2011


ANALYSE

7-

De la réglementation à la délibération : les réponses gouvernementales à l’usage du téléphone au volant

Ce chapitre rend compte des « réponses de politiques publiques (policy) apportées à l’utilisation du téléphone au volant » (Hahn et Dudley, 2002renvoi vers), telles que la littérature en langues anglaise et française les présente. Celle-ci comprend peu de travaux de sociologues des politiques publiques et de politologues. Ces derniers s’intéressent peu ou pas aux politiques de sécurité routière. Des juristes, des économistes, des psychologues et des ingénieurs incorporent néanmoins cette interrogation dans leur questionnement. Ils s’intéressent aux « mesures » adoptées pour répondre à l’utilisation du téléphone au volant (Regan et coll., 2009renvoi vers), c’est-à-dire aux règles, aux programmes d’action gouvernementaux développés, ainsi qu’à leurs mises en œuvre et à leur réception. Ces travaux montrent que la plupart des réponses passent par la loi. En France, par exemple, le décret n° 2003-293 du 31 mars 2003 crée l’article R 412-6-1 du Code de la route qui interdit « l’usage d’un téléphone tenu en main par le conducteur d’un véhicule en circulation ». En conduisant avec un téléphone tenu en main, celui-ci est, en France, passible d’une amende forfaitaire de 35 € (22 € si elle est minorée, c’est-à-dire payée dans les 3 jours) et d’un retrait de 2 points de permis de conduire. Des mesures de ce type ont été prises par quasiment tous les gouvernements de l’Union Européenne et par d’autres pays aux conditions de vie similaires. Mais, la littérature existante rappelle également que ce ne sont pas les seules mesures décidées ou envisageables. Dans leur ensemble, les mesures prises par les gouvernements suscitent des interrogations, à la fois parce qu’elles sont peu évaluées et parce qu’elles restent très largement centrées sur le contrôle du comportement (déviant) du conducteur.

Mesures adoptées et proposées

Le recours à la loi fait figure de solution privilégiée dans la plupart des pays. La seule prise en compte des mesures réglementaires et légales est cependant trop restrictive pour caractériser l’action publique destinée à s’attaquer au problème du téléphone au volant.

Recours à la loi

Le recours à la loi repose sur l’espoir de modifier le comportement du conducteur. Deux types de lois existent. Des lois à caractère général permettent aux agents des forces de l’ordre de réprimander et de sanctionner une conduite qu’ils estiment dangereuse. Le problème de l’utilisation du téléphone au volant est alors traité dans le cadre des règles générales de circulation et donc d’une réglementation préexistante à l’identification du problème. Le cas de la France est, avant 2003, exemplaire de ce traitement. Conformément au décret n° 61-93 du 21 janvier 1961, « tout conducteur de véhicule doit se tenir constamment en état et en position d’exécuter commodément et sans délai toutes les manœuvres qui lui incombent (...) ». Pour autant, au tournant des années 1990-2000, la plupart des gouvernements ont opté pour des réglementations spécifiques, c’est-à-dire traitant explicitement de l’usage du téléphone pendant la conduite. En 1999, le Japon est le premier pays à interdire l’usage du mobile tenu en main pendant la conduite, même si l’État de Victoria (Australie) en a interdit l’usage dès 1988. La très grande majorité des États, et la France en fait partie, ont ainsi opté non pas pour une interdiction de tout usage du téléphone au volant mais pour une interdiction du téléphone tenu en main. Des villes, comme New-Delhi, ont interdit tout usage du téléphone au volant.
L’adoption de lois d’interdiction, même partielle, vise d’abord à envoyer aux conducteurs un message indiquant les risques pris en utilisant un téléphone pendant la conduite. Pour autant, l’adoption des lois dites « mains-libres » n’est pas sans ambiguïté, puisqu’elle peut suggérer que l’usage du kit mains-libres réduirait suffisamment les risques encourus. Enfin, elle introduit une discrimination entre conducteurs pouvant ou non s’équiper d’un système mains-libres. Au début des années 2000, les lois « mains-libres » ont pu cependant apparaître comme une solution politiquement « raisonnable ». Des auteurs les regardent ainsi comme des lois de compromis, qui prennent à la fois en compte une relativement bonne réception des mesures d’interdiction, telles que l’indiquent alors les sondages d’opinion, et une probable et rapide diffusion de cet instrument de communication et de son usage. Cette solution permet également la mise en place de mesures d’éducation aux dangers d’usage et surtout de ne pas mobiliser ceux qui estimeraient avoir un intérêt, notamment économique, dans l’usage de cet outil pendant la conduite (Lamble et coll., 2002renvoi vers).
Les principales variantes, d’un pays à un autre, portent donc sur la sanction, c’est-à-dire sur le montant de l’amende et son accompagnement ou non par des points de pénalité sur le permis de conduire (tableau 7.Irenvoi vers). La sanction peut également avoir varié au fil du temps, à l’exemple du durcissement du texte anglais en 2007. Trois points de pénalité sont désormais en jeu. Une analyse plus précise indique encore qu’existent ou sont envisagées des restrictions d’usage, selon le type d’appareil, la durée de l’appel voire le lieu d’utilisation. Actuellement, des interdictions ciblées à certaines populations existent : ce sont les très jeunes conducteurs dans 18 États américains et le District de Columbia (Foss et coll., 2009renvoi vers). Des exceptions au cadre général ont été adoptées. C’est le cas pour plusieurs professions : aux États-Unis, il est interdit aux chauffeurs de bus scolaires, par exemple, d’utiliser tout type de téléphone portable. À l’inverse, en Australie, les policiers sont exemptés de l’interdiction de conduire avec un téléphone tenu en main. Les appels d’urgence peuvent également être autorisés, comme peuvent l’être les appels aux parents pour les plus jeunes conducteurs. Plus récemment, des lois interdisent le « texting » à tous les conducteurs (les SMS ou textos en français). C’est le cas dans l’État de New York qui, depuis novembre 2009, interdit de lire, écrire et envoyer des messages par téléphone portable en conduisant. En 2001, il avait été le premier État américain à interdire l’usage du téléphone tenu en main.

Tableau 7.I Réglementations existantes dans l’Union Européenne

Les 27 pays de l’Union Européenne
Interdiction du téléphone tenu en main
(ou adoption d’une « loi mains-libres »)
Date de l’interdiction
Sanctions
Allemagne
OUI
1er février 2001
1er avril 2004
Amende de 40 euros 
+ 1 point de pénalité (18 aboutissant au retrait du permis)
Autriche
OUI
1er juillet 1999
Amende de 50 euros
Belgique
OUI
1er juillet 2000
Amende de 100 euros
Bulgarie
OUI
Mai 2002
Amende d’environ 25 euros + 6 points de pénalité (39 aboutissant au retrait du permis)
Chypre
OUI
25 juin 1999
Amende de 85 euros + 2 points de pénalité (12 aboutissant au retrait du permis)
Danemark
OUI
1er Juillet 1998
Amende de 67 euros
Espagne
OUI
21 janvier 2002
Modifié en 2010
Amende de 200 euros
Retrait de 3 points de permis (12 aboutissant au retrait du permis)
Estonie
OUI
 
Amende de 40 euros
Finlande
OUI
1er Janvier 2003
Amende de 50 euros
France
OUI
Avril 2003
Amende forfaitaire : 35 euros
Retrait de 2 points de permis (sur 12)
Grèce
OUI
 
Amende minimum de 100 euros + 3 points de pénalité (25 au total)
Hongrie
OUI
 
Amende de 38 euros (zone urbaine à 75 euros (autoroute) + 3 points de pénalité (18 aboutissant au retrait du permis)
Irlande
OUI
1er septembre 2006
Amende de 60 euros
2 Points de pénalité (12 aboutissant au retrait du permis)
Italie
OUI
 
Amende de 148 euros
5 points de pénalité (sur 20)
Lettonie
OUI
 
Amende de 15 euros
Lituanie
OUI
1er avril 2003
Amende de environ 5 à 11 euros
Luxembourg
OUI
1er août 2001
Amende de 74 euros
Malte
OUI
 
Amende de 23 euros
Pays-Bas
OUI
30 mars 2002
Amende de 160 euros
Pologne
OUI
 
Amende de 54 euros
Portugal
OUI
 
Amende minimum de 120 euros
République Tchèque
OUI
 
Amende de 40 euros
3 points de pénalité (12 aboutissant au retrait du permis)
Roumanie
OUI
 
Amende entre 15 et 25 euros, 2 points de pénalité (sur 15)
Royaume-Uni
OUI
Décembre 2003
Amende de 60 livres
3 points de pénalité (depuis février 2007) (12 aboutissant au retrait du permis)
Slovaquie
OUI
2009
Amende de 33 à 250 euros
Slovénie
OUI
 
Amende de 120 euros
Suède
NONa
  

a Le 11 juin 2008, le parlement Suédois a voté contre une proposition de loi d’interdiction (267 contre 17 voix). D’une part, le parlement avance le fait qu’il n’y a pas assez de recherches sur le téléphone et la sécurité en voiture. D’autre part, le parlement se pose des questions sur la manière dont une loi serait suivie.

Les législations adoptées pour lutter contre les risques inhérents à l’usage du téléphone ou d’autres outils de communication au volant reposent donc sur l’usage proprement dit, mais aussi sur l’âge, par exemple, ou encore le statut du conducteur-utilisateur du dispositif de téléphonie.1
Pour autant, le recours à la loi ne peut avoir pour seul objectif de modifier le comportement des conducteurs. Le législateur peut aussi s’adresser aux autres acteurs impliqués dans la résolution du problème à combattre et notamment à ceux dont les choix technologiques et commerciaux peuvent avoir un impact sur l’usage du téléphone au volant (Michael, 2005renvoi vers). Une imposition de standards de construction, aux firmes automobiles et aux fabricants de dispositifs de téléphonie mobile peut ainsi être envisagée ou simplement un encouragement à concevoir et intégrer dans les véhicules des dispositifs visant à en réduire le potentiel de distraction. Si le recours aux nouvelles technologies et l’amélioration de l’ergonomie peuvent offrir des solutions, un certain nombre de rapports et de travaux échouent à montrer une réduction significative du risque due à l’utilisation des technologies les plus récentes (Nikolaiev et coll., 2010renvoi vers). Plus radicaux, d’autres travaux recommandent que les constructeurs automobiles soient soumis à des normes visant à restreindre ou à neutraliser l’utilisation des dispositifs télématiques lors de la conduite (Institut National de la Santé Publique du Québec, 2006renvoi vers). Mais, il est sans doute plus aisé de formuler une telle recommandation au Québec que dans des pays où existe une industrie automobile puissante. Aux injonctions législatives, les constructeurs préfèrent les démarches volontaristes, ne serait-ce que parce qu’une réglementation dans ce domaine peut se révéler rapidement obsolète (Regan et coll., 2009renvoi vers).
Certaines obligations peuvent également être faites aux professions les plus concernées. À ce sujet, les principales réglementations adoptées concernent l’information sur les dangers d’usage. Dès 1987, une obligation d’information est, par exemple, faite aux loueurs de voiture en Californie (Hahn et coll., 2000renvoi vers). Une autre exigence, largement répandue, est le recueil systématique, par les forces de l’ordre, des données sur l’usage du téléphone lors d’un accident. C’est, par exemple le cas, dès 1991, au Minnesota. Dix ans plus tard, Hahn et Dudley (2002renvoi vers) estiment que la demande de données sur ce problème est le programme d’action le plus couramment adopté par les États américains, alors que les nombreuses propositions de lois visant à interdire ou restreindre l’usage du téléphone ont rarement été adoptées par les législateurs. Sans données permettant de documenter précisément et systématiquement l’usage du téléphone parmi les causes de l’accident, il est difficile d’évaluer la pertinence et l’efficacité d’une réglementation sur l’usage du téléphone au volant, ce qui exige un recueil le plus systématique possible de cette information lors du relevé ou de l’enquête d’accident. En complément de l’obligation légale, les gouvernements cherchent aussi à mobiliser les institutions les plus à même de fournir ces renseignements. Ainsi, en Angleterre, le gouvernement a cherché à mobiliser la principale association qui représente les forces de police, l’ACPO (Association of Chief Police Officers) (Tunbridge, 2001renvoi vers). Pour autant, les travaux existants insistent, aujourd’hui encore, sur le caractère toujours sporadique de ce travail de documentation et proposent l’utilisation de boîtes noires, permettant d’enregistrer l’utilisation du téléphone au moment de l’accident.
D’autres réglementations encore visent à sensibiliser et mobiliser davantage les acteurs privés. Il s’agit d’encourager, par exemple, les initiatives des assurances et des employeurs pour éviter ou, si c’est absolument nécessaire, limiter l’usage du téléphone mobile par les employés. La réglementation anglaise, par exemple, contraint les employeurs à le faire, même si les employés doivent eux-mêmes se préserver des risques inhérents à l’activité de conduite (Tearle, 2004renvoi vers). En France, dès le 5 novembre 2003, la Commission des Accidents du travail et des maladies professionnelles de la Cnamts, réunissant les représentants des principaux syndicats des salariés et des employeurs, a demandé aux chefs d’entreprise et aux salariés de ne pas utiliser de téléphone au volant, « quel que soit le dispositif technique ». Non seulement, la moitié des accidents du travail ont lieu sur la route, mais les nouvelles technologies ont largement repoussé et étendu les limites classiques de l’espace de travail (Dinkelacker, 2005renvoi vers). Si la capacité de communiquer et d’échanger des informations, pendant un voyage, donne le sentiment de le rendre plus efficace et plus productif, elle accroît aussi fortement les causes de distraction du travailleur au volant et les risques d’accident. Ces risques sont donc pris en compte par les partenaires sociaux, afin que les entreprises ou les branches développent des politiques d’usage du téléphone au volant et que se diffusent et se généralisent les bonnes pratiques dans ce domaine. Mais, bien entendu, adopter une politique d’entreprise relative à l’usage du téléphone au volant ne suffit pas. Il faut également que l’employeur soit en mesure de la faire respecter. La poursuite de tels objectifs est d’autant plus pertinente que le risque pour un employeur de se retrouver devant la justice, en cas d’implication d’un employé dans un accident de la route, ne peut être totalement écarté. Le lien spécifique créé par le contrat de travail n’est pas rompu, lorsque le salarié, dans le cadre d’une mission fixée par l’employeur, conduit un véhicule sur la voie publique.
Ces différents recours à la loi posent cependant la question de son contrôle et de l’effectivité de la sanction en cas de non respect. Les limites fixées par la loi ne créent pas les conditions suffisantes à l’amélioration de la sécurité routière. Il faut qu’un contrôle l’accompagne et que le non-respect des règles soit effectivement verbalisé. Or, une des principales critiques faites à l’extension de l’interdiction aux kits mains-libres réside, comme pour le texting d’ailleurs, dans la difficulté pour les policiers de détecter ces pratiques, sauf à ce qu’ils soient dotés des outils technologiques le permettant ou qu’ils puissent arrêter les conducteurs en masse. Il conviendrait, par exemple, de mettre en place des barrages routiers, à l’exemple de ce que font certains pays pour lutter contre l’alcool au volant. La littérature fait d’ailleurs de ce contrôle impossible une des raisons pour lesquelles les législateurs du début des années 2000 n’ont pas voté d’interdiction totale (Lamble et coll., 2002renvoi vers). Les lois « mains-libres » sont cependant elles aussi perçues comme étant difficiles à faire appliquer et notamment la nuit ou pour des véhicules dotés de vitres teintées. De la même manière, des restrictions s’appliquant à un groupe d’âge particulier peuvent se révéler particulièrement délicates à contrôler pour les forces de l’ordre. Pour les jeunes conducteurs, les travaux de recherche concluent cependant à un relativement bon respect des restrictions qui leurs sont faites (Foss et coll., 2009renvoi vers). Une des principales clés de l’efficacité d’une interdiction pour ce groupe d’âge résiderait dans le contrôle exercé par les parents. Ce contrôle indirect exige cependant le développement de campagnes de communication ciblées pour sensibiliser les jeunes et leurs parents aux dangers que les premiers encourent en conduisant.
Les études existantes jugent que le risque, pour un conducteur, de se faire prendre avec le téléphone en main est extrêmement faible. De fait, la détection des infractions à l’usage du téléphone au volant reste un défi pour les agents des forces de l’ordre. De plus, leur attitude, de même que celle des juges, à l’égard de ce délit n’est pas univoque. Tous n’attribuent pas la même gravité au délit ainsi commis. On retrouve ici un des débats classiques pour les analyses des politiques de sécurité routière, qui a été parfaitement illustré par le recours à l’automatisation du contrôle et de la sanction des infractions à la vitesse autorisée. L’automatisation a, d’une part, permis de mettre fin au phénomène des « indulgences » à l’égard des excès de vitesse en France et, d’autre part, a confirmé qu’un changement de comportement a plus de chance d’être obtenu, lorsque le risque de se faire sanctionner est jugé élevé par les usagers. Une des clés de l’efficacité de la législation, et tout particulièrement à long terme, réside dans l’intensité du contrôle, de son respect et dans la publicité faite à l’intensité de ce contrôle.

Recours à d’autres instruments d’action publique

D’autres actions publiques, qui ne relèvent pas de la sanction et de la répression ont été mises en œuvre (Kalin, 2005renvoi vers; Nikolaiev et coll., 2010renvoi vers). Elles peuvent prendre la forme d’un travail d’information des conducteurs ou d’autres groupes – les employeurs – sur le risque encouru en cas d’usage du téléphone au volant. De larges campagnes de communication et aussi des campagnes plus ciblées ont ainsi été mises en place, pour les conducteurs les moins expérimentés, par exemple, ou pour avertir des risques inhérents à un type d’usage particulier (le texting aujourd’hui). Ce n’est pas l’objet de développer ici cette dimension.
Des actions d’éducation ont également été développées (Kalin, 2005renvoi vers), dans les programmes de formation à la conduite, cependant le facteur distraction reste négligé (Regan et coll., 2009renvoi vers). Un certain nombre d’acteurs intéressés – élus, experts en sécurité routière, automobiles clubs – estiment tout de même que l’éducation offre une bonne approche pour faire prendre conscience aux conducteurs des risques qu’ils prennent au volant en utilisant un téléphone portable (Nikolaiev, 2010renvoi vers).
Au-delà de la croyance dans les vertus, et notamment à long terme, de l’éducation, toute législation fait l’objet de débats, c’est-à-dire qu’elle rencontre des opposants. Les propositions d’interdiction ou de restriction, accompagnées de sanctions, de l’usage du téléphone au volant n’y échappent pas. Aux États-Unis, par exemple, la difficulté à faire passer dans les États des lois interdisant ou réduisant l’usage du téléphone au volant s’est accompagnée d’une mobilisation forte des principaux groupes d’intérêts concernés. Cette mobilisation a pris soit la forme d’un financement de vastes campagnes de communication (The Cellular Telecommunication & Internet Association), soit celle du développement de programmes d’éducation (American Automobile Association). Ces programmes ont permis d’introduire la question de la distraction dans la formation du conducteur (Kalin, 2005renvoi vers). Quelles qu’en soient les motivations, le recours à la loi ne se présente donc pas sans alternative et sans puissants soutiens aux mesures alternatives à l’interdiction.
L’expérience américaine conforte l’hypothèse du compromis offert par les lois « mains-libres ». D’un côté, les opinions publiques se sont révélées plutôt favorables aux restrictions d’usage du fait d’un risque bien identifié et rapidement publicisé. Cela a incité les pouvoirs publics à agir. D’un autre côté, une interdiction totale apparaît difficile à appliquer et peut susciter une opposition forte de la part de différentes parties prenantes. Pour autant, le cas américain peut apparaître singulier, notamment du fait des pressions traditionnellement exercées par les groupes d’intérêts sur les législateurs. Le choix entre différentes mesures ou stratégies d’action ne peut pas être regardé, dans tous les pays, comme le résultat momentané d’un rapport de forces entre groupes de pression concurrents. Les mesures peuvent aussi se succéder dans le temps. Ainsi, aux mesures les moins contraignantes (le recueil de données, le développement de campagnes de communication) ont en général succédé de plus contraignantes (la restriction d’usage).
Les dispositions prises en France et en Angleterre depuis la fin des années 1990 illustrent assez bien ce type de dynamique. Pour le cas anglais, l’adoption de la loi « mains-libres », en décembre 2003, s’inscrit dans la continuité d’un faisceau de mesures mises en place dès 1995. Entre 1995 et 1997, le nombre d’accidents, pour lesquels l’usage du téléphone au volant est considéré comme le principal facteur, est particulièrement faible (Tunbridge, 2001renvoi vers). Au printemps 1998, le décès accidentel d’une rock star va cependant contribuer à la médiatisation de ce nouvel enjeu de sécurité routière. Lorsque Cozy Powell perd le contrôle de sa Saab 900, près de Bristol, il parle au téléphone avec sa compagne. L’enquête établira néanmoins qu’il est également sous l’empire de l’alcool, roule à une vitesse excessive sous une pluie battante, et a omis de boucler sa ceinture ! Une étude du Transport Research Laboratory (TRL), commandée par le ministère des Transports (publiée en novembre 1998), accorde une attention particulière au fait de tenir ou non le téléphone en main. Au cours de cette même période, des discussions entre ministères, avec les représentants de l’industrie du téléphone mobile et avec d’autres porteurs d’intérêts sont organisées. Cette mise à l’agenda politique, due à la fois à la mobilisation des médias et des experts en sécurité routière, se traduit par une campagne d’avertissement des conducteurs, en mars 1998, puis par la diffusion d’une brochure d’information par le ministère des Transports, réalisée en collaboration avec l’association représentant les opérateurs et fabricants de téléphones mobiles mais aussi l’ACPO et l’Automobile Association. En 1999, des conseils sur l’utilisation du téléphone mobile en relation avec la sécurité routière sont intégrés dans le nouveau Code de la route et, en 2003, la loi d’interdiction est adoptée. En France aussi, et au cours de la même période, les campagnes d’avertissement des conducteurs et les rapports d’expertise ont précédé l’inscription de l’interdiction dans la loi. Dès le milieu des années 1990, des chercheurs de l’Inrets recommandent ainsi « l’installation obligatoire d’un système mains-libres » et estiment que de grandes campagnes de communication doivent être menées (Pachiaudi et coll., 1996renvoi vers).
Enfin, si les différentes mesures envisageables peuvent être regardées comme des choix alternatifs et, dans une optique plus dynamique, comme des options successives, il convient de rappeler que la loi, pour être efficace, doit non seulement bénéficier d’un contrôle effectif de son respect par les forces de l’ordre, mais aussi être soutenue par des campagnes de communication informant non pas simplement des dangers d’usage du téléphone au volant mais également du risque de sanction en cas de non respect de la législation. Bref, s’il est possible d’isoler les différentes mesures, pour les besoins de l’analyse, les programmes d’actions gouvernementaux gagnent à les associer.

Mesures questionnées

La littérature témoigne des doutes et interrogations sur la pertinence et l’efficacité des mesures adoptées, notamment, parce qu’elles apparaissent souvent « déconnectées » de toute démarche d’analyse et d’évaluation de politiques publiques (Hahn et Dudley, 2002renvoi vers).

Mesures anciennes et dont l’impact a été peu évalué

Les législations adoptées sont désormais anciennes – certaines ont presque dix ans –au regard de technologies de communication en évolution rapide et d’un usage en forte expansion par certaines catégories d’usagers. Au tournant des années 1990-2000, lorsque les lois « mains-libres » ont été conçues et adoptées, peu de morts pouvaient être attribuées à l’usage du téléphone au volant (Hahn et coll., 2000renvoi vers). En 2007, 16 États américains ont publié des données sur le nombre d’accidents automobiles, pour lesquels l’utilisation d’un téléphone tenu en main était considérée comme un facteur causal. Ces données, qui sont contestées, indiquaient que l’usage du téléphone tenu en main était reporté comme facteur dans moins de 1% des accidents automobiles (Sundeen, 2007renvoi vers). Pour autant et très tôt, des travaux pionniers ont alerté sur les dangers du téléphone au volant (Pachiaudi, 2001renvoi vers; Pachiaudi et coll., 1996renvoi vers). Ils l’ont plus particulièrement fait à partir d’études statistiques sur le risque encouru (Redelmeier et Tibshirani, 1997renvoi vers).
Très tôt également, c’est-à-dire au tournant des années 2000, les lois « mains-libres » sont dénoncées comme contraires aux résultats scientifiques, qui montrent que les dispositifs « mains-libres » n’évitent pas la distraction cognitive liée à la conversation (Kalin, 2005renvoi vers). Mieux encore, certains de ces résultats indiquent que parler avec un téléphone « mains-libres » n’offre pas d’avantages significatifs en termes de sécurité par rapport à un téléphone tenu en main (Redelmeier et Tibshirani, 1997renvoi vers; Hahn et Dudley, 2002renvoi vers; MacCartt et coll., 2006renvoi vers). De ce fait, le potentiel sécuritaire de ces lois est jugé limité voire incohérent par rapport à la littérature scientifique (INSPQ, 2006renvoi vers). Parfois même, elles sont dénoncées comme porteuses d’effets pervers, puisqu’elles enverraient un message sécuritaire erroné aux conducteurs (Kalin, 2005renvoi vers). Ce résultat amène des auteurs (Kalin, 2005renvoi vers), mais aussi des institutions, comme la Cnamts à ne pas établir de distinction entre l’usage de téléphones tenus et non tenus en main et d’autres, comme l’INSP du Québec, à recommander « l’interdiction complète de l’utilisation du cellulaire au volant qu’il soit ou non tenu en main ». Des auteurs, et notamment les juristes, estiment qu’une application rigoureuse des seules lois permettant de sanctionner les conduites imprudentes ou jugées dangereuses serait plus efficace que les lois « mains-libres ». Elles seraient plus faciles à faire appliquer par les forces de l’ordre : qu’une personne tienne son téléphone près de l’oreille ou qu’elle se recoiffe, sa conduite peut être jugée imprudente et faire ainsi l’objet d’un rappel à la loi ou être éventuellement sanctionnée (Kalin, 2005renvoi vers).
Bien entendu, depuis dix ans, la littérature sur le sujet s’est accrue et les premières connaissances sur l’usage du téléphone au volant ont été complétées. Mais, quels que soient le pays et la législation existante, l’utilisation du téléphone au moment de l’accident reste peu documentée dans les rapports d’accident (McCartt et coll., 2010renvoi vers). On dispose également de peu d’information sur l’effectivité de la répression du non-respect des réglementations adoptées, comme d’ailleurs sur l’acceptation de l’action policière par les publics concernés. Plus fondamentalement encore, l’impact des mesures prises sur les comportements des usagers a été peu évalué (Brace et coll., 2009renvoi vers). Or, faute d’évaluation des changements comportementaux suscités par la législation existante, il est difficile de concevoir une réorientation de l’action publique basée sur des données probantes.
Quelques travaux s’efforcent tout de même de documenter et de mesurer les changements de comportement des conducteurs avant et après l’adoption de la législation « mains-libres » ou d’interdictions ciblées. Ils s’efforcent également de suivre l’évolution des comportements au fil du temps. La principale méthode utilisée est celle de l’observation faite à deux ou plusieurs périodes, c’est-à-dire avant et après l’entrée en vigueur de la législation comme l’ont fait, par exemple O’Meara et ses collaborateurs en Irlande (2008renvoi vers) et Rajalin et ses collaborateurs en Finlande (2005renvoi vers). Des travaux s’efforcent aussi de comparer deux juridictions : l’une étant dotée d’une législation dédiée et l’autre en étant dépourvue au moment de l’enquête. Une autre méthode, souvent d’ailleurs associée à la première, consiste en la réalisation de sondages ou d’entretiens auprès de conducteurs et de leur famille. Cet outil permet de saisir l’opinion publique à l’égard de la loi ainsi que les attitudes déclarées à l’égard de l’usage du téléphone au volant. Cela aide à différencier les usages selon les groupes d’âge ou d’autres caractéristiques socio-démographiques (McCartt et coll., 2010renvoi vers).
Les travaux d’évaluation les plus cités dans la littérature portant sur les lois adoptées dans l’État de New-York, dès 2001, et à Washington DC sont ceux de Anne T. McCartt et ses collaborateurs. Ces travaux ont montré une décroissance importante de l’usage du téléphone peu de temps après l’entrée en vigueur de l’interdiction : une baisse d’environ 50 % de l’usage du téléphone tenu en main, avec cependant un retour au taux antérieur à la législation après un an à New York (McCartt et coll., 2003renvoi vers; McCartt et Geary, 2004renvoi vers). Une étude menée en Finlande présente des résultats similaires (Rajalin et coll., 2005renvoi vers). Mais, à Washington DC, la baisse perdure près d’un an après l’adoption de la loi, ce qui est expliqué par un contrôle particulièrement fort du respect de la nouvelle législation (McCartt et Hellinga, 2007renvoi vers). En 2010, McCartt et ses collaborateurs évaluent les effets, à long terme cette fois, des deux législations, auxquelles ils ajoutent la législation adoptée au Connecticut en 2006. Sur une période longue, l’usage du téléphone tenu en main reste plus faible qu’il ne le serait sans l’adoption d’une loi. Mais l’importance de la réduction observée varie d’un État à l’autre. L’explication initialement avancée d’un contrôle de l’application de la loi par les forces de l’ordre différent dans un État et dans l’autre n’est plus jugée aussi probante. La remise en cause de cet argument rend alors les variations enregistrées d’un État à l’autre plus difficiles à expliquer.
L’article de l’équipe de McCartt, qui prolonge ses travaux antérieurs, n’est pas isolé (Foss et coll., 2009renvoi vers; Kolko, 2009renvoi vers; Nikolaev et coll., 2010renvoi vers). La publication concomitante de ces travaux indique un approfondissement, si ce n’est un renouveau, de l’évaluation de l’impact des lois prohibant ou restreignant l’usage du téléphone au volant. Il est certes lié à l’augmentation rapide des abonnements et à la diversification des usages possibles du téléphone mobile, au cours des toutes dernières années, mais il est aussi à associer à un intérêt croissant des pouvoirs publics pour cette question. L’interrogation développée par Nikolaiev et par Kolko diffère cependant de celle des travaux précédents. Il ne s’agit pas d’évaluer si la loi est suivie d’un changement de comportement des conducteurs et si celui-ci persiste au fil du temps, mais si elle réduit le risque d’accident automobile, c’est-à-dire si elle rend les routes plus sûres (Nikolaiev et coll., 2010renvoi vers).
L’objectif diffère et donc les données utilisées aussi, même si, là encore, l’étude de Nikolaiev porte sur l’État de New York. Kolko et ses collaborateurs s’intéressent aux six États américains qui ont adopté une loi « mains-libres », sachant qu’en Californie et dans l’État de Washington, celles-ci ne sont effectives que depuis juillet 2008. Les conclusions de ces travaux ne reposent donc pas sur des données tirées de l’observation des conducteurs ou d’attitudes déclarées à des périodes successives ; elles reposent sur l’accidentologie avant et après l’adoption de la législation et le recours aux outils d’analyse statistique. Très grossièrement, le constat de Nikolaiev et coll. est celui d’une baisse du taux d’accidents mortels comme de celui des accidents avec blessure. Kolko associe la possession d’un téléphone mobile à plus d’accidents mais seulement en cas de mauvais temps et de routes humides. Les lois « mains-libres » réduiraient les accidents de circulation lorsque les conditions de conduite sont dégradées, ce qui suggère d’accroître la surveillance au cours de ces périodes bien particulières (Kolko, 2009renvoi vers). Mais, une des limites fortes de ces études, reconnues par leurs auteurs, est que la législation interdisant le téléphone tenu en main n’est pas le seul facteur ayant pu affecter le taux d’accidents automobiles au cours des périodes étudiées (Kolko, 2009renvoi vers; Nikolaiev et coll., 2010renvoi vers). Kolko s’efforce néanmoins d’inclure les différents facteurs dans son modèle.
Ces travaux ont été menés dans le monde anglo-saxon et ce n’est pas neutre, comme l’illustre tout particulièrement le travail publié en 2009 par Foss et ses collègues. Ce travail, mené en Caroline du Nord, porte sur une loi qui, depuis 2006, interdit tout usage du téléphone aux jeunes conducteurs de moins de 18 ans ! Pour saisir les effets de la législation étudiée, l’équipe observe l’utilisation du téléphone par de jeunes conducteurs de Caroline du Nord, avant et cinq mois après l’adoption de la législation. L’observation est effectuée l’après-midi au moment où les adolescents quittent l’école. Cette population est également comparée à celle de jeunes conducteurs de Caroline du Sud, où ce type de législation n’existe pas. De plus, l’équipe interroge, par téléphone, parents et adolescents avant et après l’adoption du texte. Il s’agit d’évaluer la réception des mesures répressives et éducatives. Les résultats de l’enquête établissent que l’usage du téléphone change peu entre les études antérieures et postérieures à la nouvelle législation. Environ 9 % des adolescents observés tiennent un téléphone en main. Moins de 1 % sont jugés utiliser un téléphone mains-libres. Avant l’entrée en vigueur de la loi, la moitié déclare parler rarement ou jamais au téléphone en conduisant. Ce pourcentage augmente à 69 % après l’entrée en vigueur, mais pour des raisons qui ne sont pas liées à la loi. Bref, l’étude conclut, cinq mois après son adoption, que la restriction n’a pas d’effet sur l’utilisation du téléphone par les jeunes conducteurs. Cet appareillage méthodologique, assez complet mais également complexe, ne peut faire oublier un contexte d’enquête très éloigné de ceux qu’on trouverait en Europe et en France. La population observée, par exemple, n’existe pas en France. Cela suggère à quel point il peut être problématique de transférer des résultats de recherche d’un espace à un autre et d’une période à une autre. Il devient de ce fait hasardeux d’envisager, à partir des données ainsi recueillies, des actions publiques qui puissent être efficaces et efficientes en France et plus largement en Europe.
Pour résumer et reprendre la conclusion de l’article de McCartt (2010renvoi vers), observé plusieurs années après l’adoption des lois mains-libres étudiées, l’usage du téléphone tenu en main reste plus faible qu’il le serait sans loi, mais l’importance de cette réduction de l’usage varie dans les cas observés. Tous ces travaux suggèrent tout de même que la législation, pour être efficace, doit être soutenue par le contrôle et la sanction et par des campagnes d’information sur le risque encouru en cas de violation de la loi (Brace et coll., 2009renvoi vers; MacCartt et coll., 2010renvoi vers). Pour prendre pleinement la mesure de l’efficacité de l’action publique, la seule évaluation de l’impact de la loi ne suffit pas. L’évaluation engagée doit porter sur l’ensemble des actions mises en œuvre à un moment donné et qui accompagnent la législation.

Mesures déconnectées d’une analyse de politiques publiques

Les mesures présentées dans la partie précédente et plus particulièrement le recours à la loi, visant à interdire, restreindre et punir l’usage du téléphone au volant, répondent à une définition du problème de la sécurité routière et de ses solutions que certains analystes jugent trop réductrice. Les différentes mesures ou stratégies d’action adoptées – la répression, l’éducation et l’information – renvoient à un « référentiel » de la politique publique de sécurité routière qui est très largement centré sur la mise en cause des comportements déviants des conducteurs. La démarche de sécurité routière est ainsi réduite à l’encadrement et au contrôle du comportement de conduite (Gilbert, 2009renvoi vers). Ce cadrage, qui s’est largement imposé et va aujourd’hui de soi, se caractérise par la place centrale qu’il attribue au conducteur, à l’individu conduisant le véhicule dans la compréhension du problème de la sécurité routière. Les accidents sont les conséquences de non-respect des règles par un conducteur, pilote et responsable de son véhicule, ou éventuellement d’un défaut de règles. L’insécurité routière renvoie ainsi principalement à des problèmes propres aux individus.
Cette définition du problème contient ses solutions. L’essentiel des politiques imaginées vise logiquement à encadrer les comportements individuels par l’édiction de règles et l’application de mesures pour les faire respecter (Gilbert, 2009renvoi vers) et tend à se focaliser sur tout ce qui peut altérer les capacités du conducteur : l’abus d’alcool, la vitesse et, aujourd’hui, l’utilisation du téléphone au volant. Les pouvoirs publics ont alors tendance à construire des réponses mono-causales et s’adressent à des individus abstraits et isolés qu’ils renvoient à leurs obligations légales et aussi morales, comme l’ont bien montré les travaux de Gusfield (2009renvoi vers). « Bien conduire » est le plus souvent réduit à « bien se conduire ». Or, l’acte de conduite est un acte situé et soumis à une pluralité de contraintes (familiales, professionnelles, environnementales...) sur lesquelles il convient aussi d’agir pour plus d’efficacité de l’action publique. Non seulement l’analyse du problème se révèle partielle, mais elle conduit à l’élaboration de solutions tout aussi partielles. Certaines réponses sont retenues au détriment d’autres et se révèlent par ailleurs limitées dans leurs effets, comme le suggère l’analyse des « stratégies » de prévention utilisables par les responsables des politiques de sécurité routière (Brenac, 2004renvoi vers). Les stratégies répressives ont des effets peu durables. L’éducation et la formation présentent des effets mitigés. Quant à la communication, elle doit être accompagnée de la répression pour avoir un minimum d’efficacité.
Bien entendu, cette lecture de la prise en compte du problème de la sécurité routière présente des limites. D’abord, le constat de « la domination » sans partage du paradigme comportemental est une exagération. Il y a des luttes définitionnelles et donc la situation n’est pas figée : « les accidents ont fait et font encore l’objet d’une concurrence entre plusieurs définitions » (Gilbert, 2009renvoi vers). On peut ainsi citer les travaux qui mettent l’accent sur la vigilance ou la distraction. Pour Tingvall et coll. (2009renvoi vers), par exemple, il faut concevoir nos systèmes de sécurité en partant de l’hypothèse que le conducteur est sujet à distraction et que les véhicules intègrent des sources de distraction technologique de plus en plus conséquentes. Les porteurs de ces définitions alternatives ne sont pas nécessairement dépourvus de ressources et de moyens de se faire entendre. L’action d’acteurs tels que les constructeurs automobiles, les assureurs, les corps d’ingénieurs et parfois même les chercheurs ne doit pas être négligée a priori. Ceux-ci ont porté et portent encore des solutions irréductibles au cadrage du problème inspiré du paradigme comportemental (Hamelin et Spenlehauer, 2008renvoi vers). Ensuite, le lien souvent tissé entre la représentation dominante du problème et les politiques mises en œuvre n’est pas démontré. Les gouvernants savent utiliser les différents instruments ou les différentes stratégies à leur disposition et tous ne relèvent pas de la stricte application de la loi et du contrôle de cette application. L’histoire de la politique de sécurité routière en France en offre une illustration. L’action publique y a porté à la fois sur l’amélioration des « points noirs », l’accroissement de la sanction et l’appel à la participation du monde associatif.
En fait, ces critiques de la domination du paradigme comportemental reposent sur l’idée, largement partagée au sein de la communauté des chercheurs en sécurité routière, que l’accident n’est pas tant le symptôme d’un mauvais comportement que celui d’une erreur, d’une défaillance humaine et qu’il faut organiser les réponses autour de la gestion des erreurs, de la tolérance aux marges d’erreurs du système homme-véhicule-infrastructures (Reigner, 2004renvoi vers). Cette hypothèse rejoint des réflexions plus larges sur le risque et les politiques de sécurité visant à faire reconnaître les erreurs et les échecs comme faisant partie du fonctionnement ordinaire des systèmes sociotechniques complexes qui forment notre environnement (Gilbert et coll., 2007renvoi vers). En matière de sécurité routière, ce diagnostic a le mérite de resituer l’acte de conduite dans un ensemble d’interactions entre, bien entendu, le conducteur, les infrastructures et le véhicule, qui intègre aujourd’hui une gamme toujours plus large d’équipements technologiques embarqués. Cette représentation relativise l’importance du rôle du conducteur et appelle un partage des responsabilités avec les concepteurs de véhicules, les concepteurs d’équipements, les pouvoirs publics, les employeurs... Cela rejoint l’idée de « chaîne de sécurité intégrée » (Tingvall et coll., 2009renvoi vers). Mais, dans une approche plus sociologique que technologique, une telle notion implique de tenir compte de la pluralité des acteurs à impliquer pour la construire et d’être attentif aux procédures à mettre en œuvre pour y parvenir.
Au-delà de l’image, la notion de chaîne exige l’intervention concertée et coordonnée des diverses parties prenantes. Plusieurs travaux traitant du téléphone au volant soulignent en effet l’intérêt de nombreux « porteurs d’enjeux » (stakeholders) pour la question de la régulation de l’usage du téléphone au volant : consommateurs, hommes politiques, experts et groupes d’intérêts (Hahn et coll., 2000renvoi vers). Mais, soit ces textes se contentent de les mentionner soit ils se limitent à lancer un appel « à une action concertée » de tous (Tingvall et coll., 2009renvoi vers), qui permettrait d’aboutir à une standardisation des dispositifs de téléphonie embarqués. On ne trouve pas de réflexion sur la « faisabilité » ou sur les dispositifs institutionnels à construire pour structurer une action concertée. Hammer (dans Tingvall et coll., 2009renvoi vers) fait exception en évoquant une coopération australienne construite sur une politique partenariale tout de même assez classique : The Cooperative Research Centre for Advance Automative Technology réunit des ressources provenant du gouvernement, de l’Université et des constructeurs (Tingvall et coll., 2009renvoi vers). La logique la plus répandue repose plutôt sur l’idée que chacun des porteurs d’enjeux doit, dans le domaine qui est plus particulièrement le sien, prendre ses responsabilités sur l’usage d’un téléphone portable.
Les résultats scientifiques obtenus et les solutions proposées sont en effet peu discutés et, dans le cas étudié ici, par la pluralité des porteurs d’enjeux intéressés par l’usage des dispositifs de téléphonie pendant la conduite. Il y a peu ou pas de réflexion structurée de ces acteurs (autorités publiques, constructeurs, opérateurs, experts, assureurs, employeurs, salariés...) dont les ressources, les intérêts, les connaissances et les capacités de mobilisation sont différenciées. Il y a donc aussi peu ou pas de convergence. L’opinion d’un lobbyiste a en effet de fortes chances de demeurer inchangée, y compris face à une expertise solidement argumentée. On ne peut pas non plus ignorer que les enjeux de sécurité ne sont, pour certains des stakeholders, qu’une priorité parmi d’autres et font donc l’objet d’arbitrages plus ou moins susceptibles d’être encadrés par les pouvoirs publics, c’est le cas des constructeurs automobiles. Ils sont au contraire pour d’autres beaucoup plus centraux voire leur unique raison d’agir, c’est le cas des associations de victimes, par exemple. Mieux encore, aujourd’hui, la valeur d’une décision collective et sa légitimité à obliger les citoyens résultent à la fois de sa rationalité et du fait que cette décision ait été prise après une large et libre discussion. Une démarche complémentaire à la mobilisation des savoirs scientifiques reposerait donc sur la concertation et la délibération des acteurs collectifs concernés.
Sans doute faut-il alors s’orienter vers le développement d’évaluations pluralistes et participatives qui associeraient les principales parties prenantes de la politique évaluée et la population. Ce type de démarche vise à intégrer aux différentes phases du processus évaluatif le plus grand nombre de parties intéressées par un programme d’action publique. Il s’agit à la fois d’obtenir des données plus fiables et davantage d’informations que celles que recueilleraient des experts extérieurs à la mise en œuvre du programme évalué, en associant notamment les opérateurs de mise en œuvre, et de permettre à ceux-ci d’apprendre grâce aux informations reçues et échangées et à l’examen critique des enjeux véhiculés. Le recueil de l’opinion des groupes associés et leurs interactions peuvent ainsi permettre de mieux situer le débat politique (Blais, 2010renvoi vers) et donc aider à mieux envisager les consensus possibles pour amender efficacement la législation. Bref, pour développer une action publique efficace dans ce domaine, il conviendrait d’engager un processus à la fois évaluatif et délibératif permettant non pas forcément une co-décision mais plus modestement une co-interprétation des résultats des travaux d’évaluation. Il s’agit en effet de favoriser ou faciliter l’application, dans l’action publique, des connaissances issues de la recherche et de l’expertise. Une co-interprétation des résultats de ces travaux permettrait notamment aux experts de mieux tenir compte du contexte décisionnel, dans lequel ils élaborent leurs recommandations (Abelson et coll., 2003renvoi vers), et aux gouvernants d’en faire un usage véritablement orienté vers la résolution de problèmes.
En conclusion, le recours à la législation fait figure d’instrument d’action privilégié par les pouvoirs publics pour lutter contre l’usage du téléphone au volant. Il vise d’abord à changer le comportement des conducteurs, soit en lui imposant des conditions d’usage – des lois « mains-libres » ont été adoptées par la quasi-totalité des autorités ayant légiféré sur ce sujet – soit en lui fixant des restrictions en fonction de son statut. Le recours à la loi ne peut donc être envisagé à partir d’une matrice binaire : interdire ou autoriser l’usage d’un dispositif de téléphone mobile pendant l’acte de conduite. Le gouvernement peut s’attaquer à l’usage du téléphone au volant en utilisant certes ses pouvoirs légaux, mais aussi l’information à sa disposition, ses ressources financières et ses capacités organisationnelles. Pour autant, il ne dispose pas d’une boîte à outils dans laquelle il pourrait piocher indifféremment. Ensuite, aucun de ces instruments n’a pour unique objectif de changer le comportement du conducteur. Ils peuvent aussi être utilisés pour inciter d’autres acteurs à mieux prendre en compte les enjeux de sécurité routière inhérents à l’usage du téléphone au volant. Enfin, les différentes mesures ne peuvent être envisagées indépendamment les unes des autres. Il convient plutôt de réfléchir à un programme d’action en termes de « chaîne de sécurité intégrée » (Tingvall et coll., 2009renvoi vers) qui permettrait plus particulièrement le développement d’actions sur les véhicules en lien étroit avec des interventions visant à encadrer le comportement des utilisateurs d’outils de téléphonie au cours de leurs déplacements routiers.
Les mesures effectivement adoptées sont critiquées dans la littérature existante. Elles ne le sont pas simplement, parce qu’il convient de mieux cibler les destinataires de l’action des pouvoirs publics et de davantage mixer les instruments à disposition pour lutter efficacement contre les comportements à risque. Elles le sont aussi, parce que leur impact sur les comportements comme sur l’accidentalité a été peu évalué. Il convient de se doter des outils permettant de cumuler des preuves scientifiques de l’efficacité des mesures prises et envisagées. Mais le recours aux résultats des travaux scientifiques ne peut seul éclairer la prise de décision. Cette revue suggère également la pertinence d’une évaluation pluraliste et participative qui associerait les différentes parties-prenantes. Chacun des groupes d’acteurs affectés par les mesures décidées peut avoir des points de vue divergents, selon ses valeurs, son identité, ses besoins et ses intérêts, ce qui fait peser des incertitudes quant aux effets potentiels des décisions effectivement prises.

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