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Med Sci (Paris). 2002 April; 18(4): 489–491.
Published online 2002 April 15. doi: 10.1051/medsci/2002184489.

Bio-, info- et nano-technologies : l’essor de la biotique

Joël de Rosnay

Département de la Prospective et de l’Évaluation, Cité des Sciences et de l’Industrie, La Villette, 75930 Paris Cedex 19, France
 

La démarche traditionnelle de miniaturisation a surtout consisté à enlever de la matière par couches successives, grâce à des techniques comme la photolithographie optique utilisée dans la fabrication des microprocesseurs. L’essor des nanotechnologies, au contraire, a été fondé sur des capacités d’assemblage de structures supra-moléculaires, du «bas vers le haut». De tels travaux ont été suscités par les recherches de Langmuir et Blodgett, aux États-Unis, qui ont réussi à fabriquer des couches minces, aux multiples applications, qui portent désormais leur nom («couches LB»). Plusieurs laboratoires travaillent actuellement sur des nano-assembleurs programmés utilisant la microscopie à champ proche (microscope à effet tunnel ou microscope à force atomique) manipulant la matière, atome par atome, pour fabriquer des matériaux sensibles ou réactifs à leur environnement. Des nanolaboratoires peuvent analyser en parallèle plus de 500 000 molécules nouvelles par jour, et des micro-usines, fondées sur le principe des MEMS (microelectromecanical systems), sont capables de synthétiser des structures complexes, de séparer des mélanges comportant des concentrations très faibles de molécules, ou de procéder à la catalyse de processus variés.

Une application spectaculaire des MEMS est la «pilule intelligente» fabriquée par Robert Langer au Massachusetts Institute of Technology (MIT, MA, USA). Un implant comporte des réservoirs miniatures remplis d’un médicament et recouverts d’une membrane d’or jouant le rôle d’anode [1]. Sous l’effet d’un faible courant électrique provenant, par exemple, d’un biocapteur, les réservoirs s’ouvrent, libérant in situ le produit actif. La capsule peut être implantée sous la peau, et le courant électrique programmé par un microprocesseur. Les applications potentielles d’une telle pilule bioélectronique sont nombreuses : libération d’insuline, d’antalgiques ou d’hormones pendant des durées atteignant plusieurs mois.

Les nanotechnologies sont de plus en plus utilisées à des fins d’analyse. Récemment, des équipes de Berkeley (CA, USA) ont mis au point des quantum dots, des nanoparticules dont la couleur varie en fonction de la taille. La longueur d’onde de la lumière émise par ces cristaux varie dans un spectre allant de l’ultraviolet à l’infrarouge et possède une bande d’émission très étroite (et donc très spécifique). Une particule de 2 nanomètres émettra une lumière de couleur vert intense, tandis qu’une particule de 5 nanomètres une lumière de coloration rouge vif. Une famille de quantum dots va donc engendrer des couleurs allant du violet au rouge en passant par le bleu, le vert, le jaune et l’orange. Si on enrobe ces nanoparticules d’une substance jouant le rôle de «velcro» chimique, on peut leur accrocher des molécules diverses, telles que des protéines ou de l’ADN. Il devient alors possible de suivre et de visualiser ces substances au cours de processus biologiques au sein de cellules et de s’en servir pour créer une batterie de tests diagnostiques très fiables, ultrarapides et pouvant être mis en parallèle dans des appareils automatiques de lecture.

Une autre approche, particulièrement intéressante pour la mise au point de bio-tests, a été développée au MIT par le professeur Joseph Jacobson qui a réussi, avec son équipe, à imprimer sur du plastique des circuits intégrés capables de traiter de l’information. Ils ont utilisé pour cela une imprimante à jet d’encre modifiée, et chargée d’encre produite à partir de semi-conducteurs. De tels microprocesseurs plastiques pourront être intégrés à du matériel biologique pour servir de bio-capteurs, de systèmes de suivi en continu de certains paramètres vitaux, voire d’émetteurs capables de transmettre de l’information à distance. Ils devraient en outre bénéficier des progrès de l’électronique moléculaire pour les rendre bio-compatibles. Diverses méthodes et technologies de production ouvrent en effet la voie à de nouveaux types de polymères conducteurs et semi-conducteurs capables de servir de base à l’électronique moléculaire de demain. Ces composants électroniques moléculaires de synthèse offrent de nombreux avantages par rapport aux semi-conducteurs classiques : assemblage tridimensionnel, miniaturisation approchant celle des structures biologiques, possibilités d’interface avec des systèmes vivants [24].

Un autre objectif, complémentaire de celui de l’électronique moléculaire, est d’arriver à fabriquer des bio-ordinateurs à ADN. L’idée d’une informatique à base d’ADN a été lancée pour la première fois en 1994 par Léonard Aldeman (Université de Californie, CA, USA). Dans un article désormais célèbre [5], il explique comment on peut utiliser une méthode biologique de laboratoire pour résoudre un problème classique de mathématiques : organiser l’itinéraire d’un voyageur de commerce passant par sept villes sans jamais en retraverser une seule. Plusieurs laboratoires dans le monde ont réussi à reproduire la technique bio-informatique d’Aldeman en utilisant la biologie moléculaire classique et des méthodes enzymatiques. Les brins d’ADN, comportant des séquences spécifiques correspondant aux villes de l’expérience originale, se combinent en parallèle dans les tubes à essai en un temps très court et donnent la solution du problème. L’extraction, le tri et la lecture des séquences de molécules d’ADN nécessitent habituellement des opérations longues et répétitives. C’est pourquoi de nombreux laboratoires travaillent actuellement à l’automatisation des processus enzymatiques permettant d’analyser les molécules donnant la solution au problème posé grâce, notamment, à des nano-laboratoires fonctionnant en parallèle.

Un tel traitement va de pair avec la mémorisation des informations à l’échelle moléculaire. Des protéines naturelles pourraient servir de mémoire de masse pour les bio-ordinateurs du futur. Les protéines photoréceptrices, comme la bactériorhodopsine, changent de conformation en réponse à la lumière. Ce principe peut être utilisé pour stocker des information, et des données. Des techniques d’ingénierie génétique peuvent être utilisées pour stabiliser les deux états naturels de la molécule de bactériorhodopsine et passer de l’un à l’autre en utilisant des lumières de couleurs différentes. En affectant des valeurs binaires 0 et 1 aux deux états de la protéine, un ensemble de molécules peut servir de mémoire de masse. Plusieurs pellicules de bactériorhodopsine peuvent êtreempilées pour créer des mémoires en trois dimensions, et leur très petite taille permettrait de créer d’énormes capacités de stockage par unité de volume.

On peut imaginer, dans l’avenir, combiner des systèmes de traitement d’information fonctionnant à partir de molécules, avec des polymères servant de base à des textiles intelligents. Cette approche a déjà conduit à la mise au point de vêtements permettant à des médecins de suivre à distance certains paramètres du métabolisme de leurs patients. La communication directe entre le corps et les machines ouvre des voies nouvelles pour le suivi en temps réel des principales fonctions du corps. Nous sommes en train de passer progressivement de l’ordinateur portable et du téléphone portable à l’ordinateur «mettable» et au téléphone «mettable». Pourquoi en effet compacter dans des boîtiers de plus en plus petits les circuits électroniques et informatiques puissants plutôt que de les tisser dans les vêtements que nous portons ? C’est le principe fondamental choisi par les nombreux laboratoires qui travaillent sur ce que l’on appelle les wearable computers : les outils de communication seront portés de plus en plus près du corps et en interface directe avec lui.

Enfin, il est devenu possible de réaliser une interface directe entre le système nerveux et des machines électroniques ou des robots. L’équipe du professeur John K. Chapin de l’École de médecine de Philadelphie (PA, USA) a utilisé des signaux provenant du cerveau de rats pour contrôler à distance un bras robotique. Plus récemment, une équipe de la Duke University (CA, USA) dirigée par Miguel Nicolelis a pu transmettre à 1 000 km de distance, via Internet, l’impulsion nerveuse provenant du cerveau de singes afin de contrôler un bras articulé [7]. Ces travaux ouvrent la voie au secteur prometteur des neuroprothèses capables de jouer un rôle déterminant dans le traitement de handicaps moteurs. Certains laboratoires tentent de réaliser ces interfaces à un niveau cellulaire. Des chercheurs de l’université de Berkeley ont réussi à fabriquer une biopuce hybride composée de circuits en silicium et de cellules vivantes. Ils ont mis au point ce bio-transistor comportant en son centre un micro-réservoir dans lequel sont cultivées des cellules vivantes [6] connectées à des microprocesseurs capables de transmettre et de recueillir de l’information vers, et en provenance, des cellules. Ce bio-transistor a été produit par des techniques analogues à celles utilisées pour la fabrication des microprocesseurs. Deux couches de polysilicium translucide forment des électrodes, tandis qu’une troisième couche crée une membrane jouant le rôle d’un compartiment de réaction. Ces différentes couches sont interconnectées par l’intermédiaire d’une micro-cavité au sein de laquelle sont placées quelques cellules humaines vivantes dans un liquide nutritif et conducteur. L’ouverture de pores dans la membrane cellulaire est contrôlée par un courant électrique provenant d’un ordinateur et relayé par la puce de silicium sur laquelle vivent les cellules. Le circuit hybride agit ainsi comme une diode, faisant intervenir, pour la première fois dans un circuit électronique, un intermédiaire vivant. D’autres laboratoires ont réussi à mettre au point des «neuropuces» (neurochips) en faisant croître des neurones sur des puces en silicium, et en forçant les axones à emprunter un chemin déterminé, afin d’essayer de créer des réseaux neuronaux hybrides.

Ainsi, grâce à la discipline émergente que nous avons appelée dès 1981 la «biotique» - mariage de la biologie et de l’informatique dans des matériaux intelligents - l’homme entrera en symbiose avec les réseaux d’information qu’il a extériorisés de son propre corps [8, 9]. A la fois objet et sujet de la révolution biologique, l’homme tient entre ses mains, pour le meilleur ou pour le pire, l’avenir de l’espèce humaine.

References
1.
Santini JT, Cima MJ, Langer R, et al. A controlled-release microchip. Nature 1999; 397 : 335–8.
2.
Joachim C, Gimzewski JK, Aviram A. Electronics using hybrid-molecular and mono-molecular devices. Nature 2000; 408 : 541–8.
3.
Reed MA. Conductance of a molecular junction. Science 1997; 278 : 252–4.
4.
Tour J M, Reed MA. Computing with molecules. Scientific American juin 2000.
5.
Aldeman L. Molecular computation of solutions of combinatorial problems. Science 1994; 266 : 1021–4.
6.
Rubinsky B, Huang Y. A microfabricated chip for the study of cell electroporation. Biomedical engineering laboratory, department of mechanical engineering, University of California. Berkeley, CA, USA 94720, février 1999.
7.
Wessberg J, Stambaugh CR, Kralik JD, et al. Real-time prediction of hand trajectory by ensembles of cortical neurons in primates. Nature 2000; 408 : 361–5.
8.
De Rosnay J. De la biologie moléculaire à la biotique : l’essor des bio-, info- et nano-technologies. Cell Mol Biol 2001; 47 : 1261–8.
9.
De Rosnay J. L’homme symbiotique, regards sur le 3e millénaire. Paris : Éditions du Seuil, 1995 (nouvelle édition, septembre 2000).