Handicaps rares : Contextes, enjeux et perspectives
2013
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Avant-propos
Les handicaps rares ont été définis en France dans les
textes réglementaires par une faible prévalence (inférieure à 1 cas pour
10 000 habitants), une combinaison de déficiences et de
limitations nécessitant une prise en charge complexe pour laquelle il
existe peu d’expertise d’intervention (au niveau de la détection, de
l’évaluation fonctionnelle et de l’accompagnement).
Dans le cadre du Schéma national d’organisation sociale
et médico-sociale pour les Handicaps Rares 2009-2013, la Caisse
nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) a sollicité l’Inserm
pour la réalisation d’une expertise collective multidisciplinaire sur la
question des handicaps rares.
La mission de l’expertise collective coordonnée par
l’Inserm est d’apporter, sur un sujet de santé publique, un bilan des
connaissances scientifiques disponibles, publiées en France et à
l’étranger, dans un but d’aide à l’orientation des politiques publiques.
La recherche d’une bibliographie scientifique sur le
sujet s’est heurtée à un problème de terminologie car la notion de
« handicaps rares » ne correspond à aucune entité nosologique
permettant l’utilisation du mot clé « handicap rare » pour
l’interrogation des bases de données bibliographiques internationales.
Pour la constitution du fonds documentaire, la démarche a
consisté en l’utilisation de nombreux mots clés permettant d’approcher
la notion de handicaps rares à partir de la littérature plus large sur
les handicaps ainsi que sur des configurations spécifiques de handicap
rare bien définies. Par ailleurs, les connaissances publiées disponibles
dans le domaine des handicaps rares ne sont pas uniquement le produit
de la recherche académique, mais elles sont aussi le résultat
d’expériences de professionnels, d’où l’intérêt de recueillir la
« littérature grise ».
Pour répondre à la demande du commanditaire, une première
approche s’est attachée à rechercher les spécificités des handicaps
rares à partir de l’analyse de différentes disciplines scientifiques
(épidémiologie, sociologie, psychologie, économie, linguistique). Des
aspects qui peuvent être communs aux différentes situations de handicaps
rares ont ainsi été abordés :
• définitions (historique de la notion, référence aux classifications internationales) ;
• recherche de données de prévalence ;
• stratégies d’intervention (éducation et scolarité,
accompagnement des familles, communication et langage, coût des prises
en charge…).
Une deuxième approche a consisté à aborder, sous un angle
à la fois clinique et scientifique, plusieurs configurations
illustratives pouvant servir de « modèles » et aider à
conceptualiser une problématique de prise en charge
(diagnostic-évaluation, stratégie d’intervention, trajectoire de vie…).
Les situations suivantes ont été plus particulièrement analysées :
• une association de plusieurs déficiences
sensorielles comme la surdicécité qui est la situation de handicap rare
actuellement la plus documentée ;
• la combinaison de troubles mentaux et de troubles
moteurs ou sensoriels ou de pathologies chroniques graves (l’autisme
associé à une épilepsie grave ou une déficience sensorielle) ;
• les déficiences cognitives associées à des déficiences sensorielles ou motrices (polyhandicaps sévères ou Profound intellectual and multiple disabilities « PIMD ») ;
• la maladie de Huntington du fait de son caractère
évolutif avec l’apparition de plusieurs déficiences (troubles moteurs,
cognitifs, psychiatriques).
Pour guider le travail du groupe d’experts, les questions suivantes leur ont été proposées :
• Quelles sont les définitions et représentations des handicaps rares en France et à l’étranger ?
• Quelles sont les données ou les estimations sur la prévalence de ces situations en France et à l’étranger ?
• Dans quel contexte de politique du handicap est
organisée la prise en charge des personnes en situation de handicap rare
en France ?
• Comment sont organisées la scolarité, l’insertion
sociale et professionnelle des personnes en situation de handicap
rare ?
• Quelles sont les données sur le développement cognitif des personnes présentant un handicap rare ?
• Quelles sont les données sur le langage et la
communication chez les personnes, enfants et adultes, présentant un
handicap rare ?
• Existe-t-il des aides technologiques utiles aux personnes en situation de handicap rare ?
• Que sait-on sur le rôle des familles, des aidants et des associations ?
• Quels sont les coûts induits par la prise en
charge et l’accompagnement des personnes en situation de handicap
rare ?
• Pour les quatre configurations illustratives :
• Quelles sont les données sur l’évaluation des déficiences ?
• Que sait-on concrètement sur les différents modes
d’accueil, de prise en charge et d’accompagnement selon les
handicaps ?
• Connaît-on les trajectoires de vie, les capacités d’« empowerment » et la qualité de vie des personnes atteintes et de leur entourage ?
La difficulté de délimiter la question des handicaps
rares a nécessité de la part du groupe d’experts un travail important de
conceptualisation. En cela, cette expertise peut être considérée comme
exploratoire.
À partir de son analyse, le groupe d’experts s’est
attaché à proposer des pistes de réflexion pour l’élaboration d’un cadre
conceptuel partageable avec l’international autour de la notion de
handicaps rares. Ce cadre permettrait de contribuer à une meilleure
connaissance et compréhension des handicaps rares avec pour finalité
d’améliorer l’accompagnement et le bien-être des personnes.
La synthèse, résumant les principales données et
réflexions des chapitres d’analyse du rapport d’expertise, est suivie de
recommandations d’actions et de pistes de recherche élaborées et
validées collectivement par le groupe d’experts. Les chapitres d’analyse
sont présentés ensuite puis les communications des personnes qui ont
été auditionnées.
Considérations préliminaires
Le groupe d’experts, réunis par l’Inserm pour établir un
bilan des connaissances actuelles relatives aux « handicaps
rares », a été confronté à deux difficultés importantes. La
première a été l’absence d’une littérature scientifique traitant
directement de la question des handicaps rares : si le terme
apparaît dans la législation française, il n’apparaît pas, ni son
équivalent anglais « rare disability », dans les bases
de données bibliographiques. En France, la littérature existante sur la
question est essentiellement composée de littérature grise :
rapports publiés à la demande des autorités, enquêtes réalisées par les
associations, articles publiés dans des revues professionnelles (type
« Réadaptation »). De manière plus générale, les recherches
sur le handicap, inexistantes il y a trente ans, se sont depuis
développées en France et au niveau international. Des équipes se sont
constituées, sous le courant anglo-saxon des Disability Studies,
et en France, de manière plus éparpillée (pour un recensement des
recherches et équipes en France, voir l’important travail de l’Onfrih1
). Une littérature scientifique sur le handicap existe, mais reste
balbutiante, dans beaucoup de domaines ; c’est particulièrement le
cas pour les aspects économiques du handicap et de certaines
thématiques (comme celle de la famille). À défaut d’une littérature
traitant directement des « handicaps rares », le groupe
d’experts s’est appuyé sur cette littérature générale, s’efforçant d’en
extraire des applications pour la problématique des « handicaps
rares ».
La deuxième difficulté a été, en lien avec le peu de
littérature scientifique sur les « handicaps rares »,
l’absence de définition scientifique du terme. Le législateur a donné,
en 2000, une définition politique : les handicaps rares ont été
définis comme des combinaisons de déficiences requérant des techniques
d’accompagnement spécialisées. L’un des problèmes posés par cette
définition est que la rareté (qui définit le handicap
« rare ») est relative à l’offre médico-sociale telle qu’elle
est organisée sur le territoire français. Cette définition est
pertinente d’un point de vue politique car elle a permis d’identifier
certaines catégories de personnes (voir chapitre 1 de cet ouvrage), mais
elle n’est pas opérationnelle lorsqu’il s’agit d’explorer la question
d’un point de vue scientifique.
Pour caractériser scientifiquement la notion de
« handicaps rares », il est nécessaire de fixer un cadre
analytique cohérent et précis. Actuellement, au niveau international, le
cadre conceptuel pour penser le handicap est celui de la Classification
Internationale du Fonctionnement, du Handicap et de la Santé (CIF).
Dans le cadre de la CIF2
, le handicap a été défini comme une restriction de participation
sociale résultant de l’interaction entre les caractéristiques propres à
la personne (dont les déficiences et les limitations d’activité) et les
facteurs environnementaux. Le handicap étant défini comme le résultat
d’une interaction complexe, il paraît, dans un premier temps, difficile
de lui appliquer la notion de rareté. La CIF permet de décrire des
situations de handicap, qui se révèlent dès lors toujours des situations
singulières dans leurs combinaisons et dans leurs différentes
dimensions (interactions entre les différents éléments produisant le
handicap). Elle ne donne pas – a priori du moins – de critères
permettant de regrouper ces situations, d’identifier des similarités ou
des différences organisant des catégories de « handicap »,
qu’elles soient rares ou fréquentes. Si l’on restreint la notion de
handicap uniquement à la troisième dimension, c’est-à-dire à la
restriction de participation sociale, il est également difficile
d’imaginer que certaines puissent être rares. D’un point de vue
scientifique, et dans le cadre de la CIF, associer l’idée de
« rareté » à celle de « handicap » est donc loin
d’être évident.
Au-delà de la possibilité d’une telle définition
consensuelle, le groupe s’est posé la question de son intérêt.
Politiquement, l’émergence de la notion a été très importante, elle a
permis de pointer une problématique spécifique, de mobiliser et de
mettre en place un dispositif institutionnel pour tenter d’y répondre.
La question de l’intérêt à définir scientifiquement une telle catégorie
– qui ne peut être qu’hétérogène – est plus difficile. Il est,
par ailleurs, intéressant de la comparer à la catégorie « maladies
rares », qui résulte d’une construction politique, sous
l’influence d’une part des pouvoirs publics, d’autre part des
associations. La notion a émergé aux États-Unis dans les années
1970-1980 pour désigner des pathologies dont les traitements (qui seront
qualifiés de « médicaments orphelins ») n’étaient pas
rentables ; elle a ensuite été diffusée en Europe. Le taux de
prévalence définissant la maladie rare est d’ailleurs différent aux
États-Unis, en Europe et au Japon. La différence avec la question du
handicap rare est que la « maladie » est une « entité
identifiée ». Bien qu’étant une réalité elle aussi complexe, elle
fait l’objet d’un processus d’identification médical (diagnostic posé
par le clinicien), identification qui est alors reprise par les
différentes disciplines scientifiques. Ainsi, dans le cas des
« maladies rares », les scientifiques, pour développer leurs
recherches, se sont saisis des définitions existantes : politique
et médicale (processus de diagnostic). Ils ne s’interrogent pas, a
priori, sur ce que sont les maladies et les maladies rares.
Le handicap, quant à lui, malgré les importants progrès
réalisés depuis 30 ans, ne fait pas l’objet d’un tel processus
consensuel d’identification, allant au-delà des simples catégories
« handicap mental », « handicap physique »… En
outre, la notion (et de nouveau, malgré le cadre conceptuel de la CIF)
reste plurivoque : désignant soit les déficiences, soit les
incapacités, soit la restriction de participation sociale. D’où ces
questions récurrentes de la possibilité et de l’intérêt d’une définition
scientifique a priori des « handicaps rares », qui tiennent
d’une part, à la définition même de la notion de « handicap »
(multidimensionnelle et interactive), et d’autre part, à l’association
du qualificatif de « rare » et du terme
« handicap ».
Pour opérer cette association entre les deux notions
« handicap » et « rareté », et surtout pour tenter
de lui donner un sens, le groupe d’experts s’est interrogé sur
l’opportunité de mobiliser des notions connexes. Ainsi, la relation
entre rareté et sévérité a été examinée. Du point de vue théorique, il
paraît évident que plus un « handicap » (entendu ici comme
ensemble de déficiences) est sévère, plus il sera rare en termes de
prévalence. Cette approche de la rareté à partir de la sévérité est
discutée dans le chapitre « Épidémiologie ». Deux questions
sont soulevées : d’une part, la difficulté à définir des critères
de sévérité, d’autre part, et plus fondamentalement, le fait qu’une
définition en termes de sévérité ne dit rien de la nécessité ou pas d’un
accompagnement très spécialisé. En d’autres termes, cette analyse fait
particulièrement apparaître l’écart existant entre une définition
scientifique a priori de la rareté (qui serait objective et reposerait
par exemple sur la prévalence) et une définition politique de cette
notion (qui est de fait relative et définit la rareté en lien avec une
organisation institutionnelle, c’est-à-dire, finalement, a posteriori).
La notion de masse critique, proposée dans ce même chapitre, apparaît
comme une piste de réflexion à développer pour résorber cet écart
existant entre les deux conceptions. Le groupe d’experts s’est de la
même manière interrogé sur les liens existants entre
« rareté » et « complexité », notion qui apparaît
déjà ci-dessus lorsque nous avons évoqué la CIF. La complexité désigne à
la fois la multiplicité des dimensions caractéristiques d’une situation
(liées à la personne ou à l’environnement) et l’interactivité de ces
dimensions. Derrière la rareté, peut se trouver la complexité, et
inversement. Le cercle paraît inextricable. Ce constat a conduit le
groupe d’experts à insister sur la nécessité de décrire les situations
(de décrire cette complexité) en utilisant le cadre conceptuel de la
CIF. On ne peut plus ignorer, actuellement, ce cadre et les outils qui
en découlent. En l’absence d’une littérature scientifique sur la
question, la description des situations est la première étape, sur
laquelle pourront se construire une définition et une connaissance
scientifique.
Si l’analyse de la littérature générale sur le handicap a
permis d’ouvrir des pistes de réflexion et de recherche sur la notion
de « handicaps rares » et sur les problématiques qui y sont
associées, il est apparu au groupe d’experts, qu’à l’inverse, la
recherche sur certaines situations de « handicaps rares »
pouvait apporter quelque chose au handicap en général. En effet, comme
cela apparaît dans les différents chapitres, la notion « handicaps
rares » questionne les pratiques et les connaissances. L’historique
de la notion montre que sa définition est intrinsèquement liée à une
réflexion et une critique des prises en charge existant dans le champ du
handicap. La question des handicaps rares incite à modifier et innover
les pratiques d’accompagnement, ce qui pourra avoir un impact bénéfique
pour l’ensemble des personnes handicapées.