Depuis 1995, l’abondante littérature scientifique a confirmé une implication directe ou indirecte de la mitochondrie dans la mort cellulaire programmée. Cette implication a été particulièrement bien étudiée pour le processus apoptotique, au cours duquel deux grandes voies ont été décrites. L’une, dépendante des caspases, fait intervenir le cytochrome c, une protéine mitochondriale libérée à cet effet vers le cytosol. L’autre, indépendante des caspases, implique la protéine mitochondriale AIF (apoptosis inhibiting factor) [1, 2].
Tout laisse donc penser que la mitochondrie joue un rôle majeur, sinon primordial, dans la mise en place de la mort cellulaire programmée. Qu’en est-il alors de la mort cellulaire programmée chez les organismes unicellulaires dépourvus de mitochondries ? Est-il possible qu’une ou plusieurs voies alternatives non mitochondriales puissent aboutir au même résultat dans ces organismes ?
Nous avons récemment pu démontrer [3] qu’il est possible de déclencher, chez le protiste1 Trichomonas vaginalis dépourvu de mitochondries, une forme de mort cellulaire morphologiquement distincte de la nécrose. Curieusement, certaines de ses caractéristiques ressemblent très nettement à celles du processus apoptotique et d’autres en sont totalement distinctes (Tableau I).
Tableau I. |
L’analyse des cellules en épifluorescence permet d’observer chez T. vaginalis les différentes formes de condensation chromatinienne décrites au cours de la mort cellulaire programmée des organismes unicellulaires et multicellulaires mitochondriaux. Ces formes sont communes aux processus d’apoptose et de para-apoptose, une variante de mort cellulaire programmée récemment décrite [4] (Tableau I) (→). Le gonflement de la membrane cellulaire et la partition finale du contenu génomique (décrit dans l’apoptose comme « corps apoptotiques ») sont également présents. L’exposition des groupements phosphatidyl-sérine liés à l’annexine V à la surface externe de la membrane constitue un point commun supplémentaire. Tous ces éléments sont observables de manière reproductible aussi bien dans les cellules traitées par des drogues pro-apoptotiques (étoposide, staurosporine, doxorubicine), que dans celles exposées au métronidazole (agent thérapeutique utilisé dans les infections à T. vaginalis) ou à un stress nutritif. Sur un plan génomique, l’apoptose dépendante des caspases aboutit à une fragmentation de l’ADN par des coupures récurrentes tous les 180 nucléotides (fragmentation oligonucléosomique).
(→) m/s 2001, n°4, p. 481
L’analyse par électrophorèse de cet ADN montre un profil de migration caractéristique « en échelle ». Dans le cas de l’apoptose indépendante des caspases, on observe un profil similaire décalé vers les hauts poids moléculaires (50 kilobases) [5]. La même analyse chez T. vaginalis ne met en évidence aucun de ces deux profils. Toutefois, ainsi que le démontre la technique TUNEL, la fragmentation est bien réelle et suggère l’existence d’un mécanisme sousjacent d’un type différent.
L’existence d’une mort cellulaire programmée au sein d’organismes unicellulaires comportant des mitochondries est de découverte assez récente [6]. Celle-ci ressemble beaucoup au processus décrit dans les organismes multicellulaires. Sur le plan moléculaire, un certain nombre de différences se font jour. Ainsi, l’absence de caspases semble pouvoir être suppléée par des molécules apparentées mais distinctes (caspases-like) [7]. Si T. vaginalis est, quant à lui, dépourvu de mitochondries stricto sensu, il renferme néanmoins un organite dépourvu d’ADN, l’«hydrogénosome» [8], qui héberge plusieurs protéines présentant des similitudes avec des protéines d’origine mitochondriale [9]. À ce titre, T. vaginalis est donc un intermédiaire entre, d’une part, les organismes unicellulaires mitochondriaux et, d’autre part, les organismes sans mitochondries, mais aussi sans hydrogénosomes, comme Giardia intestinalis. À l’instar des organismes unicellulaires mitochondriaux, il n’est pas exclu qu’une voie mettant en jeu des molécules proches des caspases puisse agir en liaison avec les hydrogénosomes chez T. vaginalis.
Par ailleurs, on sait que l’absence de caspases n’empêche pas le déclenchement de la mort cellulaire programmée, laquelle peut alors présenter des caractéristiques d’apoptose, de para-apoptose ou de nécrose [4]. L’identification récente d’un homologue de la protéine AIF et de son rôle dans la mort cellulaire programmée chez l’amibe Dictyostelium discoideum va dans le sens de cette observation [10]. Ces deux résultats permettent d’envisager l’émergence de la voie indépendante des caspases comme un événement potentiellement antérieur à l’appartition de la voie dépendante des caspases au cours de l’établissement du processus de mort cellulaire programmée.
Dans une première approche par PCR (polymerase chain reaction), nous avons, sans succès, tenté d’identifier un équivalent du gène codant pour l’AIF chez T. vaginalis. S’il est possible qu’une voie indépendante des caspases ne soit pas active dans cet organisme en raison de l’absence de mitochondries, la présence d’un tel gène est cependant loin d’être définitivement exclue. Que cette absence soit confirmée ou non, le résultat soulèvera la question du rôle évolutif central de la mitochondrie dans l’émergence de la mort cellulaire programmée des organismes multicellulaires. En effet, nos observations chez T. vaginalis suggèrent fortement l’existence, soit d’une voie « indépendante de le mitochondrie » équivalente à celles qui sont déjà connues, soit d’une voie plus primitive faisant intervenir des éléments moléculaires nouveaux. La comparaison des caractéristiques morphologiques et moléculaires des organismes possédant des mitochondries et de ceux qui n’en possèdent pas (ces derniers étant, comme T. vaginalis, ou non, comme G. intestinalis, pourvus d’hydrogénosomes) devrait s’avérer très fructueuse. Elle ouvre en effet d’excitantes perspectives quant à l’origine et à l’évolution des voies moléculaires impliquées dans la mort cellulaire programmée de l’ensemble des organismes vivants.