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Med Sci (Paris). 2006 January; 22(1): 75–77.
Published online 2006 January 15. doi: 10.1051/medsci/200622175.

Regards sur les chiroptères

Dominique Labie1* and Simone Gilgenkrantz2*

1Département de génétique, développement et pathologie moléculaire, Institut Cochin, 24, rue du Faubourg Saint-Jacques, 75014 Paris, France
29, rue Basse, 54330 Clérey-sur-Brénon, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Animaux, Chiroptera, Réservoirs d'agents pathogènes, Mythologie

Mythes et légendes

En Occident, depuis des siècles, les chauves-souris ont hanté l’imaginaire des hommes. Perçues comme des bêtes diaboliques au Moyen Âge, elles entraient dans la pharmacopée des sorcières, on les clouait sur les portes des granges et, pour sortir la nuit, les filles se couvraient la tête afin qu’elles ne s’incrustent pas dans leurs cheveux.

Avec les coquecigrues et les loups garous, ces étranges « oiseaux » nocturnes devenaient des vampires. Les légendes de Transylvanie se sont répandues en Europe puis dans le monde. On en trouve la trace encore aujourd’hui dans des romans et des films à succès. Et même la malédiction de Toutankhamon, surgie après la mort de plusieurs archéologues ayant pénétré dans les tombes des pharaons, fut attribuée à leur pouvoir maléfique.

Dans le Nouveau Monde aussi, elles étaient redoutées et adorées. On trouve chez les Mayas des représentations de Camazotz, ce seigneur des chauves-souris, maître de la pénombre et assoiffé de sang. Mais, dans ce continent, les hommes ont des raisons de les craindre, car les chiroptères d’Amérique comptent trois espèces hématophages : du Mexique au Chili et au Nord de l’Argentine, elles s’attaquent aux petits animaux, et même au bétail. Grâce à leurs incisives acérées, elles leur infligent des morsures par où s’écoule le sang dont elles se nourrissent en le léchant (et non pas en le suçant) d’autant mieux que leur salive a des propriétés anticoagulantes. Ce faisant, elles peuvent transmettre la rage aux troupeaux. C’est pourquoi les paysans cherchent à les détruire en brûlant et dynamitant les grottes où se trouvent leurs gîtes.

En Europe, la modification des espaces ruraux, l’utilisation des insecticides et des pesticides depuis des décennies (destruction des insectes, imprégnation des charpentes) provoquent des empoisonnements directs ou indirects. Leur nombre se raréfie. C’est pourquoi elles sont classées comme « vulnérables » et désormais protégées par des lois (statut de protection de la faune, voir http://www.onf.fr/foret/faune/chauves-souris/bio_1.htm).

Le grand ordre des chauves-souris

Après les rongeurs, elles forment l’ordre le plus important des mammifères. Il se divise en deux sous-ordres :

  • les mégachiroptères, comme l’Hypsignathus monstrosus en Afrique ou le Pteropus vampirus (frugivore malgré son nom) en Malaisie dont l’envergure est de 1,7 m ;
  • et les microchiroptères, dont le plus petit représentant, en Thaïlande, ne pèse que 2 grammes.

Avec 916 espèces connues, elles représentent 20 % des mammifères vivant aujourd’hui [ 1].

Leur régime alimentaire est diversifié : rarement hématophages, comme nous l’avons vu, elles sont surtout insectivores et frugivores. Quelques rares espèces, de même que les papillons, les abeilles ou les colibris, se nourrissent de nectar qu’elles aspirent grâce à leur langue étroite et effilée.

Comme chez tous les mammifères, les femelles allaitent leurs petits. Leurs capacités reproductrices sont faibles (pour la plupart des espèces en Europe, elles n’ont guère plus d’un petit par an). En revanche, elles ont une belle longévité : dans un clocher du sud de la France, un Petit murin (Myotis blythi) a été retrouvé 33 ans après avoir été bagué. Peut-être l’entrée en léthargie des chauves-souris dans la journée et plus longtemps parfois en hiver économise-t-elle leur capital de vie. Hétérothermes, elles ont le pouvoir d’abaisser leur température, ce qui leur permet de conserver leurs réserves et de diminuer leur consommation d’oxygène de 25 % à 30 %.

Ces merveilleuses machines volantes

Mais surtout, elles sont, de tous les mammifères, les seules à être capables de voler. De ce fait, elles ont une morphologie très particulière. Le premier, sans doute, à les regarder avec curiosité et envie, fut Léonard de Vinci qui caressait pour l’homme le rêve de s’élever dans les airs et qui s’inspira de leur aile pour créer ses premiers modèles de machines volantes1.

Une membrane, le patagium, relie les phalanges écartées, permettant à l’animal de planer, mais aussi de s’envelopper dans ses ailes (famille des Rhinolopes). En l’absence de queue, la chauve-souris doit battre des ailes en permanence, mais elle peut aussi faire un demi-tour quasi instantané, à la poursuite d’un insecte qu’elle a repéré grâce à son système sophistiqué d’écholocation : son oreille est capable de capter les ultrasons qu’elle émet et qui lui permet de « scanner » l’espace avec la plus grande précision.

La plupart des espèces sont sédentaires et se déplacent d’un gîte à l’autre ; mais certaines sont migratrices, comme la Pipistrelle de Nathusius qui parcourt plus de 1 000 km pour aller d’Allemagne en Espagne.

Une nouvelle donne : les virus émergents

De nombreux mammifères, en particulier les rongeurs, ont été et sont encore des réservoirs de virus et des agents de propagation de maladies humaines. Les chauves-souris n’échappent pas à la règle.

Dans tous les continents, elles peuvent être porteuses de virus rabiques, transmissibles à l’homme, et des recommandations sont faites pour éviter d’entrer en contact avec elles.

De plus, il est apparu récemment qu’elles sont à l’origine de la propagation de virus émergents redoutables pour l’espèce humaine. Elles ont joué un rôle dans la dissémination de deux paramyxovirus, le virus Hendra, identifié en Australie en 1994, et le virus Nipah, isolé en 1999, et responsable d’encéphalites en Malaisie et à Singapour.

Mais surtout, il vient clairement d’être démontré par l’équipe d’Éric Leroy, de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), qu’elles sont porteuses du virus Ebola en Afrique [ 3], comme ce dernier le rappelle dans une Dernière Heure de ce même numéro de m/s [ 2].

Enfin, peu de temps auparavant, deux autres groupes de chercheurs avaient apporté la preuve de la transmission, par les chauves-souris, du SRAS (severe acute respiratory syndrome) qui a été à l’origine de plus de 770 morts et dont les ravages économiques ont été estimés en billions de dollars.

Lors de l’épidémie de SRAS survenue en Chine en 2002-2003, un coronavirus (SARS-CoV) avait été identifié. Les travaux se sont ensuite poursuivis pour en préciser l’origine. Elle fut d’abord attribuée à la civette (Viverra civetta) [ 4], ce qui conduisit à la destruction de plus de 10 000 de ces animaux, capturés et vendus sur les marchés des grandes villes chinoises (ainsi que des blaireaux et des ratons laveurs). Or, des chercheurs chinois et australiens ont montré récemment que la civette n’était pas le réservoir, mais seulement un vecteur d’amplification virale [ 5]. Orientant leur recherche vers les chauves-souris et étudiant plusieurs espèces, d’origines géographiques variées, ils ont, en effet, isolé, dans le genre Rhinolophus, un virus presque identique (92-94 %) au SARS-CoV qu’ils ont appelé SL-CoV (SARS-like coronavirus). Les mêmes résultats ont été obtenus par une équipe de l’université de Hong Kong [ 6].

Comprendre et remédier ?

Comment comprendre cette convergence, notoire depuis une vingtaine d’années ?

Un point majeur est de bien cerner les modes de transmission. Parmi les espèces de chauves-souris frugivores, certaines mâchent leur nourriture pour en extraire sucres et composants énergétiques, puis recrachent le reste. L’ingestion de ces restes par d’autres animaux pourrait assurer la transmission du virus. Une transmission directe à l’homme a même été constatée au Bangladesh, où des fruits entamés et contaminés par le virus Nipah ont pu être incorporés dans la préparation de boissons sucrées [ 7].

Les chauves-souris produisent-elles des molécules de type interféron qui inactiveraient le virus ? Ont-elles un mode spécifique d’immunité innée ? Ces animaux vivent aussi de façon grégaire, et on peut se demander si une agriculture intensive n’a pas, ici ou là, modifié leur environnement naturel et accru leur contact avec l’homme, et donc le risque viral pour celui-ci.

Le Millenium Ecosystem Assessment a souligné l’interdépendance entre la santé publique et les ressources économiques et environnementales [ 9]. Des scientifiques se sont regroupés pour tenter d’instituer une « médecine conservatoire » qui cherche à allier les sciences de la santé (des hommes, des animaux et des plantes) avec les sciences écologiques afin d’harmoniser l’équilibre et le bien-être des populations, des communautés et des écosystèmes [ 10].

Mais, il importe avant tout de protéger les hommes. La piste des chauves-souris ayant été soulignée, une meilleure connaissance de leur répartition et de leurs réponses immunitaires devrait permettre de trouver des stratégies préventives pour limiter la dissémination des virus aux autres animaux et à l’homme. Des programmes d’information et de sensibilisation des populations sur les risques de contamination - surtout quand ces dernières les côtoient de près ou les consomment - sont sans doute les premières mesures à prendre, les plus réalistes et les plus efficaces.

 
Acknowledgments

Merci à Éric Leroy et à Hélène Gilgenkrantz de leurs conseils.

 
Footnotes
1 Avec ses dessins, on peut les admirer en Suisse à Martigny (Fondation Gianadda).
References
1.
Neiweiler G. The biology of bats. New York : Oxford University Press, 2000.
2.
Leroy E, Kumulungui B, Pourrut X, et al. Fruits bats as reservoirs of Ebola virus. Nature 2005; 438 : 575–6.
3.
Leroy E, Pourrut X, Gonzalez JP. Les chauves-souris réservoirs du virus Ebola : le mystère se dissipe. Med Sci (Paris) 2006; 22 : 78–9.
4.
Guan Y, Zheng BJ, He YQ, et al. Isolation and characterization of viruses related to the SARS coronavirus from animals in southern China. Science 2003; 302 : 276–8.
5.
Li W, Shi Z, Yu M, et al. Bats are natural reservoirs of SARS-like coronaviruses. Science 2005; 310 : 676–9.
6.
Lau SK, Woo PCY, Li KSM, et al. Severe acute respiratory syndrome coronavirus-like virus in Chinese horseshoe bats. Proc Natl Acad Sci USA 2005; 102 : 14040–5.
7.
Harcourt BH. Genetic characterization of Nipah virus, Bangladesh, 2004. Emerg Infect Dis 2005; 11 : 1594–7.
8.
Dobson AP. What links bats to emerging infectious diseases ? Science 2005; 310 : 628–9.
9.
Millenium Ecosystem Assessment. Ecosystems and human well-being : a framework for assessment. Whashington DC : Island Press, 2003.
10.
Aguire AA, Ostfeld RS, Tabor GM. Ecological health in practice. In : Conservation medicine. Oxford : Oxford University Press, 2002.