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Med Sci (Paris). 2004 October; 20(10): 835–836.
Published online 2004 October 15. doi: 10.1051/medsci/20042010835.

Déconstruction de la notion de géne

Michel Morange*

*Déconstruction de la notion de gène. In : Fabre-Magnan M, Moullier P, eds. La génétique, science humaine. Paris : Éditions Belin, 2004, p. 104-18

Extraits choisis par G. Friedlander

MeSH keywords: Gènes, Génétique, Humains

 

Les gènes, tels que nous les connaissons aujourd’hui, porteurs de l’information permettant de reproduire la structure des agents actifs du vivant, sont une invention tardive de l’évolution : la vie a existé sans eux. Leur invention fut pour les êtres vivants l’équivalent de celle de l’écriture pour les civilisations humaines : celle d’une forme de mémoire stable, se substituant aux mécanismes peu fidèles de reproduction qui l’avaient précédée.

Les gènes ne sont donc, ni à l’origine de la vie au sens historique du terme, ni à son origine au sens de « principes organisateurs ». Les fonctions et les structures complexes des organismes vivants ne sont pas contenues en germe dans les gènes, mais émergent du fonctionnement intégré de l’ensemble des produits de ces gènes.

On peut rétrospectivement s’interroger sur les raisons d’une vision aussi naïve du pouvoir des gènes; d’autant que, comme nous l’avons vu, les premiers généticiens avaient eux-mêmes suggéré les limites de cette vision simpliste. C’est seulement à partir du moment où cette conception de l’action des gènes a pu être mise directement à l’épreuve des faits, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, qu’elle a dû céder la place à la vision actuelle. La conception « un gène - un caractère» était, par sa simplicité, attrayante. Elle renvoyait inconsciemment à l’idée que, quelque part, étaient inscrites les caractéristiques du vivant et de l’homme. Aux généticiens, elle apportait une valorisation de leur discipline : les gènes étaient, selon l’expression largement diffusée par Jean Rostand, les atomes de la biologie, et en les étudiant, les généticiens montraient qu’ils avaient acquis le même niveau de scientificité que les physiciens.

Conséquences épistémologiques

La première conséquence de cette déconstruction du gène aurait pu être de susciter chez les biologistes une réaction visant à restaurer ce concept, quitte à le faire éclater en un ensemble de notions distinctes. De telles tentatives ont bien existé - dès les années 1950, avec la proposition de Seymour Benzer de substituer à la notion unique de gène les trois notions distinctes de recon, muton et cistron (c’est-à-dire de distinguer les trois propriétés de recombinaison, de mutation et de fonction attachées au terme de gène) - jusqu’à des tentatives plus récentes visant à abandonner la notion de gène pour celle de génome, autrement dit l’ensemble des gènes d’un individu ou d’une espèce. Force est de constater que toutes ces tentatives ont échoué. Pis, le terme de gène n’a jamais été autant utilisé qu’aujourd’hui : il est largement fait appel à lui pour décrire les résultats du séquençage du génome humain, sans que cet usage ne s’accompagne d’une quelconque référence à ses limites.

Les concepts scientifiques n’ont pas pour but de décrire correctement la réalité du monde, mais de rendre compte le mieux possible d’une pratique expérimentale. Et, en cela, le concept de gène n’a jamais failli dans son rôle : ni à l’époque de la génétique classique de Morgan, ni à celle, plus récente, de sa version moléculaire. Il permet de rendre compte du séquençage des génomes, de la thérapie génique, de la création d’espèces animales ou végétales transgéniques, aussi bien que de nombre de pathologies humaines même si c’est probablement le domaine où ses limites apparaissent les plus évidentes, et aussi les plus préoccupantes.

Vouloir le durcir ou le préciser serait, n’en déplaise à ceux qui soutiennent une telle option, un acte de foi dans la « rationalité du monde », pas une démarche scientifique. Car qui nous dit que cela est possible ? En être sûr serait faire preuve d’un réalisme particulièrement naïf. Le gène n’existe pas : c’est une construction bancale tentant de rendre compte et d’accompagner le travail des biologistes. L’ADN existe, les protéines existent - et encore! -, pas le gène. Aurait-il été possible de faire une meilleure construction ?

Même si le terme de gène demeure, le pouvoir des gènes est néanmoins ressorti transformé et en grande partie amoindri des observations faites durant ces dernières décennies et, avec lui, une certaine forme de déterminisme génétique. L’idée que les structures et fonctions complexes des organismes puissent être expliquées par les propriétés particulières d’un ou de quelques gènes doit être définitivement considérée comme fausse. II n’existe pas de gènes de l’intelligence - si tant est que l’on soit capable de définir l’intelligence et de s’accorder sur une méthode pour la mesurer -, du don musical ou du langage humain. Chacune de ces aptitudes est le résultat de l’action de milliers de gènes, le produit émergent du fonctionnement intégré de milliers de composants en interaction avec l’environnement.

Cette absence de « gène de » n’empêche pas que la mutation de tel ou tel gène puisse avoir un effet « dramatique » sur l’accomplissement de la fonction complexe. L’erreur est simplement de déduire de cette dernière observation que ce ou ces gènes ont un rôle supérieur à celui des autres composants : l’absence de ces derniers est simplement compensée par la présence d’autres molécules à l’action identique ou semblable, ou bien leur présence est essentielle pour un si grand nombre de processus que la variation en est impossible car elle interdirait le développement même de l’organisme.

Questions éthiques et juridiques

Cette remise en cause de la définition structurale et fonctionnelle des gènes, et de leur rôle dans la formation de la vie, ne peut que conduire à s’interroger sur la pertinence de la notion de « patrimoine génétique », à laquelle beaucoup se réfèrent aujourd’hui pour défendre la biodiversité animale ou végétale, ou s’opposer à toute manipulation génétique chez l’homme. La notion de patrimoine génétique est absurde du point de vue de la génétique. Pourquoi la diversité actuelle des formes géniques serait-elle un bien, qu’il faudrait à tout prix défendre ? Protéger le patrimoine génétique actuel serait prévenir l’apparition de variations géniques nouvelles, alors que l’évolution permanente du matériel génétique est consubstantielle à l’histoire même de la vie. Un argument fréquemment avancé pour « défendre le patrimoine génétique » est de dire que la diversité des formes géniques est la ressource qui pourra permettre de faire face, dans l’avenir, à des modifications imprévues et brutales de l’environnement. Cet argument, appliqué à l’être humain, est dangereux, car il suggère que l’avenir de l’être humain est dans ses caractéristiques biologiques. Toute intervention sur le génome humain, ou les génomes des plantes et des végétaux, n’est pas forcément bonne, mais faire appel au respect du patrimoine génétique pour s’y opposer est à la fois absurde du point de vue de la génétique, et dangereux du point de vue éthique : la notion de patrimoine génétique valorise indûment les gènes et leur rôle dans l’histoire de la vie, et, en particulier, l’histoire humaine ; elle sacralise les gènes, au détriment de l’être humain.

Une deuxième conséquence de la déconstruction du concept de gène est que le débat sur la brevetabilité du génome en est, paradoxalement, rendu plus délicat. La déconstruction du concept de gène que nous avons opérée dans cet article s’inscrit dans les courants actuels de l’histoire des sciences. Le concept de gène est une construction des biologistes, et non le dévoilement d’une réalité préexistante. Comme nous l’avons montré, l’ADN existe « naturellement », pas les gènes avec leur mélange mal défini de caractéristiques structurales et fonctionnelles. L’argument selon lequel les gènes ne peuvent être brevetés puisque leur caractérisation est une découverte et non une invention, ne tient donc malheureusement pas. Il ne s’applique qu’aux séquences d’ADN, à la succession brute de nucléotides qui composent la molécule, pas à l’interprétation en termes de structure et de fonction des gènes qui en est donnée. La question de la brevetabilité des gènes ne peut être écartée d’un revers de manche : seule une étude fine de ce qui est breveté, simple séquence de nucléotides ou interprétation structurale et fonctionnelle de cette séquence, peut permettre de répondre. Le droit et les juges se contentent malheureusement trop souvent d’une vision épistémologique naïve pour trancher lors des procès qui touchent de près ou de loin à des questions scientifiques : sait-on ou ne sait-on pas ? S’agit-il d’une découverte ou d’une invention ? Dans la vision constructiviste de la science qui domine aujourd’hui, les notions de savoir (de connaissance) ou de découverte ont perdu leur simplicité d’antan. Le travail d’adaptation juridique à cette révolution épistémologique sera sans doute difficile. Le cas du gène est peut-être un des exemples qui en montre pourtant le mieux la nécessité.