2007


→ Aller vers ANALYSE→ Aller vers SYNTHESE

Note de lecture

Cette expertise collective argumente d'une part qu'il existe bien des troubles spécifiques des apprentissages scolaires (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie) et que ceux-ci doivent être traités en tant que tels au terme d'un diagnostic différentiel pour lequel des outils sont disponibles, d'autre part que les travaux de recherche amont qui les concernent et de recherche et développement sur les modalités de prise en charge et leur évaluation par exemple sont encore très limités. Enfin, ce rapport souligne que l'ensemble des partenaires concernés par cette prise en charge, incluant les familles et les bénéficiaires, a besoin d'une information plus précise et plus largement partagée.
Cette note de lecture est un commentaire qui reprend ces trois points et en analyse certaines implications en termes de structuration du domaine du point de vue de la recherche et de la formation.
Critères et difficultés du diagnostic différentiel
Tout d'abord, il faut savoir gré aux auteurs de poser clairement la question du diagnostic différentiel et d'en indiquer à la fois la nécessité, la possibilité et les limites actuelles.
Aborder la question des troubles spécifiques des apprentissages scolaires (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie) contraint en effet à adopter des critères très stricts : écart significatif par rapport à la moyenne pour un domaine alors que les autres domaines sont préservés mais tenir compte de la possible co-morbidité, de la « résistance » du trouble à des prises en charge spécifiques classiques, évaluer des troubles cognitifs associés à des difficultés comportementales mais qui ne sont pas « primaires », enfin exclure des cas qui seraient liés à un retard mental, une déficience sensorielle ou une carence socio-éducative. Lorsque ces contraintes sont mises en œuvre, il ressort qu'un certain nombre de personnes relèvent bien du cadre général des troubles spécifiques des apprentissages scolaires (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie).
Les limites à la mise en œuvre d'une démarche rigoureuse de diagnostic différentiel sont à première vue factuelles : d'une part il n'y a pas encore suffisamment de données et d'outils de grande qualité scientifique et technique, en particulier pour les troubles autres que la dyslexie, d'autre part les connaissances acquises et plus largement la culture scientifique et technique associée ne sont pas suffisamment partagées par les partenaires.
Je voudrais insister ici sur la dimension structurelle de ces insuffisances dans un contexte plus général, celui des recherches en direction des personnes handicapées.
Insuffisances de la recherche amont
En ce qui concerne la recherche amont, nous disposons grâce à cette expertise d'un bilan critique de la littérature internationale qui fait clairement apparaître les disparités des connaissances entre les domaines, la dyslexie-dysorthographie étant le trouble le plus et le mieux étudié. Le bilan met aussi en évidence que, même en ce qui concerne la dyslexie, la contribution de la recherche française est limitée même si elle est de très bon niveau alors qu'à l'évidence les études relatives aux particularités de la langue maternelle sont indispensables. La situation des autres troubles est plus critique encore sur ce plan.
Les données relatives à la dyscalculie sont beaucoup plus réduites, la phase de description étant encore loin d'être achevée. Les troubles de l'écriture devraient pouvoir être analysés de façon indépendante des problèmes d'orthographe. Cependant, les études relatives aux dysgraphies sont très peu nombreuses, elles étaient plus importantes en France dans les années 1960, dans un contexte d'études plus larges sur les praxies-dyspraxies qui n'est que très peu traité dans le rapport.
La faiblesse de la production française pose la question de l'initiative et du financement des recherches amont sur les manifestations et les origines des troubles spécifiques des apprentissages scolaires. Mais ceci n'est qu'une partie de la question. En effet, même si les appels d'offre thématisés sont peu nombreux, il n'est pas certain que les projets qui y ont répondu dans le passé aient passé la barre des critères scientifiques de sélection.
Les problèmes de l'aval concernent le développement de stratégies et d'outils de prise en charge des bénéficiaires potentiels ainsi que la pratique systématique de l'évaluation des interventions. Le recensement des outils disponibles pour la dyslexie montre que ceux-ci sont nombreux et hétérogènes en thématique et en qualité, ce qui traduit bien à la fois le gain quantitatif lorsque les recherches sont plus développées, et la variabilité de la pertinence et de la qualité lorsque les recherches, même plus nombreuses, ne sont pas coordonnées.
Par ailleurs, l'expertise fait clairement apparaître les conditions méthodologiques à réunir pour que les analyses en termes d'efficacité d'une intervention soient scientifiquement acceptables. Là encore les connaissances et les savoir-faire scientifiques doivent pouvoir être mobilisés, ce qui a un coût financier direct (le financement de l'étude elle-même) et indirect (celui de la formation des professionnels susceptibles de conduire ces études).
Il y a clairement un besoin de développer globalement l'activité de recherche dans le domaine, mais ce développement ne peut se réduire à la seule question du financement, même contractuel. Un tel financement ne peut avoir un effet structurant que dans le cadre d'une politique de développement qui permette une montée en puissance : une thématisation forte et visible sur une durée suffisante, un financement récurrent pour des projets de qualité, et une issue professionnelle possible pour les jeunes docteurs débordant le cadre des emplois publics. Ceci implique des partenariats entre les grands organismes de recherche, les universités, les écoles professionnelles, en particulier celles qui emploient des docteurs, et les associations.
De l'information à la formation
Le rapport d'expertise distingue deux grandes modalités du partage de l'information scientifique et technique. La première est la diffusion de l'information. Elle est particulièrement importante pour la fonction de repérage des difficultés d'apprentissages scolaires. Il s'agit de sensibiliser les familiers de l'enfant (parents, médecins, enseignants...) et plus largement le grand public à l'existence de troubles spécifiques des apprentissages scolaires (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie) afin d'apporter dès que possible une offre de prise en charge adaptée.
Ceci suppose non seulement une analyse des informations les plus pertinentes à mettre en avant, mais aussi une coopération avec des professionnels de la communication qui contribuent à rendre le message assimilable au mieux par les personnes visées.
La seconde modalité est celle de la formation. Il s'agit là d'un problème difficile car il se situe à deux niveaux dans un contexte inter-institutionnel complexe. À un premier niveau, il implique en effet que la formation initiale des professionnels de la prise en charge pédagogique ou rééducative... (IUFM, écoles d'orthophonie, de psychomotricité...) comporte un minimum d'information contextualisée sur les troubles spécifiques de la lecture, de l'orthographe, du calcul... et que la formation continue des enseignants et des professionnels de la rééducation les confronte régulièrement avec des apports nouveaux de telle sorte que soit réduit le délai entre la production des connaissances scientifiques et leur utilisation dans le domaine.
À un second niveau, la question est celle de la formation des cadres scientifiques, techniques et institutionnels susceptibles de contribuer à la production de connaissances nouvelles, de promouvoir leur diffusion à travers la formation, leur transfert vers les pratiques professionnelles afin d'assurer des expérimentations innovantes dans les meilleures conditions.
Le niveau le plus susceptible de permettre cette formation polyvalente est sans doute celui du Master (et après lui des études doctorales) qui peut offrir une formation à la recherche et à l'intervention, en couplant de façon souple formation initiale et continue autour d'un profil de compétence professionnelle et de recherche.
La coopération inter-institutionnelle est requise là aussi entre universités, écoles professionnelles et associations.
Les troubles spécifiques des apprentissages scolaires (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie) sont éligibles aux différents aspects de la politique nouvelle du handicap. C'est dans un tel contexte qu'il conviendrait de faire avancer leur prise en compte scientifique et technique à travers les implications qui viennent d'être soulignées.

Michel Deleau

Professeur en psychologie du développement
Université de Rennes


Note de lecture

L'expertise Inserm intitulée « Dyslexie, dysorthographie, dyscalculie » bilan des données scientifiques » constitue une synthèse des connaissances actuelles sur les troubles dits spécifiques de la lecture, de l'écriture et du calcul, traités du point de vue de la psychologie cognitive, des neurosciences (neuropsychologie, neurobiologie et génétique, épidémiologie), ainsi que des pratiques de rééducation et de leur évaluation. Elle s'appuie presque exclusivement sur les travaux de recherche publiés dans la littérature scientifique internationale indexée, mais mentionne ponctuellement les points de vue des sciences cliniques dont les théories et travaux sont diffusés dans des publications soumises à des critères d'évaluation différents.
L'introduction définit d'emblée l'enjeu de l'expertise dans le champ pédagogique et rééducatif : l'objectif est, sur la base des connaissances scientifiques actuelles de leurs causes et de leurs mécanismes, de favoriser la reconnaissance des troubles spécifiques tels que la dyslexie, la dysorthographie, la dyscalculie (repérage, dépistage, diagnostic) et de d'améliorer leur situation en développant des dispositifs pédagogiques et de soins adaptés.
La synthèse des connaissances en psychologie cognitive, neurosciences et épidémiologie est exhaustive, actualisée, critique et très clairement présentée dans le document de synthèse, traitant également largement des modèles du développement normal de ces apprentissages. Les recommandations concernent principalement les champs professionnels de l'éducation, de la pédagogie et de la rééducation orthophonique, domaines qui sortent de notre champ de compétence directe. Sa démarche qui consiste à fonder les pratiques sur les connaissances actuelles est parfaitement justifiée, dans un domaine où coexistent des pratiques diverses, appuyées sur des théorisations parfois spéculatives ou obsolètes.
L'expertise me paraît devoir être discutée à deux niveaux distincts. Le premier est celui de la validité propre des données qui y sont résumées, synthétisées et articulées. Le second concerne la réception de l'expertise par le pédopsychiatre, et ses implications pour sa pratique.
En premier lieu, le choix de se référer principalement à la littérature scientifique internationale indexée, conformément aux critères scientifiques internationaux des sciences objectives et expérimentales, dicte la nature des modèles et théories présentés. De fait, les troubles du développement du langage écrit et du calcul sont devenus un objet privilégié des recherches en psychologie expérimentale, neuropsychologie et neurosciences, et l'expertise donne accès à une somme d'informations sur les mécanismes de ces troubles, de grand intérêt pour tout intervenant qui s'y trouve confronté, quelle que soit son identité professionnelle.
En revanche, ce choix écarte les travaux des sciences humaines et des sciences cliniques en psychiatrie et psychopathologie. Or, comme toujours en psychiatrie et psychologie, il existe pour les mêmes objets d'étude deux champs de connaissance correspondant à deux perspectives méthodologiques : l'une fondée sur l'approche objective expérimentale, l'autre fondée sur l'approche clinique intersubjective. La première correspond aux sciences cognitives, aux neurosciences et à l'épidémiologie ; dans la seconde s'inscrivent la psychopathologie clinique et les sciences de l'éducation.
Historiquement, rappelons que les troubles des apprentissages ont suscité depuis plusieurs décennies des convergences, des confrontations, et parfois des oppositions, entre tenants des approches éducatives, psychopathologiques et neurologique. Ils ont été l'objet de nombreux travaux de psychopathologues cliniciens, psychanalystes ou non, ainsi que de chercheurs en sciences de l'éducation. Cette approche n'est pas seulement historique mais actuelle, et ces courants de recherche se poursuivent dans d'autres systèmes de recherche et de diffusion des connaissances que ceux retenus ici. En effet, les troubles des apprentissages sont, comme le développement lui-même, un objet d'étude et de pratique pluridisciplinaire, à la croisée des sciences expérimentales et des sciences humaines, et il est fondamental que cette pluridisciplinarité soit prise en compte par une démarche visant à rassembler les connaissances les concernant.
De fait, plusieurs de ces auteurs sont cités dans un chapitre de la partie II de l'ouvrage, qui fait référence aux approches psychoaffectives, psychanalytiques et cliniques qui s'attachent aux facteurs environnementaux ainsi qu'à la vie psychique de l'enfant dans son ensemble. La synthèse évoque ce point de vue et plaide pour une complémentarité des approches psychologique clinique et objective neuro-cognitive.
Cependant, l'objet de l'expertise est clairement présenté dès l'avant-propos comme concernant exclusivement les troubles « dits spécifiques » des apprentissages (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie), selon la classification internationale des malades (CIM). Cette définition exclut les troubles liés à un déficit sensoriel , mais aussi l'échec scolaire, les troubles associés à un retard développemental global (QI<70, ce qui est discutable), les facteurs environnementaux (pédagogie inadaptée, niveau socioculturel insuffisant, diversité linguistique) et les « troubles mentaux avérés ». Cette perspective justifie la manière dont l'expertise est conduite, notamment ses choix théoriques. La démarche est donc cohérente, à condition d'accepter le concept de « trouble spécifique des apprentissages ». Or, c'est sans doute ce point qui interroge le psychiatre d'enfant, en pratique comme en théorie.
Cette remarque nous conduit donc au second niveau de discussion, du point de vue de la pédopsychiatrie, qui n'est d'ailleurs pas représentée (sauf erreur de ma part) dans le groupe d'experts et d'auteurs.
Soulignons d'abord que le problème des « troubles des apprentissages » se pose au psychiatre d'enfant le plus souvent dans un contexte psychopathologique et psychiatrique avéré, et non sous la forme d'un « trouble spécifique » : association avec les troubles envahissants du développement (TED), plus souvent les états limites et « dysharmonies » psychotiques ou d'évolution (ou Multiplex Developmental Disorders MDD), les troubles névrotiques et conduites d'échec et d'évitement de la scolarité et des apprentissages (dites souvent encore « phobies scolaires »), des états d'inhibition sans déficit intellectuel, les troubles anxieux, les troubles de l'humeur...
Il faut alors se demander en quoi les données et recommandations de l'expertise sont pertinentes pour le pédopsychiatre, autrement bien sûr qu'à l'étape du dépistage et de l'orientation qui le concerne au même titre que d'autres professionnels de l'enfance et du développement.
Un premier objectif de la diffusion de l'expertise, tout à fait justifié, est en effet de faciliter le repérage des troubles « spécifiques » des apprentissages scolaires (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie) par les pédopsychiatres. Ceux-ci doivent connaître l'existence de ces troubles développementaux particuliers, qui ne relèvent pas de la psychopathologie à laquelle ils ont été majoritairement formés.
Un second objectif est de permettre aux pédopsychiatres de connaître ces déficits cognitifs parce qu'ils peuvent entraîner des troubles psychopathologiques secondaires, dont ils devront assurer le traitement.
Ces objectifs sont tout à fait fondés mais ils ne résument pas l'intérêt et les implications de l'expertise pour la pédopsychiatrie.
C'est en effet le plus souvent l'absence de spécificité (l'existence d'une composante psychopathologique quelle qu'elle soit) d'une difficulté d'apprentissage qui justifie réellement l'intervention du pédopsychiatre « généraliste » (je ne parle pas de ceux d'entre nous qui se spécialisent dans cette clinique de l'apprentissage au sein de pôles de référence spécifiques pluridisciplinaires). La question est alors de savoir si les données de l'expertise : compréhension des mécanismes cognitifs en jeu et donc recommandations pour la prise en charge, s'appliquent à ces situations auxquelles la pédopsychiatrie répond plus souvent par des pratiques empiriques que par des rééducations fondées sur les connaissances neuropsychologiques.
La réponse doit être nuancée selon le contexte clinique psychiatrique des « troubles des apprentissages ». Tous n'impliquent probablement pas en effet des anomalies intrinsèques des mécanismes cognitifs de la lecture, de l'écriture ou du calcul.
Un premier type de trouble des apprentissages rencontré en clinique, largement décrit par les cliniciens, psychologues ou psychiatres, se réfère au modèle du symptôme névrotique, c'est-à-dire à des inhibitions plus ou moins ponctuelles ou étendues des apprentissages, dues à des états intentionnels, c'est-à-dire à des stratégies inconscientes qui perturbent le fonctionnement cognitif du fait d'effets de sens propres au sujet, au contexte et à son histoire. Ce modèle est souvent opposé à tort à celui de dysfonctionnement des mécanismes cognitifs : c'est l'opposition stérile « symptôme/déficit », qui oppose de manière artificielle logique ou causalité intentionnelle (le sens d'une inhibition, lorsque le trouble d'apprentissage correspondant à un refus ou un évitement inconscient) et logique ou causalité mécaniste ou de production (une anomalie des processus cognitifs). Une anomalie cognitive est un mécanisme, et non une cause. Les deux démarches sont distinctes mais ne se contrarient pas, ni ne s'excluent. Elles sont complémentaires, et l'expérience clinique démontre qu'il existe des troubles des apprentissages de nature « fonctionnelle », réversibles, sans anomalies structurelles des processus cognitifs mis en jeu, sensibles aux approches psychothérapiques individuelles et familiales. L'anomalie de performance n'est pas liée alors à une altération de la compétence. Le déterminisme du trouble est dans ces cas environnemental et psychologique, et l'on se trouve clairement en dehors du champ des « troubles spécifiques des apprentissages ». Soulignons qu'il faut cependant veiller en pédopsychiatrie à ne pas exclure ceux-ci, de manière dualiste, au nom de l'existence de troubles fonctionnels et d'un déterminisme premier environnemental et « psycho-affectif » pour certaines difficultés d'apprentissage. Il faut veiller à ne pas exclure les déterminismes cognitif, génétique et neurobiologique également présents. Un intérêt de l'expertise est d'attirer l'attention du clinicien sur le poids spécifique du déterminisme neuro-cognitif dans certains troubles du développement.
Le second type correspond à des troubles des apprentissages associés à des troubles développementaux étendus de type TED, MDD (en termes cliniques, états limites, troubles graves de la personnalité, dysharmonies), ou à des états psychopathologiques (troubles anxieux, troubles de la personnalité, troubles de l'humeur). La question posée est la suivante : la nature des processus sous-jacents aux troubles des apprentissages est-elle ici analogue, du point de vue des anomalies des mécanismes neurocognitifs, à ce qui est connu pour les « troubles spécifiques » ? Car dans ces situations, le déficit de performance est lié à des anomalies des compétences. Cette question a des implications importantes pour la prise en charge de ces enfants qui associe toujours pratiques de soin et de rééducation (comme pour les dyslexies).
En fait, on voit que le problème en pédopsychiatrie est de concevoir la pluralité des déterminismes distincts mais co-existants : déterminisme environnemental, déterminisme psychologique (qui implique la régulation émotionnelle, les modalités d'attachement, les représentations de soi et la conscience de soi, le « narcissisme », la production de plaisir par le fonctionnement cognitif, la régulation de l'humeur), déterminisme génétique et neurobiologique. Tous sont susceptibles d'infléchir le développement d'une compétence, comme l'apprentissage de la lecture, et tous interagissent. D'où la nécessité de pratiques pluralistes associant approches psychothérapiques et rééducatives ou pédagogiques. On peut donc proposer un modèle pluridéterministe, tel qu'il s'impose globalement en psychiatrie, et un gradient entre causalité environnementale et psychologique prédominante (produisant des anomalies acquises), et causalité génétique et biologique prédominante prédisposant à des anomalies innées, ces deux causalités interagissant le plus souvent. Une perspective dimensionnelle et polyfactorielle pluricausale est plus pertinente en psychiatrie qu'une perspective catégorielle et monofactorielle qui semble inspirer la définition des troubles « spécifiques » des apprentissages scolaires (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie). La difficulté tient au fait que ces différentes causalités peuvent toutes induire dans les pathologies psychiatriques des anomalies cognitives et neurobiologiques, comme l'a bien montré la recherche en psychopathologie cognitive : troubles dépressifs, troubles anxieux et troubles psychotiques s'accompagnent également d'anomalies cognitives et neuropsychologiques plus ou moins réversibles. La clinique psychiatrique se prête aux différentes lectures psychologique, cognitive et neurobiologique ou neuropsychologique.
L'implication du niveau cognitif, accessible à l'approche neuropsychologique, diffère cependant selon le contexte étiologique : anomalies cognitives innées et plus ou moins réversibles s'il est principalement génétique (comme c'est le cas pour les « troubles spécifiques »), anomalies cognitives acquises et réversibles pour les troubles psychopathologiques réactionnels, et probablement anomalies à la fois innées et acquises, plus ou moins réversibles, pour les troubles sévères du développement (TED, MDD) dont le déterminisme associe facteurs génétiques et environnementaux.
On soulignera ici une relative inadéquation entre la perspective psychopathologique, qui prend en compte facteurs environnementaux et psychologiques, et les postulats sous-jacents à la notion de trouble spécifique des apprentissages. Correspond-elle à une radicale hétérogénéité des troubles des apprentissages observés en psychiatrie et des « troubles spécifiques » des apprentissages ? Auquel cas la discussion s'arrêterait ici : les modèles diffèrent parce que leurs objets seraient différents.
La place du pédopsychiatre dans la prise en charge, comme dans la compréhension du trouble, est donc interrogée. Son rôle doit-il être réduit ici à une simple contribution au diagnostic ou dépistage de la dyslexie, dysorthographie et dyscalculie, et au-delà à la prise en charge éventuelle de troubles psychologiques seulement secondaires à ces troubles ? Ou bien le pédopsychiatre est-il concerné par les troubles des apprentissages au même titre que par les autres troubles du développement constituant la psychopathologie de l'enfant ?
Il s'agit donc de savoir si les « troubles spécifiques des apprentissages » sont, de par leur déterminisme et/ou leur nature, hétérogènes à celle-ci. Or, la lecture de l'expertise témoigne d'une certaine ambiguïté sur ce point, c'est-à-dire quant aux relations entre troubles spécifiques des apprentissages, et psychopathologie ou facteurs psychologiques. D'une part il est rappelé que les travaux actuels insistent sur la causalité génétique et biologique des troubles spécifiques ; de l'autre est suggéré un modèle polyfactoriel combinant facteurs constitutionnels et facteurs environnementaux pour les troubles spécifiques eux-mêmes conformément aux modèles actuels de la pathologie psychiatrique. Certains travaux rapportés dans l'expertise évoquent également des déterminismes communs aux différents troubles développementaux, ainsi que l'association non exceptionnelle d'une dyslexie à un trouble psychiatrique. Le paragraphe consacré aux facteurs génétiques est également informatif, mais aussi nuancé et critique, posant bien les limites d'un déterminisme génétique des comportements, de même que celles d'une causalité cérébrale des anomalies cognitives. Le rôle des facteurs environnementaux est également régulièrement soulevé. L'ambiguïté soulignée tient donc moins à l'expertise qu'au cadre préalablement et implicitement posé qui soutient le concept de « trouble spécifique ».
Corrélativement, se pose la question des critères qui selon la définition de la classification internationale (CIM-10) permettent d'écarter l'existence d'un trouble psychopathologique associé. Or ici une certaine ambiguïté inhérente à l'objet apparaît à nouveau. Il est rappelé que les troubles spécifiques des apprentissages ne peuvent être attribués à une « pathologie psychiatrique avérée ». Mais l'expertise précise que « le caractère spécifique des troubles des apprentissages (...) n'implique pas qu'ils soient monofactoriels ou isolés ». La distribution des troubles dits spécifiques dans tous les milieux socio-culturels « infirme les seules explications sociologiques et pédagogiques (...) par ailleurs, certaines difficultés d'apprentissages (de ce point de vue non spécifiques) peuvent s'inscrire dans une psychopathologie avérée ou dans des interactions précoces perturbées ».
Bien sûr est en cause également la définition du psychopathologique. Si la psychopathologie est réduite à l'existence de troubles patents, son exclusion est facile. Il en va différemment si elle est définie comme une dimension associée à celle du trouble instrumental. La question cruciale est donc de savoir si la psychopathologie est exclue parce qu'elle n'existe pas, où parce qu'elle n'est pas vue. Le même problème se pose pour les facteurs socio-culturels et pédagogiques : comment définir objectivement un environnement satisfaisant pour un enfant (un environnement défavorable est un critère d'exclusion), ou une méthode pédagogique inadaptée (qui est également un critère d'exclusion) ? Sans doute rencontre-t-on ici une difficulté en partie liée à l'écart entre la méthodologie de la recherche objective qui conditionne la définition de facteurs d'exclusion, et la méthode clinique qui tient compte de la complexité de l'objet.
La notion de comorbidité réintroduit la psychopathologie à travers de nombreuses associations entre trouble spécifique des apprentissages et trouble psychopathologique. La dyslexie constitue un facteur de risque élevé pour d'autres troubles. Le paragraphe « troubles comportementaux et émotionnels associés » réintroduit ainsi une dimension psychopathologique des troubles dits spécifiques, dont il apparaît difficile d'affirmer la nature secondaire sinon de manière tautologique, en se référant à la définition préalable de ceux-ci (« spécificité »). En fait, ici aussi s'oppose une perspective catégorielle, pour laquelle la relation entre trouble des apprentissages et troubles psychopathologiques (anxiété, troubles des conduites, dépression) ne peut être que causale et linéaire, les premiers causant les seconds, et une perspective dimensionnelle qui éclaire la dimension psychopathologique de tout troubles des apprentissages.
Il semble qu'un modèle causal linéaire monocausal (la question de l'origine est régulièrement posée) ne permette pas de prendre en compte ici les différentes dimensions ensemble, comme si prise en compte des processus cognitifs et des logiques psycho-affectives et environnementales s'excluaient mutuellement en tant que causes exclusives. Il en résulte une tendance à subordonner de manière réductrice la psychopathologie au fonctionnement cognitif (elle serait la conséquence du trouble des apprentissages), pour contester la subordination inverse et tout aussi réductrice des troubles des apprentissages aux facteurs psychologiques. Or l'une et l'autre démarches méconnaissent la nature des interrelations réciproques entre fonctionnement psychique et développement des apprentissages. Il reste à dégager les implications méthodologiques de cette interrelation pour une démarche de recherche.
En conclusion, l'expertise apporte des informations précieuses sur les mécanismes cognitifs et la compréhension neuropsychologique de certains troubles des apprentissages, et en déduit des recommandations pertinentes. Elle concerne différemment les chercheurs, neuropsychologues, orthophonistes, pédagogues et pédopsychiatres. Elle est d'un grand intérêt pour la reconnaissance et la compréhension de la dyslexie, dysorthographie et dyscalculie. Pour le pédopsychiatre, elle soulève, à partir des apprentissages, le problème général de l'intégration de la dimension neurocognitive et de ses mécanismes propres dans la clinique psychopathologique, notamment à travers la prise en compte pour certains troubles des apprentissages d'un déterminisme peu sensible aux facteurs environnementaux et psychologiques au moins à l'origine, déterminisme irréductible donc à une causalité psychologique ou environnementale. Mais cette autonomie est relative, et un modèle polyfactoriel ou pluridéterministe reste nécessaire pour comprendre ce qui est présenté ici comme associations ou comorbidité.
L'expertise interroge enfin l'intervention du pédopsychiatre dans la prise en charge de ce type de troubles (dyslexie, dysorthographie et dyscalculie). Elle l'invite à prendre en compte les données des recherches expérimentales et des neurosciences sur le développement, mais aussi à intégrer celles-ci à la psychopathologie clinique, sans opposer prise en compte des mécanismes cognitifs et prise en compte du sens de la conduite, pratiques de rééducation et de psychothérapies au sens large.

Nicolas Georgieff

Professeur de psychiatrie
Institut des Sciences Cognitives, Bron


Note de lecture

Spécialiste de l'histoire et de la philosophie de l'éducation et, plus particulièrement, des doctrines et pratiques pédagogiques, j'ai lu ce rapport avec grand intérêt, mais il va de soi que ce travail ne se situe absolument pas dans mon champ de recherche et relève d'une épistémologie qui m'est largement étrangère. Les remarques qui suivent sont donc des interrogations externes, d'un point de vue que je crois légitime, mais qui est, à l'évidence, très décalé par rapport à celui des auteurs de ce texte qui ont fait un travail considérable.
À ce que je peux savoir, le rapport de l'Inserm est assez largement inspiré du rapport commandé par le National Institute of Child Health and Human Development, intitulé National Reading Panel (2000). Compte tenu de l'importance internationale de ce dernier texte, on comprend que l'Inserm ait souhaité travailler sur les questions qu'il soulève. Il a, pour cela, repris de très nombreuses recherches anglophones, les recherches francophones étant, semble-t-il, assez rares (à l'exception, peut-être, du Québec où la spécification de TGA – troubles graves d'apprentissage – existe depuis vingt ans et mériterait, sans aucun doute, une étude précise quant à ses effets). L'utilisation d'un modèle anglophone pose donc déjà la question de l'importance du contexte culturel, sociologique et pédagogique, ainsi que de la transposition possible d'observations dans des domaines où les comparaisons sont assez difficiles (comme celui de l'apprentissage de langues aux caractéristiques très différentes les unes des autres). On peut s'interroger sur le petit nombre des recherches françaises et sur ses raisons ; on peut également se demander s'il n'aurait pas été utile de procéder à une comparaison de travaux anglophones et francophones sur des questions précises où ils existent dans les deux champs. Cela aurait peut-être éclairé le lecteur sur les conditions de transférabilité de ces travaux ainsi que sur les différences qu'ils révèlent.
Je note également que, dans l'équipe du National Reading Panel, comme dans celle qui a rédigé le rapport de l'Inserm, il ne semble pas y avoir de chercheurs venus des sciences sociales (sociologie, sciences de l'éducation), de l'histoire, de la philosophie et de la pédagogie. Je regrette cette absence qui, à mes yeux, compromet le caractère interdisciplinaire affiché de cette étude. S'agissant d'un travail qui touche des problèmes de société importants et de recommandations qui ont des conséquences fortes sur les projets et méthodes en matière d'éducation, cela me paraît dommageable. Certes, l'épistémologie de la recherche gagne en homogénéité et les résultats en lisibilité, mais on peut craindre que cela soit au détriment de la prise en compte de la complexité des situations. On peut craindre aussi que cette épistémologie présuppose ce qu'elle trouve, comme cela est légitime dans une démarche scientifique, mais comme cela peut être inquiétant dans une démarche qui se veut prospective et, surtout, prescriptive.
Plus précisément, il me semble que l'ensemble du travail néglige trois dimensions importantes à mes yeux : la dimension sociologique, la dimension de psychologie clinique et la dimension pédagogique. Sur le plan sociologique, les chercheurs indiquent que les enfants étudiés sont issus de tous les milieux sociaux (sans préciser s'il s'agit d'échantillonnages équilibrés) : il me semble que cela n'est pas suffisant pour affirmer que la variable sociale n'a aucun effet sur les troubles des apprentissages scolaires ; des recherches systématiques de corrélation auraient pu être engagées pour valider ou invalider ce qui reste une hypothèse de travail. Sur le plan de la psychologie clinique, on s'interroge sur la situation des enfants dans leur famille et leur fratrie, sur l'impact des trajectoires individuelles, en particulier en ce qui concerne les situations d'intégration culturelle difficile, sur l'existence de cas isolés et significatifs dans des contextes donnés... Une approche de ces différents éléments permettrait peut-être de nuancer certaines catégorisations, de moduler certains diagnostics et de présenter des typologies de « scénarios » plutôt que des typologies de pathologies. Sur le plan pédagogique, enfin, je suis surpris que les pratiques scolaires soient considérées, de fait, comme sans aucune importance sur les troubles des apprentissages scolaires. Cela signifie-t-il que tout se joue en amont et que la pédagogie n'a aucune importance ni dans la construction des difficultés, ni dans leur résolution ? Je ne peux pas, bien évidemment, imaginer que les chercheurs se rallient à une telle position, je crois, plutôt qu'il s'agit d'une posture épistémologique qui neutralise méthodologiquement des phénomènes qu'elle a décidé de ne pas étudier. Mais n'y a-t-il pas un danger alors à considérer ses résultats comme susceptibles de servir de base à des prescriptions, sachant que, justement, ces prescriptions sont contenues dans la posture épistémologique elle-même et qu'elles seront donc individuelles, cognitives et thérapeutiques, trois caractéristiques fortes qu'on ne trouve en aval que parce qu'on les a postulées en amont ? Au bout du compte, en dépit des précautions oratoires du rapport, ce dernier ne tient que si l'on sépare les causes biologiques des causes pédagogiques et sociales des « difficultés d'apprentissage ». Bien évidemment, je ne conteste nullement l'objectivité des recherches présentées (garanties par la méthode expérimentale), mais je m'interroge sur leur validité et, encore plus, sur leur légitimité à permettre de faire des prescriptions.
L'histoire de la pédagogie est, sur cette question, très éclairante : les travaux scientifiques y sont toujours mobilisés en raison de ce que, précisément, ils portent des solutions axiologiquement acceptables dans leur épistémologie de référence. Ainsi ont fonctionné, pour rester dans un passé récent, la psychosociologie, l'approche psychanalytique et la psychologie génétique piagétienne. À cet égard – et c'est ce qui est regrettable à mon avis – les auteurs du rapport font bien de la pédagogie alors qu'ils laissent entendre qu'ils n'en font point : ils proposent une vision de l'éducation et des pratiques éducatives susceptibles, à leurs yeux, de contribuer au développement et aux apprentissages des enfants cohérentes avec leur méthodologie de recherche... Mais ils font ces propositions sans les interroger du point de vue axiologique et pédagogique. C'est une pédagogie qui s'ignore comme telle. Et qui se présente de telle manière qu'elle décourage systématiquement (et scientifiquement) toute critique.
De quelle pédagogie s'agit-il ? Il s'agit d'un modèle qui s'inscrit dans toute une histoire des idées éducatives depuis un siècle (on peut en dater l'apparition au Plan Dalton en 1905), celui de l'éducation comme « remédiation individuelle cognitive ». Ce courant a été fécond et a produit de nombreux « systèmes pédagogiques » : des travaux ont été menés sur leurs effets et leurs résultats sont très contrastés et polémiques (c'est le cas, en particulier, des outils d'éducabilité cognitive). Il n'est pas question de le rejeter complètement. En revanche, il est possible de l'interroger sur plusieurs plans : 1) la remédiation érigée en principe pédagogique absolu renvoie toujours à une recherche des causes en amont qui, le plus souvent, conduit au biologique, parce que ce dernier est, tout simplement, aujourd'hui « l'amont absolu » (ce n'était pas le cas dans une société animiste ou religieuse) ; 2) cette « biologisation » clairement exprimée ou euphémisée conduit systématiquement à l'élaboration de typologies dont les effets d'assignation et d'enfermement sont bien connus par ailleurs ; l'histoire montre que ces typologies sont toujours remises en question et que c'est par leur subversion que les pratiques pédagogiques progressent ; 3) la considération des troubles sous l'angle exclusivement endogène (à partir de « troubles primaires dont l'origine apparaît indépendante de l'environnement socioculturel ») a pour conséquence systématique de négliger toutes les interactions sociales, familiales, des pairs, dans les institutions éducatives ; 4) en procédant ainsi, on paralyse ou discrédite toute inventivité et toute recherche rigoureuse sur ces interactions, en particulier, dans l'acte pédagogique ; j'ai montré, pour ma part, le caractère radicalement hétérogène des « solutions » efficaces en pédagogie, au regard de l'analyse des causes des difficultés ; 5) au bout du compte, c'est toujours la pathologisation de la difficulté scolaire qui se profile, avec un dessaisissement des enseignants et un surinvestissement des personnels de santé très spécialisés ; 6) dans le cas d'espèce, cette pathologisation se réduit à une approche cognitive qui, malgré ses dénégations, isole un segment dans l'individu quand elle prétend le traiter dans sa globalité ; 7) cet isolement permet de faire passer au second plan de graves dysfonctionnements sociaux qui sont ainsi exonérés de toute responsabilité ; 8) dans la conjoncture actuelle, cette démarche se traduit par la chaîne « repérage–dépistage–diagnostic–prise en charge » ; il est à craindre que cela corresponde à une dérive de notre société qui, au lieu de mettre en place des situations susceptibles de favoriser les apprentissages, propose un marché du « soutien » et de la « remédiation » qui, à terme, devrait être médicalisé et remboursé par les mutuelles de santé ; 9) cela provoquera inévitablement une marginalisation des sujets ainsi traités et renforcera les forces centrifuges déjà à l'œuvre dans notre société.
Ainsi sommes-nous en face d'une conjonction préoccupante entre une approche purement fonctionnaliste et catégorielle des apprentissages et le paradigme individualiste et libéral qui régit nos sociétés. En réifiant les difficultés survenues à un moment donné de l'histoire d'un enfant (et qui peuvent disparaître assez vite, comme en attestent plusieurs études que j'ai pu mener, sans que des remédiations cognitives individuelles aient été mises en place), on crée une entité sociale qui risque de transformer le symptôme en réalité durable. La « nomination » même des troubles, consubstantielle à la catégorisation, produit, dans le champ social, des formes de communication stigmatisantes quand elle ne génère pas simplement, par un effet d'« aspiration » des comportements, ce qu'elle prétend décrire. Tout cela va dans le sens de l'objectivation du sujet et de la marchandisation de son éducation... En tant que pédagogue, il me semble, au contraire, particulièrement important de repérer en quoi l'éducation peut demeurer un facteur de résistance à cette réification : la pédagogie dont je me réclame insiste, en effet, sur l'éducation comme élaboration de situations permettant l'émergence d'un sujet. Et de « sujet », il n'est pas question dans ce rapport de l'Inserm (à cet égard, il me paraît en retrait par rapport à de multiples travaux effectués en médecine où l'implication du sujet et de son histoire dans sa propre guérison est mise en évidence).
Bien évidemment, il n'est pas question, pour autant, de nier l'intérêt de ces recherches et de ces résultats : il faut néanmoins, à mes yeux, les manipuler avec beaucoup de précautions. Je préconiserais, pour ma part, de constituer toujours, pour examiner les troubles d'apprentissage, des équipes pluridisciplinaires comportant des spécialistes issus des sciences sociales, des historiens, des philosophes et des pédagogues. Cela devrait être le cas aussi bien pour les expertises au plus haut niveau que dans la considération des problèmes concrets sur le terrain. C'est, d'ailleurs, la condition pour que les praticiens, légitimement réfractaires au discours applicationniste et scientiste, puissent être partie prenante du travail contre les « troubles spécifiques des apprentissages scolaires » et pour la réussite de tous les enfants.

Philippe Meirieu

Professeur en sciences de l'éducation
Université Lumière-Lyon 2


Réponse du groupe d'experts à la note de lecture de Philippe Meirieu

Pour cette expertise collective intitulée « Dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, bilan des données scientifiques » menée sous l'égide de l'Inserm, la recherche bibliographique a été effectuée dans les bases documentaires scientifiques internationales dans lesquelles tous les champs disciplinaires sont représentés. Elle a permis de recueillir, comme pour toutes les autres expertises collectives quel que soit le sujet traité principalement, des travaux en langue anglaise y compris les travaux émanant d'équipes françaises dont les publications sont soumises aux critères standards d'évaluation. Des publications issues du rapport commandé par le National Institute of Child Health and Human Development sont référencées dans trois chapitres de l'expertise.
Les experts ont été recrutés sur la base de leurs publications dans le domaine de l'expertise c'est-à-dire les troubles « spécifiques » des apprentissages (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie) défini avec le commanditaire. Les disciplines suivantes étaient représentées : psychologie, neuropédiatrie, neurologie, épidémiologie, sciences cognitives, psycholinguistique, neuro-cognition.
La confusion entre difficultés d'apprentissages et troubles « spécifiques » des apprentissages (définis selon les normes internationales) est fréquente et parfois même exploitée pour permettre des digressions hors sujet. Pour éviter tout malentendu sur le travail effectué par les experts, le choix a été fait d'intituler l'ouvrage « dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, bilan des données scientifiques » termes plus précis que « troubles spécifiques des apprentissages scolaires ».
Les travaux menés en France sur la dyslexie sont importants en nombre et en qualité. On peut regretter qu'ils soient moins nombreux en ce qui concerne la dysorthographie ou la dyscalculie mais plusieurs équipes, notamment à l'Inserm, s'intéressent à ce sujet. Des collaborations internationales caractérisent généralement des disciplines comme la neuro-imagerie ou la génétique. Dans ces domaines, la question de la transférabilité des données ne se pose pas. Les travaux en sciences de l'éducation et en sciences sociales concernant la dyslexie, la dysorthographie et la dyscalculie et qui présentent des résultats dépendants du contexte linguistique ont été analysés dans plusieurs chapitres de cette expertise.
La confusion qui transparaît dans le propos de Philippe Meirieu entre des difficultés d'apprentissage dont les causes peuvent être sociologiques, pédagogiques ou psychologiques et des troubles tels que la dyslexie, la dysorthographie et la dyscalculie pose question car ces derniers ne peuvent pas être considérés et pris en charge de la même manière que des difficultés temporaires d'apprentissages.
L'objectif du travail réalisé par les experts, à travers ce bilan des connaissances, est d'informer les parents, les enseignants, les éducateurs et les professionnels de santé qu'il n'y a aucun bénéfice à vouloir « médicaliser » des difficultés temporaires d'apprentissage qui ne sont pas reconnues comme des troubles « spécifiques » des apprentissages. Le terme « spécifiques » signifie ici, selon la classification internationale des maladies de l'OMS, qu'il s'agit de troubles d'origine neuro-developpementale souvent sévères, persistants et qui vont nécessiter non seulement une prise en charge individuelle mais des aménagements et adaptations scolaires pour permettre aux élèves de surmonter leur handicap tout au long de leur scolarité (primaire, secondaire et universitaire) y compris au moment des examens et des concours. Un décret récent concerne cet aspect.
Même si les travaux analysés par les experts indiquent bien que la dyslexie se rencontre dans tous les milieux sociaux, cela ne signifie pas que « la variable sociale » n'a aucun effet sur les troubles des apprentissages scolaires, fussent-ils des troubles « spécifiques ». Un milieu familial stimulant au plan psycho-éducatif est en effet une chance pour un enfant atteint de dyslexie de pouvoir mieux et plus rapidement surmonter son handicap.
Le texte de Philippe Meirieu présente l'intérêt de pointer le paradoxe clairement énoncé par Jean-François Demonet lors de la réunion du 16 janvier : comment admettre que « des aptitudes hautement dépendantes de la culture et des apprentissages scolaires s'avèrent, à la lumière des travaux scientifiques, étroitement liées à des particularités de l'organisation du cerveau humain, voire à des particularités du génome ». Est-ce à dire pour autant que l'influence d'un facteur génétique signe un déterminisme ? Il est évident que non puisque le fait est probabiliste et que la résultante est dépendante de l'interaction avec les facteurs environnementaux. Ainsi, il n'y a pas de paradigme exclusivement biologique ou de paradigme exclusivement environnemental (sociologique, pédagogique, psychologique...).
Le propos de Philippe Meirieu « la nomination » même des troubles, consubstantielle à la catégorisation, produit, dans le champ social, des formes de communication stigmatisantes quand elle ne génère pas simplement, par un effet d'« aspiration » des comportements, ce qu'elle prétend décrire » ne correspond pas à l'expérience des représentants des associations de familles plusieurs fois rencontrés au cours de l'expertise. Tous ceux qui ont vécu de près la souffrance générée par un trouble spécifique d'apprentissage savent que « nommer » le trouble est le meilleur moyen de le surmonter. Le groupe d'experts, composé de chercheurs mais aussi de cliniciens en contact avec les familles et les enfants en consultation, souligne dans les recommandations la nécessité de reconnaître, diagnostiquer et prendre en charge (soin et pédagogie) des troubles tels que la dyslexie, la dysorthographie et la dyscalculie parce qu'il en va de l'intérêt de l'enfant pour la poursuite de ses apprentissages scolaires et de son intégration sociale. Renoncer à considérer certains troubles des apprentissages comme un « handicap » sévère peut-être une attitude inappropriée pour les enfants et leur famille, et également déstabilisante pour certains enseignants. Ces derniers qui, loin de se démobiliser face aux problèmes d'apprentissage, apprennent de mieux en mieux à intégrer dans leur pratique quotidienne ce handicap et ses mécanismes.
En aucun cas « l'éducation » n'est conçue dans l'expertise sur le modèle de la remédiation individuelle cognitive. Elle est au contraire conçue comme la prise en compte des particularités de chaque enfant, de ses difficultés propres, conduisant à la mise en place en première intention de mesures pédagogiques adaptées, visant à éviter le recours systématique à la médicalisation. La remédiation individuelle cognitive ne concerne que les enfants résistants aux actions pédagogiques. Mais là encore, cette remédiation ne peut être conçue qu'en interaction avec la mise en place de mesures pédagogiques sur le lieu de l'école. Pour la plupart des cliniciens, des éducateurs, des chercheurs et des familles cette situation de « résistance » appelle à prendre en charge l'enfant avec les acquis de la connaissance scientifique. C'est pour répondre à cet objectif que le groupe d'experts a réalisé sans a priori cette synthèse de la littérature scientifique destinées à apporter un éclairage scientifique utile (nécessaire mais non suffisant) aux décideurs selon le principe même de l'expertise collective Inserm.
La partie III de l'expertise témoigne du fait que la recherche vise moins à identifier des causes en amont que des mécanismes explicatifs, et ne conduit pas au biologique seul mais aux interactions entre le biologique et les facteurs environnementaux, dans le sens large de ce terme. L'expertise plaide en particulier pour la mise en place d'expérimentations pédagogiques. Ces expérimentations peuvent être particulièrement novatrices et efficaces dès lors qu'elles mettent à profit une meilleure compréhension des mécanismes sous-tendant les troubles. En faisant le point sur l'état actuel des connaissances scientifiques sur ces mécanismes, l'expertise présente également l'intérêt de susciter des recherches à visée applicative.
Les recommandations formulées par le groupe d'experts ne peuvent en aucun cas être considérées comme des « prescriptions ». Elles sont des propositions issues d'une analyse de la littérature scientifique, littérature dont les insuffisances, les manques et les limitations sont énumérées tout au long du travail. Elles doivent être remises dans un contexte d'opérationnalité, débattues avec l'ensemble des professionnels concernés et les représentants des associations de patients et de la société civile, de façon à ce que tous les points de vue et toutes les postures épistémologiques puissent être pris en considération avant qu'une quelconque « prescription » puisse être valablement édictée. C'est dans cet esprit et pour amorcer cette deuxième étape que la synthèse et les propositions de recommandations de l'expertise ont fait l'objet de discussions élargies lors des rencontres-débats du 5 juillet 2006 et du 16 janvier 2007 avec des représentants des professionnels concernés, des associations de patients, des chercheurs et cliniciens et que les commentaires de ces participants sont joints à l'expertise.


Copyright © 2007 Inserm