Théories explicatives de la dyslexie

2007


Introduction : Des premières approches de la dyslexie aux hypothèses actuelles

Trente ans à peine après la publication fondatrice de Paul Broca (1865), localisant le siège du langage articulé (ou langage oral) dans le tiers postérieur de la troisième circonvolution frontale gauche, deux autres écrits majeurs, et tout aussi fondateurs, révèlent l'existence de deux autres tableaux cliniques affectant spécifiquement la gestion du langage écrit :
• le premier émane de Déjerine (1892) et établit les caractéristiques de patients présentant, après accident vasculaire cérébral survenu à l'âge adulte, une atteinte sélective de la lecture en l'absence de troubles de l'écriture (cécité verbale pure, encore dénommée alexie pure ou alexie sans agraphie) ;
• le second, œuvre de Pringle Morgan (1896), décrit un jeune adolescent de 14 ans, Percy, scolarisé depuis l'âge de 7 ans, intelligent mais dont la lecture-écriture était massivement perturbée. Ce cas est classiquement considéré comme le premier exemple de ce qui fut ultérieurement appelé « dyslexie ».
La confrontation des deux types de pathologies était dès lors lancée, une confrontation d'autant plus indispensable que, en dépit de symptômes superficiels identiques, ceux-ci intervenaient clairement dans deux contextes différents : chez des adultes ayant maîtrisé le langage oral et écrit pendant des décennies avant la survenue de l'accident vasculaire cérébral, dans le premier cas ; chez des enfants en cours d'apprentissage de la lecture, dans le second.
Dans ce qui suit, nous1 focaliserons d'abord notre attention sur l'évolution des conceptions en matière de caractérisation des troubles acquis de la lecture/écriture, dans le contexte de ce que la terminologie neurolinguistique a nommé ab origine « cécité verbale » ou « alexie ». Ensuite, nous retracerons un bref historique des études sur la dyslexie du développement et édifierons quelques passerelles entre dyslexies acquises et développementales.

Approche neuropsycholinguistique des troubles du langage écrit : la quête de dissociations

Avant d'entamer l'historique de l'étude des troubles acquis du langage écrit, il convient de bien cerner l'objectif poursuivi par les pionniers de la neuropsychologie du langage, objectif qui demeure d'actualité, pour l'essentiel, à l'aube du 21e siècle. Un tel objectif consiste à établir, autant que faire se peut, des corrélations entre tel ou tel symptôme linguistique et le site cérébral dont la lésion est à l'origine de leur engendrement. Il s'agit de la « méthode anatomo-clinique », chère à Déjerine. Une telle démarche repose sur un postulat, souvent implicite, selon lequel le comportement humain – ici le langage – serait décomposable en divers sous-systèmes susceptibles de faire l'objet d'atteintes spécifiques, d'où l'importance – aux plans à la fois théorique et méthodologique – de la mise à jour de « dissociations » tendant à étayer l'existence de telles sous-composantes « modulaires » (Fodor, 1983renvoi vers).
Ainsi, concernant le statut du langage écrit dans l'ensemble des capacités cognitivo-linguistiques humaines, au moins trois questions fondamentales ont été posées dès l'aube de la neuropsycholinguistique :
• une perturbation du langage écrit peut-elle survenir en l'absence de troubles parallèles du langage oral ? C'est le problème de l'éventuelle indépendance de l'écrit, acquis secondairement, par rapport à l'oral, intégré dès le berceau !
• dans le contexte du langage écrit, une perturbation de la lecture peut-elle être observée indépendamment d'un trouble de l'écriture ? C'est poser la question, également pertinente pour l'oral, de l'éventuelle indépendance et autonomie de la production par rapport à la perception ;
• dans quelle mesure les perturbations du langage écrit affectent-elles (ou non) parallèlement d'autres capacités cognitives non linguistiques (et, vice-versa) ? C'est poser la question de la spécificité des processus qui sous-tendent le fonctionnement langagier par rapport à ceux qui président à la production (ou praxies) ou à la perception/compréhension (ou gnosies) d'items non linguistiques.
L'historique des troubles acquis traduit bien ces interrogations, qui sont également pertinentes dans le contexte des troubles développementaux du langage écrit.

Dysfonctionnements « acquis » du langage écrit

Dans le contexte de l'approche associationniste du langage et de la cognition humaine, en vogue à la fin du 19e siècle au moment où Broca jette les bases de l'aphasiologie2 , c'est sans conteste à Kussmaul (1884) que revient le privilège d'identifier une pathologie spécifique de la lecture, consécutive à la survenue d'une lésion cérébrale : la cécité verbale ou impossibilité de percevoir (reconnaître) les lettres et les mots3 . Constatant que les patients atteints de cécité verbale ne présentent aucun déficit visuel et qu'ils demeurent capables de parler, de comprendre le langage oral et, surtout, d'écrire, Kussmaul en conclut que « ces faits ne méritent pas d'être désignés sous le nom d'aphasie ». Comme le démontrera Westphal (1907), ces patients demeurent aptes à reconnaître les lettres en suivant leur contour du doigt.
Lichteim (1884), reprenant les travaux de Kussmaul, propose successivement deux schémas associationnistes du fonctionnement langagier et de ses composantes. Dans sa seconde et dernière version, il rajoute une huitième forme d'aphasie aux sept qu'il a décrites dans la première version. Cette huitième forme correspond précisément à la cécité verbale de Kussmaul, laquelle repose sur la préservation de l'ensemble des fonctions linguistiques, à l'exception de la lecture silencieuse et à haute voix !
En France, c'est à Charcot que revient le mérite d'introduire l'associationnisme dans l'interprétation de l'aphasie. Selon Ombredane (1951renvoi vers), la modélisation de Charcot « comportait le grave inconvénient de légitimer l'existence d'une multitude de formes dissociables qui ne s'étaient jamais rencontrées à l'état dissocié ». Suivant en cela Freud, et réagissant à l'émiettement des composantes sous-tendant le fonctionnement du langage chez l'être humain, Déjerine et ses disciples (Miraillé, Vialet, Thomas, Roux, Bernheim...) tendent à simplifier la taxonomie des aphasies, s'appuyant sur les « indications de la clinique et de l'anatomie pathologique » (Ombredane, 1951renvoi vers). Cela le conduit toutefois à identifier un « centre des images visuelles verbales » dont le siège serait le pli courbe, lequel serait en liaison avec « le centre de la vision générale du côté correspondant ».
L'apport majeur de Déjerine intervient en 1892, lorsqu'il examine anatomiquement un cas dont l'observation clinique, publiée en 1888 par Landolt à Utrecht, décrivait deux stades distincts, tous deux intéressants dans le contexte de la présente réflexion. « Pendant le premier stade qui a duré quatre ans, le malade présenta le tableau clinique le plus pur qu'on puisse imaginer ... de la cécité verbale pure sans altération aucune de l'écriture spontanée ou sous dictée. Pendant le deuxième stade qui n'a duré qu'une quinzaine de jours, une agraphie complète avec paraphasie est venue compliquer la cécité verbale » (Ombredane, 1951renvoi vers). Deux tableaux cliniques distincts sont ainsi identifiés, correspondant chez ce patient à deux stades évolutifs de la maladie : cécité verbale pure en phase initiale (ou « alexie sans agraphie »), suivie ultérieurement par une alexie avec agraphie. Dans les termes d'Ombredane, « à ces deux stades cliniques répondaient, ainsi que l'autopsie le montra, deux lésions anatomiques distinctes de l'hémisphère gauche : l'une, ancienne, occupait les zones du cortex visuel primaire (une partie du lobe occipital, incluant en particulier le gyrus fusiforme) ; l'autre lésion, de date récente, occupait les zones du cortex associatif (le pli courbe et le lobule pariétal inférieur), c'est-à-dire la région que nous sommes habitués à voir lésée dans le cas de cécité verbale avec trouble de l'écriture (l'alexie avec agraphie). »
En réaction à la fragmentation des tableaux cliniques (cf. supra) et de leurs caractéristiques, Pierre Marie, « l'iconoclaste » anti-associationniste, en vint à prétendre que l'aphasie était « une ». À propos de la cécité verbale, il en admet l'existence mais il en fait un « syndrome extrinsèque d'agnosie visuelle » (Ombredane, 1944renvoi vers4 ). L'« alexie pure », dans une terminologie différente, dépend d'une lésion du lobule lingual et du lobule fusiforme, comme l'avait envisagé Déjerine. Elle résulte de la conjonction d'une lésion des voies visuelles avec celle de réseaux neuronaux constituant le cœur de la « zone du langage ». Une fois mise de côté l'alexie pure qui n'est pas une aphasie mais une « agnosie spécialisée », dans les termes de Pierre Marie, il convient de se pencher à présent sur les perturbations de la lecture d'origine centrale, lesquelles sont, le plus souvent accompagnées d'une agraphie (d'où leur appellation habituelle, « alexie-agraphie ») et ont été classiquement associées à une lésion du pli courbe gauche.
Hécaen (1972renvoi vers), de même que Lecours et Lhermitte (1979renvoi vers), considèrent l'existence de plusieurs types de troubles de la lecture et proposent une taxonomie qui, pour l'essentiel, demeure « descriptive » en cela qu'elle repose sur la nature des unités linguistiques préférentiellement perturbées. Sont ainsi différenciés les tableaux cliniques suivants :
• l'alexie littérale, venant perturber la lecture des lettres, présentées une à une ;
• l'alexie verbale, affectant la lecture des mots et leur compréhension ;
• l'alexie textuelle, se manifestant par la production de nombreuses « paralexies » ou substitutions lexicales reposant sur une forte « similarité formelle entre segment remplaçant et segment remplacé » (Lecours et Lhermitte, 1979renvoi vers) et qui n'est clairement objectivable que lorsque les deux types précédents d'alexie sont, au moins partiellement, amendés et/ou compensés.
À peu près à la même époque, sous l'impulsion de Marshall et de Newcombe, une nouvelle approche des troubles acquis de la lecture est proposée, plus fonctionnelle que structurale cette fois, issue de l'entrée en interaction de la psychologie cognitive et de la neuropsychologie. Celle-ci sera concrétisée et amplifiée par la modélisation de la lecture avancée par Morton dès 1979renvoi vers et connaîtra divers raffinements ultérieurs. Une nouvelle taxonomie des alexies, dénommées plutôt « dyslexies acquises » à partir de cette époque, est alors proposée, laquelle reste d'actualité en ce début de 21e siècle.

Dysfonctionnements « développementaux » du langage écrit

Le premier cas de dyslexie du développement a été publié en 1896 par Pringle Morgan, à la même époque que le premier cas de dyslexie acquise. D'autres cas de dyslexie du développement ont été rapportés par Hinshelwood à la fin du 19e siècle.
Autour de la première moitié du 20e siècle, les études sur la dyslexie du développement se sont développées essentiellement aux États-Unis et, en Europe, quasi-uniquement dans les pays Scandinaves, particulièrement au Danemark5 où a été créé à la fin des années 1930 le premier centre de diagnostic et d'enseignement pour dyslexiques. Un des plus influents chercheurs de cette période est Orton, qui a exploité l'idée encore très populaire, à savoir que les dyslexiques font des confusions entre des lettres proches visuellement.
Comme pour la dyslexie acquise, le renouveau des études sur la dyslexie du développement est dû à l'émergence, autour des années 1970, de disciplines nouvelles, telles que la psychologie cognitive et les neurosciences. Le laboratoire Haskins aux États-Unis a joué un rôle pionnier par des travaux de psychologie cognitive, en particulier ceux d'Isabelle et Alvin Liberman montrant que les compétences phonologiques sont des déterminants majeurs de l'apprentissage de la lecture et de la dyslexie. Les premiers travaux de neurosciences sont également dus à une équipe américaine, celle de Geschwind et de Galaburda, qui ont mis en évidence le fait que le cerveau des dyslexiques présenterait des anomalies spécifiques, localisées dans les zones périsylviennes de l'hémisphère gauche. Or, ces sites sont justement ceux qui sont atteints dans la plupart des cas de dyslexie acquise.
De même, les tableaux cliniques de dyslexie développementale sont souvent proches de ceux observés dans la dyslexie acquise. Enfin, et ceci explique peut-être cela, les méthodologies utilisées dans le cadre des études sur la dyslexie du développement sont largement issues des travaux sur la dyslexie acquise. En dépit de cette communauté de méthodes et de résultats, peu de chercheurs ont travaillé à la fois sur ces deux types de pathologie. Morton fait partie de ces exceptions. Il a en particulier développé un modèle causal des troubles du développement, incluant la dyslexie (Morton et Frith, 1995renvoi vers ; Morton, 2004renvoi vers). Ce modèle tient compte des niveaux neurobiologiques, cognitifs et comportementaux ainsi que des facteurs environnementaux susceptibles d'interagir avec ces différents niveaux, en particulier, l'environnement linguistique des sujets et les pédagogies, au sens large, dont ils ont pu bénéficier.
Jusqu'à une période récente, la France a été totalement absente sur la scène de la recherche internationale dans le domaine de la dyslexie du développement, alors que les chercheurs français ont été omniprésents, et à l'origine des travaux pionniers sur la dyslexie acquise. En France, des débats idéologiques ont pendant longtemps opposé les tenants d'un courant qui se situe dans le sillage de la tradition française de neuropsycholinguistique (qui ont fortement contribué, dans un premier temps, à la diffusion des recherches internationales dans le domaine), à ceux qui supposent que la dyslexie provient d'un trouble de la personnalité, voire qu'elle n'existe pas6 .

En conclusion,

la communauté de résultats relevés tant au niveau comportemental que neurologique ne conduit pas nécessairement, bien entendu, à conclure à l'identité entre dyslexie acquise et dyslexie développementale, pas plus qu'à l'identité de leurs déterminismes sous-jacents. La question centrale posée est de taille : jusqu'à quel point des similitudes de symptômes conduisent-elles à une interprétation identique du déterminisme sous-jacent des deux pathologies (acquises versus développementales) observées chez des sujets dont les premiers font face à une « désintégration » du langage alors que les seconds sont en pleine phase d'« intégration » (ou d'acquisition) de cette même faculté ? À cette question, s'en ajoute une autre, d'un grand intérêt théorique : même s'il s'avérait que les déterminismes sous-jacents de ces deux grands types de dysfonctionnements du langage écrit étaient différents, jusqu'à quel point des modélisations neuropsycholinguistiques identiques peuvent-elles servir de cadre de référence unique en matière d'architecture fonctionnelle du langage (ici écrit) humain ? Ces questions, entres autres, sont au cœur de cette partie de l'expertise.

Bibliographie

[1] fodor ja. The modularity of mind. Cambridge, Mass:MIT Press; 1983. Retour vers
[2] hécaen h. Introduction à la neuropsychologie. Paris:Larousse; 1972. Retour vers
[3] lecours r, lhermitte f. L’aphasie. Paris:Flammarion; 1979. Retour vers
[4] morton j. Word recognition. In: morton j, marshall jc, editors. Psycholingistics (Series 2).. London:Elek; 1979. p. - Retour vers
[5] morton j, frith u. Causal modeling: A structural approach to developmental psychopathology. In: cicchetti d, cohen dj, editors. Developmental psychopathology. (Vol. 1). New York:Wiley Coll.Theory and Methods; 1995. p. - Retour vers
[6] morton j. Understanding Developmental Disorders: A Causal Modelling Approach. London:Blacwell; 2004. Retour vers
[7] nespoulous jl. Introduction (Introitre 10). In: séron x, jeannerot m, editors. Neuropsychologie Humaine. Bruxelles/Liège:Mardaga; 1994. p. - Retour vers
[8] ombredane a. Études de psychologie médicale, Volume I : perception et langage. Rio de Janeiro:Atlantica editora; 1944. Retour vers
[9] ombredane a. L’aphasie et l’élaboration de la pensée explicite. Paris:Presses Universitaires de France; 1951. Retour vers
[10] seymour phk, aro m, erskine jm. Foundation literacy acquisition in European orthographies. British Journal of Psychology. 2003; 94:143-174Retour vers
[11] zesiger p, de partz mp. Perturbations du langage écrit: les dyslexies et les dysgraphies. In: séron x, jeannerot m, editors. Neuropsychologie Humaine. vol. 10. Bruxelles/Liège:Mardaga; 1994. p. 419-437Retour vers

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