2011


ANALYSE

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Accidents liés au travail

Il est naturel de s’interroger sur les liens entre « stress » et accidents au travail (ou liés au travail), particulièrement chez les indépendants, mais les données disponibles sur la question sont parcellaires. Les études publiées sur l’existence et l’importance de ce lien ne portent pas spécifiquement sur des populations d’indépendants. La plupart des facteurs en cause dans les accidents au travail concernent cependant autant, voire plus, les indépendants que les salariés ou les agriculteurs. Un autre problème, non spécifique à cette dimension de santé, est que le terme « stress » est largement utilisé par certains auteurs avec des contenus extrêmement variés. Avant de détailler quelques résultats, il convient de s’interroger sur ce que recouvre la notion d’« accident ». La question des mécanismes causaux est aussi à discuter, car elle conditionne ce qui, dans la littérature disponible, est à privilégier sur cette question. Ici ont été considérées en priorité les études longitudinales, pour lesquelles les biais de mémorisation sont limités ; certaines études transversales portant sur des questions spécifiques ou comportant une discussion sur les mécanismes causaux ont également été prises en compte.

Accidents liés au travail, de quoi parle-t-on ?

La notion d’accident corporel paraît simple, il s’agit des conséquences d’un événement imprévu qui peut être daté très exactement, une cause externe, le plus souvent matérielle, étant identifiable. En anglais, les termes « injury » (blessure, lésion) ou « accident » peuvent être utilisés. En pratique, la limite entre « maladie » ou « trouble » et « accident » est cependant floue. Parmi les « accidents » ou « injuries » sont bien souvent comptabilisées des conséquences de sur-sollicitations ou de mouvements forcés, par exemple des lombalgies aiguës ou des tendinites, autrement dit des troubles musculosquelettiques. Il en est ainsi en France : une douleur aiguë au bas du dos survenue chez un salarié lors de la manipulation d’une charge lourde pourra être considérée comme un accident du travail. La distinction entre « accidents » et « maladie » est de fait assez arbitraire, et ceci n’est pas propre à la France : dans une étude menée aux États-Unis, les troubles musculosquelettiques (musculoskeletal conditions) constituent 31,9 % des accidents liés au travail (Dembe et coll., 2004renvoi vers). Dans une vaste enquête transversale menée au Canada, l’origine de 26,4 % des accidents liés au travail est une sur-sollicitation ou un mouvement forcé (Wilkins et Mackenzie, 2007renvoi vers).
Les catégories médico-administratives ont un poids important, et rendent difficiles les comparaisons entre études. Très souvent, les définitions utilisées correspondent à des catégories telles que des accidents indemnisables ou indemnisés, ou reconnus comme liés au travail. Or ces catégories diffèrent d’un pays à un autre ; en France, par exemple, les « accidents de trajet » des salariés sont souvent regroupés avec les accidents de travail, mais ce n’est pas le cas dans tous les pays. Même si les personnes enquêtées reçoivent des explications sur ce qu’il faut entendre sous le terme d’accidents liés au travail, il leur est probablement difficile de ne pas tenir compte des catégories qui leur sont les plus habituelles. Ceci pourrait expliquer que dans une étude menée en Lorraine les artisans et commerçants déclarent beaucoup moins d’« accidents de travail » que les ouvriers, alors que ces mêmes professions se situent très largement en tête pour les accidents de la circulation sans précision sur le lien avec le travail (Khlat et coll., 2008renvoi vers). Pour les indépendants, la notion d’accident de la circulation est a priori plus pertinente que celle d’accident de trajet (domicile-travail).

Réseau de causalité autour de « stress » et accident

Par rapport à la plupart des maladies, les accidents sont caractérisés par l’existence d’une cause immédiate (par exemple, un outil coupant, ou une collision entre deux véhicules). Exercer un métier exposé de ce point de vue, du fait de la manipulation d’outils, ou de déplacements dans le travail, par exemple, est donc un facteur de risque d’accident. En amont de ces facteurs, ou en interaction avec eux, être fatigué ou « stressé » est susceptible d’augmenter le risque d’accident. Quelques auteurs proposent des modèles de causalité relativement élaborés, incluant des facteurs personnels et des facteurs liés à l’organisation du travail.
Dembe et ses collègues proposent un modèle conceptuel dont une version à peine modifiée serait pertinente pour les indépendants (Dembe et coll., 2005renvoi vers) : la fatigue et le stress sont considérés comme des variables intermédiaires, d’une part causes potentielles d’accident, d’autre part conséquences de facteurs plus généraux (comme le nombre d’heures travaillées). Les facteurs liés à l’activité pratiquée sont également évoqués, ainsi que les caractéristiques personnelles telles que l’âge, des facteurs psychologiques, la consommation de certaines substances ou l’existence d’autres problèmes de santé. Parmi les variables « en amont », causes potentielles de stress, une étude mettant en évidence les liens entre stress perçu et accidents parmi les agriculteurs indique que les deux sources de stress les plus habituelles dans cette population étaient les problèmes financiers et le sentiment d’avoir trop de travail (Simpson et coll., 2004renvoi vers). Encore en amont, les contraintes liées au contrat de travail (ou au lien de subordination vis-à-vis de donneurs d’ordre) sont évoquées par d’autres auteurs (Kirschenbaum et coll., 2000renvoi vers). Le rôle du soutien social au travail, évoqué par Dembe, est retrouvé dans plusieurs études, mais serait à discuter concernant les indépendants. Si les mauvaises relations avec les collègues augmentent le risque d’accident des salariés, qu’en est-il pour les indépendants ? Avoir des collègues, et particulièrement des collègues avec lesquels les relations sont bonnes, pourrait être protecteur. Le fait de devoir travailler seul pourrait être facteur d’accident, mais ceci n’est pas documenté. De même, si l’organisation du travail au niveau de l’entreprise est un facteur à prendre en compte, la liberté dont bénéficient les indépendants pourrait se traduire par plus de possibilités d’accidents du fait d’un travail moins encadré, par exemple concernant les règles de sécurité ou les équipements. Le rôle potentiel de ces deux facteurs spécifiques aux indépendants (travailler seul, moins de « règles » dans le travail) ne semble pas être documenté. Concernant les relations avec les donneurs d’ordre et le contrat de travail, il est a priori pertinent d’extrapoler aux indépendants les résultats observés pour les salariés, mais une prise en compte plus précise des situations rencontrées par les indépendants serait nécessaire.
Plusieurs auteurs insistent sur le rôle du nombre d’heures travaillées, sans que l’approche méthodologique soit toujours optimale, en effet, cette relation est attendue, car plus on travaille, plus le risque d’accident augmente (Dembe, 2005renvoi vers).
Dans plusieurs études, le modèle de Karasek a été utilisé pour étudier les liens entre facteurs de stress et risque d’accident. Des différentes composantes de ce modèle, la dimension « demande psychologique » paraît la plus pertinente. En particulier, les liens observés entre latitude décisionnelle et risque d’accident sont susceptibles de disparaître si l’on tient compte de l’environnement de travail, car les sujets les plus exposés aux accidents sont ceux qui ne travaillent pas dans un bureau, qui manient des outils, situations où la latitude décisionnelle est moindre (Swaen et coll., 2004renvoi vers).

Forte demande au travail et risque d’accident

Dans l’étude de cohorte de Maastricht sur la fatigue au travail, plus de 7 000 salariés de tous âges, appartenant à 45 entreprises du sud des Pays-Bas, ont été suivis de 1998 à janvier 2001. Au début de l’étude, les sujets ont répondu au questionnaire de Karasek, ainsi qu’à d’autres questions sur les conditions de travail (Swaen, 2004renvoi vers). La probablilité de survenue en 2000 d’un accident (injured in an occupational accident) ayant nécessité le recours à un médecin ou à un kinésithérapeute est doublée ou presque doublée dans les situations de demande psychologique élevée, de demande émotionnelle au travail élevée, de conflit avec les collègues, de conflit avec les supérieurs, ceci après ajustement sur l’environnement de travail.
Une étude prospective finlandaise, sur la période 1997-1999, met également en évidence le rôle des problèmes interpersonnels et de conflits dans la collaboration au travail dans la survenue d’accidents touchant le personnel hospitalier (Salminen et coll., 2003renvoi vers). Pour les femmes, largement majoritaires dans cette étude, une charge de travail déclarée « élevée » était aussi facteur d’accident.
Une autre étude menée en Corée a porté sur 1 209 travailleurs de petites et moyennes entreprises, suivis 6 mois et interrogés lors du second questionnaire sur la survenue de blessures ou de lésions, même minimes, au travail, dans les 4 derniers mois (Kim et coll., 2009renvoi vers). Une association significative avec l’exposition à une forte demande au travail était également trouvée, et se maintenait après ajustement sur l’ancienneté dans le travail et le type d’emploi.
Enfin, une étude prospective française a porté sur le risque d’accident de la circulation parmi les employés d’EDF-GDF de la cohorte Gazel, en distinguant accident au travail et accident de trajet (Chiron et coll., 2008renvoi vers). Pour les hommes, en tenant compte de différents facteurs tels que la catégorie hiérarchique, déclarer que le travail est nerveusement fatigant reste significativement prédictif d’accidents survenus au travail.
Les auteurs de l’étude coréenne (Kim et coll., 2009renvoi vers) évoquent différents mécanismes pouvant expliquer le rôle d’une forte demande au travail dans la survenue d’accidents. Une trop forte demande pourrait entraîner manque d’attention et fatigue. Une pression au travail intense et une surcharge de travail pourraient amener à négliger les règles de sécurité. Penser avant tout à devoir terminer le travail dans les temps réduirait l’attention portée à d’autres dimensions, dont celles touchant à la sécurité.

Accidents et nombre d’heures travaillées

Le nombre d’heures travaillées, variable susceptible d’expliquer le lien entre forte demande et risque d’accident, a l’avantage de pouvoir être documenté assez précisément et d’être peu sensible à des biais de déclaration. Dans une étude longitudinale menée auprès de plus de 10 000 jeunes travailleurs aux États-Unis, les auteurs ont quantifié le risque d’accident par heure travaillée, dans différentes conditions (Dembe, 2005renvoi vers). Le risque annuel d’accident (ajusté sur l’âge, le genre, le métier, le secteur d’activité et la région) est d’environ 5 pour 100 travailleurs si la durée de travail par jour est de 8 heures, et de même niveau pour une durée de travail par semaine de 40 heures. Les heures travaillées au-delà de ces durées sont des heures à risque accru d’accident. Globalement, le risque pour une heure de travail est multiplié par 1,38 pour des salariés qui font de longues semaines (60 heures ou plus), de longues journées (12 heures ou plus) ou des heures supplémentaires.
Travailler un grand nombre d’heures a des conséquences du point de vue des accidents, mais également dans beaucoup d’autres domaines (Caruso, 2006renvoi vers). On peut citer le manque de sommeil, le manque de récupération après le travail, des effets neuro-cognitifs, des comportements de santé à risque, et aussi des erreurs dues à la fatigue. Les accidents et les erreurs professionnelles, telles que les erreurs médicales, ont en effet partiellement les mêmes causes. Cependant, préciser quelles sont les limites sûres en termes de temps de travail est difficile, du fait de la complexité des horaires possibles et du rôle positif des pauses ; mieux que des seuils de durée arbitraires, il paraît plus raisonnable de fixer des limites à partir d’un niveau de fatigue (Folkard et coll., 2006renvoi vers).

Autres facteurs potentiellement liés aux accidents

Certains auteurs se sont intéressés à des facteurs psychologiques comme le comportement à risque ou l’instabilité émotionnelle, et à des facteurs caractérisant la formation et la culture en matière de sécurité au travail (Ghosh et coll., 2004renvoi vers). Ces facteurs sont liés aux accidents, mais même après leur prise en compte une association significative entre accident et stress perçu se maintient (Ghosh, 2004renvoi vers).
Dans une étude menée en Israël, les auteurs ont interrogé 200 personnes s’étant présentées dans un service d’urgences médicales hospitalières pour accident du travail, l’objectif de l’étude étant de préciser ce qui distinguait les patients dont c’était le premier accident du travail de ceux qui en avaient déjà eu d’autres (Kirchenbaum et coll., 2000renvoi vers). Les facteurs liés à la propension à être accidenté sont de nature variée : le type de contrat joue un rôle, les travailleurs en sous-traitance ayant un risque accru. Les mauvaises conditions de logement augmentent également le risque d’accident. Les résultats sont difficiles à interpréter du fait de l’absence de sujets « sans accidents » ; ceci expliquerait une association inattendue, à savoir que l’existence de problèmes familiaux, et le fait de déclarer que « les choses vont mal », sont plus fréquemment déclarés quand il y a un seul accident, et moins souvent quand il y a eu des accidents dans le passé. Les résultats illustrent la difficulté de l’identification des « causes » d’un accident une fois que celui-ci est survenu, car la victime cherche alors une explication à ce qui s’est passé.
En conclusion, trop peu d’études s’intéressent aux accidents dont sont victimes les indépendants, alors même que leurs conditions de travail comportent des dimensions spécifiques dont le rôle pourrait être particulièrement important : longues heures de travail, mais aussi isolement, et moindre proximité de règles contraignantes en matière de sécurité au travail. Les données disponibles suggèrent fortement que des facteurs entraînant un stress perçu et de la fatigue, comme le fait de devoir travailler longtemps, augmentent la vulnérabilité vis-à-vis des accidents, mais il manque une vision globale qui permettrait de cibler des priorités en matière de prévention.

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