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Med Sci (Paris). 2004 June; 20(6-7): 611–612.
Published online 2004 June 15. doi: 10.1051/medsci/2004206-7611.

La recherche biomédicale française en crise ?

Jean-Louis Martin

Président du Conseil scientifique de l’Inserm, Inserm, 101, rue de Tolbiac, 75654 Paris Cedex 13, France

MeSH keywords: Recherche biomédicale, France

 

Les éditorialistes et rapporteurs, très prolixes sur ce thème ces derniers mois, sont unanimes, la recherche française est « en crise ». Tous les indicateurs sont passés au rouge, apprend-t-on, la recherche est en danger. Ce diagnostic évoqué à propos de l’Inserm - organisme qui a pour mission d’accroître les connaissances au bénéfice de la santé de l’homme - rencontre une résonance particulière, d’autant plus qu’il y aurait, dans cette hypothèse, « collision » avec une autre crise, celle de l’hôpital.

La recherche biomédicale française a-t-elle failli ?

Répondre à cette question nécessite au préalable de s’accorder sur les éléments de diagnostic. Dans la gouvernance récente, il est probable qu’il y ait eu la tentative de faire l’impasse sur cette étape de mise en place de la réflexion. Après une analyse de quelques signaux rapidement érigés en indicateurs de qualité de la recherche nationale, le « traitement » budgétaire avait allure de punition aux yeux de la communauté de recherche.

Entre la perception du signal, qui ne peut se réduire à la bibliométrie ou à la nobel-métrie, et la définition du sens - adéquation des moyens, des structures, des hommes, redonnons tout l’espace à l’interprétation. Celle-ci impose la mise en mouvement d’une pensée débarrassée de tout dogme, de tout jugement définitif et de toutes prétentions idéologiques. Y sommes-nous prêts ? Si la réponse est positive, alors on ne peut pas parler de crise de la recherche publique. En effet, la demande est forte dans la communauté de recherche biomédicale et en santé pour une réflexion sur l’évolution des structures de recherche et leur articulation avec la clinique, et sur l’évolution du métier de chercheur, en y intégrant la dimension européenne.

Si l’on écarte l’idée de crise, reste néanmoins la nécessité de créer les conditions permettant à la recherche biomédicale et en santé de s’adapter aux nouveaux enjeux liés à la fantastique accumulation des données issues du décryptage des génomes. Cet objectif doit-il nécessairement conduire à la refondation de pans entiers du système de recherche français ?

Même s’il faut se préserver de la tentation, bien  française, de proposer des schémas d’évolution par rupture, nous ne pourrons pas faire l’économie d’analyser cette question sur le fond et d’y répondre, si besoin est, par des propositions concrètes, réalistes, distinguant le possible à court terme de la configuration à atteindre à… terme.

Établir un diagnostic, proposer un remodelage du dispositif de recherche biomédicale et en santé est un exercice que l’Inserm ne peut prétendre conduire seul.

La réflexion de son Conseil scientifique devait donc  intégrer celles de nos partenaires naturels : université, centre hospitalier, associations caritatives, AP-HP, autres organismes de recherche nationaux et internationaux. C’est dans cet esprit que le Colloque de Lyon, les 9 et 10 avril derniers, a focalisé les débats sur deux thèmes : « formation/recrutement de chercheurs » et « structures de recherche ».

À défaut de faire une présentation exhaustive des thèmes de discussion, nous allons évoquer les points qui ont rencontré un consensus et les propositions de réforme qui, pour la plupart, restent sujets de débats, mais ont été évoqués de manière récurrente.

Les observatoires en charge du suivi des efforts de recherche des différents pays convergent dans leurs analyses : la contribution française régresse au sein de l’Union européenne, la part de celle-ci étant elle-même en recul par rapport à l’Amérique du nord et du Japon. Une analyse plus fine s’impose néanmoins.

Les indicateurs bibliométriques ou de production technologique révèlent de grandes hétérogénéités en fonction des disciplines, des institutions, des technologies et des régions ou pôles régionaux. Concernant le domaine biomédical, on observe globalement une stabilité de la part mondiale de la production scientifique française et une légère progression de son indice d’impact, celui-ci restant néanmoins légèrement inférieur (0,94) à la moyenne mondiale. Il est à noter que l’Inserm se distingue avec un indice d’impact en recherche biomédicale très significativement supérieur (1,8) à celle-ci.

Ce qui doit nous alerter est donc notre incapacité à combler notre retard en production de connaissances, plutôt qu’une véritable régression durant ces dernières années. Mais sommes-nous prêts à nous donner les moyens de recoller, a minima, au peloton des pays évoluant en tête de l’Union européenne ? La réponse se mesure en euros : l’augmentation totale en 10 ans, des dépenses en R&D est de 7 % en France, un chiffre qui en masque un autre, la diminution (−5 %) des dépenses publiques associée à une augmentation de 13 % des dépenses des entreprises. Dans le même temps, l’Allemagne a augmenté de 42 % la part publique de ses dépenses en R&D. Au Royaume-Uni, durant les cinq dernières années, on observe une croissance des dépenses bien supérieure à 10 %, tant pour la R&D des entreprises que pour celle des pouvoirs publics, sans revenir sur les taux de croissance des dépenses au NIH (National Institutes of Health), ou ceux des pays du continent asiatique…

Un premier élément de diagnostic s’impose : l’inconstance de la Politique de recherche biomédicale, dont la première manifestation est la fluctuation de son rang de priorité. Cela constitue une nuisance dont l’ampleur est largement sous-évaluée, en particulier dans ses effets à distance, au-delà de la pénalité directe sur l’avancement des programmes. En effet, le coût est lourd : expatriation des meilleurs éléments après une formation au plus haut niveau, détournement de la recherche des esprits les plus brillants, effet anti-attractif à l’international.

Cette inconstance du politique est la traduction directe de l’indécision de la société sur la place qu’elle souhaite accorder à la recherche. Il est de la responsabilité de l’État d’afficher clairement ses objectifs et leur traduction opérationnelle en moyens budgétaires, en allant à la racine du problème : la place de la créativité et de la démarche scientifique dans le dispositif de formation de l’Éducation nationale.

Concernant les indicateurs de la valorisation des connaissances par un transfert au secteur industriel et au lit du malade, ou par une traduction en actes de prévention en matière de santé publique, les analyses laissent apparaître un différentiel négatif qui s’accroît avec les pays concurrents.

En biotechnologie, le différentiel avec l’Allemagne est inquiétant. La part de l’Allemagne en brevets européens est presque deux fois celle de la France, et l’écart augmente. Le différentiel avec le Royaume-Uni, est constant depuis 5 ans. La mauvaise nouvelle est que la part mondiale de la France en brevets est une fois et demi inférieure à celle du Royaume-Uni, alors que les dépenses affectées à la recherche sont comparables. Nous avons donc un réel problème d’efficacité du système de valorisation français dans son ensemble. Des efforts remarquables ont été faits, mais nos concurrents, déjà loin devant, ont fait mieux ou aussi bien ces dernières années. La part culturelle dans ce déficit d’efficacité dans la valorisation est réelle. La faible réactivité du tissu industriel face à l’innovation constitue un handicap supplémentaire. Il en est un autre, « à la source » : la multiplicité des institutions intervenant dès la phase de dépôt de brevet (mixité oblige) dans une approche souvent concurrentielle. La proposition est donc de créer un guichet unique pour l’ensemble des établissements publics. Cet Office de transfert technologique interviendrait dès la phase préparatoire de la prise de brevet, règlerait les questions juridiques, assurerait la cession des licences, serait proactif auprès des entreprises et intéressé aux résultats, et devrait disposer de la force de frappe nécessaire pour protéger les brevets.

Le transfert à la clinique doit lui aussi être « professionnalisé ». Le Centre d’investigation clinique (CIC) est très clairement l’outil le plus crédible qui ait mis en place ces dernières années. Les CIC peuvent devenir des sites agréés, avec des normes d’intervention en vigueur et un personnel formé en conséquence.

À cette professionnalisation des CIC doit être associé un regroupement géographique fonctionnel des unités de recherche, l’objectif étant un décloisonnement de la réflexion sur la recherche médicale, qui reste trop souvent fondée sur des collaborations entre institutions et personnels aux statuts différents.

Dans le prolongement du programme IFR introduit au début des années 90 à l’initiative de l’Inserm, il est proposé de créer des centres de recherche qui devront répondre à deux objectifs fondamentaux : une modernisation de l’approche de la recherche médicale (pertinence des questions posées et organisation des moyens pour y répondre) et la constitution d’équipes en prise directe sur le sujet de l’étude clinique.

Si l’on doit donner une seule action urgente à entreprendre au bénéfice de la recherche, c’est de simplifier et rendre lisible les sources de financement, en intégrant et en coordonnant l’attribution des moyens matériels et humains (financement systématique associé au recrutement d’un chercheur, par exemple). Ces financements doivent être pluriannuels et leur attribution en phase avec l’évaluation des équipes de recherche (4 ans). Ces quelques mesures devraient immédiatement réduire les trop nombreux comités d’évaluation siégeant pour attribuer des moyens trop faibles, et pour des durées trop courtes. Par ailleurs, il faut rappeler l’importance de maintenir un équilibre entre financement sur programme (de type incitatif), financement sur projet (à l’initiative du chercheur) et maintien d’un volant de financement récurrent attribué à une unité ou un centre, lors de sa création.

La transparence dans l’évaluation compétitive de ces projets aux contours financiers reformatés doit être garantie. Pour les centres de recherche, l’évaluation comparative devrait, à terme, avoir lieu au niveau européen par une structure de type EMBO. Une ébauche expérimentale de cette structure pourrait être la mise en place à l’initiative du MRC britannique, du Max Planck Gesellschaft et de l’Inserm, d’une fondation labellisant et finançant un nombre limité de sites, par période de quatre ans (sans quota national), avec une évaluation réalisée a posteriori par les meilleurs experts de chaque pays.

Ces sites labellisés pourraient constituer les lieux privilégiés d’expériences pilotes d’hybridation de l’Inserm avec l’université ou l’hôpital, dans lesquels on pourrait expérimenter le corecrutement de jeunes chercheurs désirant développer de manière autonome un projet de recherche. Des financements d’amorce seraient proposés, incluant les salaires du lauréat, d’un étudiant en thèse et de post-doc. L’instauration de l’overhead sur ces financements devrait permettre de déclencher un cercle vertueux favorisant des recrutements de grande qualité sur la base d’une compétition internationale.

Un objectif qui devrait faire consensus.