémoglobine impliquée dans la drépanocytose… L’absence de relation de causalité nous apparaîtrait dans ce cas évidente. Mais si les allèles identifiés avaient un lien avec une protéine participant à un mécanisme neurobiologique ? Dans un tel cas, corrélation et causalité pourraient être plus facilement confondues. Or la question serait toujours la même : quelle est la relation entre cette fréquence plus élevée de certains allèles chez les personnes emprisonnées et la raison pour laquelle ces personnes sont en prison ?
L’existence d’une corrélation entre deux variables est intéressante à prendre en compte. Mais ce qu’elle signifie est souvent beaucoup plus complexe que ce qu’une vision simpliste peut suggérer. Le problème, pour qui croit a priori que tout est déterminé dans les gènes, c’est que lorsqu’apparaît une corrélation robuste entre gènes et comportement, il peut être tentant de considérer que la découverte de cette corrélation, au lieu d’être source d’un nouveau questionnement, tient lieu de réponse. Les recherches en génétique et en épigénétique sont riches de promesses en matière d’exploration et de compréhension du monde vivant et de certaines caractéristiques humaines, à condition de faire preuve de vigilance, de veiller à ce qu’une vision réductrice et « réificatrice » du déterminisme génétique ne conduise pas à des explications simplificatrices et erronées (Duster, 2005renvoi vers), entraînant des conséquences potentiellement néfastes non seulement en termes d’interprétation scientifique, mais aussi, sur le plan éthique, en termes de stigmatisation, de déshumanisation et d’exclusion.

Tests génétiques et maladies complexes

En dehors des maladies monogénétiques à transmission mendélienne et à pénétrance forte, lire la séquence d’un ou de quelques gènes ne permet pas, en tout cas aujourd’hui, de prédire avec une probabilité importante la survenue d’une maladie donnée, ni à plus forte raison d’un comportement particulier. C’est-à-dire qu’il est probablement naïf et illusoire de penser que, en dehors peut-être de cas très rares, l’on pourra prédire, pour une personne donnée, le développement des maladies complexes, et à plus forte raison l’émergence d’un comportement particulier, à partir de la seule lecture de la séquence d’un ou de quelques gènes.
Les tests génétiques qui commencent depuis peu à être mis sur le marché, constituent des applications d’une recherche en génétique dont les concepts remontent à plusieurs dizaines d’années. Depuis moins de dix ans, une révolution est en cours, comme nous l’avons mentionné, dans le domaine de l’étude de l’ADN et des micro-ARN, de la structure du génome, des interactions entre les protéines, de l’épigénétique… Un projet visant à explorer « l’épigénome humain » est en cours d’élaboration (Rakyan et coll., 2004renvoi vers; Jones et Martienssen, 2005renvoi vers; Qiu, 2006renvoi vers), dont la complexité de réalisation et les difficultés d’interprétation apparaissent sans commune mesure avec ceux auxquels a été confronté le projet de séquençage du génome humain. Les applications possibles de ces recherches sont aujourd’hui encore impossibles à prévoir, mais il est important de garder à l’esprit que les tests génétiques mis actuellement sur le marché ne correspondent pas, pour le moment, aux pistes explorées par les avancées les plus récentes de la recherche.

Terminologie : un facteur de risque pour une maladie ou un handicap n’est pas la maladie ou le handicap

Le caractère binaire du résultat d’un test génétique : positif ou négatif – la réponse qualitative en termes de tout ou rien, « normal » ou « anormal » – tend à donner a priori beaucoup plus de valeur à un test génétique qu’à une symptomatologie clinique ou à des résultats de tests biologiques qui expriment des données sous une forme quantitative. Pourtant, en l’absence d’un diagnostic, la seule mise en évidence d’un facteur de risque génétique indique une simple probabilité. Les probabilités sont une notion statistique. Et quelle que soit la valeur chiffrée d’une probabilité, pour une personne donnée, la réalité est la suivante : elle développera ou ne développera pas la maladie ou le handicap. Si la probabilité liée au facteur de risque est de 10 %, la personne ne sera pas malade à 10 % : elle sera ou ne sera pas malade. Simplement, sur 10 personnes qui présenteront ce facteur de risque, une – et l’on ne peut savoir à l’avance laquelle – développera la maladie. Pour ces raisons, un des moyens pour ne pas enfermer des enfants, ou des adultes chez qui l’on mettrait en évidence un éventuel facteur de risque, dans un destin figé, une fois pour toute, où, quoi qu’il arrive, ils seraient considérés et se vivraient comme porteurs de la maladie ou du handicap, est probablement de veiller à la terminologie utilisée.
Dans de nombreux domaines de la médecine, il y a dissociation entre le nom d’un test, qui correspond simplement à ce que le test met en évidence, et le nom de la maladie pour laquelle ce test met en évidence un facteur de risque. À titre d’exemple, le dosage de cholestérol – qui identifie un facteur de risque de développer dans l’avenir une maladie coronarienne et un infarctus du myocarde, pouvant entraîner la mort – ne s’intitule pas test prédictif (encore moins test diagnostique) de l’infarctus du myocarde, mais test de dosage du cholestérol : un taux de cholestérol élevé est un taux de cholestérol élevé, qui peut (mais pas obligatoirement) en tant que tel, nécessiter un traitement… De même, la mesure banale et régulière de la tension artérielle – qui identifie un facteur de risque de survenue d’une hémorragie cérébrale, pouvant provoquer une invalidité ou la mort brutale – ne s’intitule pas test prédictif ni test diagnostique d’hémorragie cérébrale, mais mesure de la pression artérielle : une hypertension artérielle est une hypertension artérielle, qui peut, en tant que telle, nécessiter un traitement…
Un test clinique, ou biologique, y compris génétique, qui mettrait en évidence un facteur de risque de développer une maladie ou un handicap ne devrait-il pas être désigné d’un nom correspondant au paramètre qui a réellement été mis en évidence ?
En d’autres termes, le refus d’un glissement vers une terminologie ambiguë permettrait d’éviter un déplacement dangereux qui confondrait – en l’absence de tout diagnostic du handicap ou de maladie – la caractéristique clinique ou biologique détectée avec le handicap ou la maladie.
La recherche en génétique a apporté, et peut apporter une aide considérable à la médecine. Mais elle ne peut, à elle seule, s’y substituer. Et quand il s’agit de facteurs de risque, réduire la démarche médicale à l’analyse des gènes ne peut conduire qu’à transformer des probabilités en certitude, un avenir inconnu en présent déjà advenu, et à réifier la personne dès sa naissance, voire avant même sa naissance, dès sa conception, en la réduisant à la séquence de certains de ses gènes.

Problèmes posés par un accès direct aux tests génétiques

La mise en libre accès, payant, de kits de tests génétiques, comme c’est le cas par exemple actuellement pour les tests de grossesse vendus en pharmacie, est le principe qui guide le développement des home-tests. Une autre forme de libre accès, payant, actuellement plus répandue est celle qui consiste pour une firme à réaliser un test génétique à partir d’un prélèvement envoyé directement au laboratoire par la personne désirant effectuer l’analyse, puis à rendre directement les résultats, par téléphone, par courrier, ou par e-mail, en faisant appel ou non, à un médecin lié à la firme pour rendre, à distance, ces résultats. Ce type de développement, actuellement croissant, et disponible au niveau international, par l’intermédiaire de sites Internet, favorise l’autonomie et le libre choix de la personne. Mais il pose de nombreux problèmes éthiques.
Le premier problème éthique concerne la protection de la personne, et est lié à l’absence d’accompagnement médical, à l’absence de consultation médicale de « conseil génétique », surtout quand le test concerne une maladie complexe grave, et ne donne de résultats qu’en termes de probabilités. La personne est ainsi exposée aux risques psychologiques liés à une absence d’information et de réflexion, de « consentement libre et informé » préalable, concernant les conséquences des résultats ; elle est également exposée aux risques de mauvaise interprétation de ces résultats, liés en particulier au fait qu’ils ne traduiront probablement, dans la quasi-totalité des cas, qu’une probabilité, et pas une réponse concernant directement la personne. Actuellement, il n’existe pas, pour les tests génétiques, de réelle procédure d’autorisation de mise sur le marché évaluant et validant ces tests quant à leur fiabilité technique et à leur utilité clinique, ou décidant si leur réalisation doit dépendre d’une prescription médicale, ou s’ils peuvent être vendus en libre accès, et ce malgré de nombreuses demandes, dont la recommandation formulée il y a plus de dix ans par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) dans son Avis n° 46 du 30 octobre 1995, « Génétique et médecine : de la prédiction à la prévention ». Il est donc essentiel de réfléchir à la mise en place, au niveau de notre pays, et aux niveaux européen et international, d’instances chargées de l’évaluation de la fiabilité, de l’utilité, et des modalités de réalisation des tests génétiques (avec ou sans prescription médicale) qui sont, ou vont bientôt (en raison de la réduction croissante de leurs coûts, due à l’automatisation) être mis sur le marché en dehors de toute régulation spécifique.
Le deuxième problème éthique concerne la protection du secret médical. La prescription médicale est en effet non seulement un contrôle exercé par la médecine sur le caractère bénéfique et non inutilement dangereux d’un examen ou d’un traitement, mais elle garantit aussi que la personne qui fait le test, et à qui les résultats seront communiqués par le médecin est bien la personne concernée, à qui le test a été prescrit. À partir du moment où l’accès au test est libre, ce type de contrôle disparaît. Or, le matériel biologique nécessaire à la réalisation de tests génétiques, l’ADN, est un matériel biologique d’accès très facile : il suffit de quelques cheveux, d’un peu de salive, de cellules de la muqueuse buccale présentes sur une brosse à dent… Il suffit de consulter les sites Internet qui proposent actuellement de réaliser un test de paternité à partir de l’ADN d’un enfant, et qui indiquent comment prélever, à son insu et à l’insu de sa mère, le matériel biologique nécessaire… Lorsqu’il s’agit de maladies ou de handicaps complexes graves, et en particulier affectant le comportement, les capacités d’interactions sociales, ou certaines capacités mentales, le risque de réalisation de tests à l’insu de l’enfant ou de la personne adulte n’est pas négligeable. Dans de tels cas, le risque de stigmatisation, de discrimination, ou de perte de chance en matière d’éducation, d’assurance ou d’emploi est considérable. Indépendamment des risques de réalisation de tels tests à l’insu de la personne, la pression pour se soumettre à de tels tests lorsqu’ils ne nécessitent pas de prescription, et donc d’implication d’un médecin, peut aussi devenir plus importante. La loi interdit de réaliser un test génétique sans le consentement de la personne, ou des parents s’il s’agit d’un enfant mineur, et protège bien entendu la confidentialité des résultats. Mais la facilité, qui risque de devenir de plus en plus grande, de réaliser une analyse génétique d’un enfant ou d’un adulte à son insu devrait probablement conduire à engager une réflexion nouvelle sur les modalités de protection des personnes qui permettraient au mieux de protéger la confidentialité de ces données ; et d’autre part sur l’intérêt d’un maintien d’une obligation de conseil génétique et d’une prescription médicale (c’est-à-dire d’interdire le libre accès) pour la pratique de tests génétiques concernant les maladies graves et les maladies complexes.
En conclusion, il est essentiel de favoriser le développement de la recherche dans les domaines de la génétique et de l’épigénétique si l’on veut espérer pouvoir comprendre les mécanismes en cause dans les maladies, essayer de découvrir des stratégies thérapeutiques et préventives nouvelles, et améliorer la possibilité d’orienter ou de confirmer le diagnostic de manière précoce et fiable. Dans le même temps, il est important de sensibiliser les chercheurs, les médecins, les associations de malades, et l’ensemble de la société aux problèmes concernant la complexité et l’ambiguïté de la notion de déterminisme génétique (Atlan, 1998renvoi vers; Jordan, 2000renvoi vers; Lewontin, 2000renvoi vers; Temple et coll., 2001renvoi vers; Glazier et coll., 2002renvoi vers; Gould, 2002renvoi vers; Keller, 2002renvoi vers; Ioannidis, 2003renvoi vers; Morange, 2003renvoi vers; Rothstein, 2005renvoi vers). Il est aussi important de faire connaître les avancées récentes des recherches dans le domaine de l’épigénétique (Meaney, 2001renvoi vers; Dennis, 2003renvoi vers; Francis et coll., 2003renvoi vers; Egger et coll., 2004renvoi vers; Jiang et coll., 2004renvoi vers; Mager et Bartolomei, 2005renvoi vers; Robertson, 2005renvoi vers; Weaver et coll., 2005renvoi vers; Qiu, 2006renvoi vers; Rassoulzadegan et coll., 2006renvoi vers; Richards, 2006renvoi vers), c’est-à-dire des effets de l’environnement interne et externe du corps sur la manière dont les gènes sont utilisés.
En effet, la conjonction d’une mise à disposition croissante et non contrôlée des tests génétiques et d’une vision réductrice du déterminisme génétique, source de représentations simplificatrices et erronées, risque d’entraîner des conséquences néfastes non seulement en termes d’interprétation scientifique et médicale, mais aussi, sur le plan éthique, en termes de stigmatisation, de déshumanisation et d’exclusion. Et quand il s’agit de facteurs de risque, réduire la démarche médicale à l’analyse des gènes ne peut conduire qu’à transformer des probabilités en certitude, un avenir inconnu en présent déjà advenu, et à réifier la personne dès sa naissance, voire avant même sa naissance, dès sa conception, en la réduisant à la séquence de certains de ses gènes.
Pour ces raisons, la mise sur le marché des tests génétiques et la communication concernant ces tests ne devraient être conçues que dans le contexte d’une réflexion globale, scientifique, médicale et éthique qui place le respect de la personne malade ou handicapée au cœur des préoccupations.

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