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Med Sci (Paris). 2006 June; 22(6-7): 621–625.
Published online 2006 June 15. doi: 10.1051/medsci/20062267621.

Myc et compétitions intercellulaires chez la drosophile

Olivier Albagli1* and Hélène Pelczar2

1Inserm U790, PR1, Institut Gustave Roussy, 39, rue Camille Desmoulins, 94805 Villejuif, France
2CNRS/Université Paris VI, UMR 7622, 7, quai Saint Bernard, 75005 Paris, France
Corresponding author.
 

Il est probable que la combinaison de deux mécanismes soit à l’origine de la diversification cellulaire et tissulaire au sein d’un organisme. Selon le modèle instructif, les cellules sont intrinsèquement stables, et leur différenciation résulte d’une influence orientatrice de leur environnement, reçue et interprétée grâce à diverses voies de signalisation. Dans le modèle sélectif, les cellules sont intrinsèquement variables, et l’influence de l’environnement consiste à séléctionner, au sein d’une population spontanément hétérogène, les cellules les plus « aptes », par exemple les cellules les plus capables d’utiliser des facteurs de croissance. Mais quelles sont les hétérogénéités intrinsèques déterminant l’aptitude des cellules dans le modèle sélectif ? Parmi, sans doute, d’autres paramètres, le niveau d’expression de d-Myc apparaît prépondérant dans l’aile de drosophile en développement.

d-Myc et « supercompétitivité »

Chez les vertébrés, les proto-oncogènes codant pour les facteurs de transcription bHLH/LZ (basic helix-loop-helix/leucine zipper) de la famille Myc influencent les trois paramètres de la croissance cellulaire : prolifération, taille des cellules et apoptose [ 1, 2]. Dans le disque imaginal de l’aile de la drosophile, où l’on peut induire l’expression d’un gène dans une cellule et en observer les conséquences sur le clone formant sa descendance, la surexpression de d-myc (unique gène myc chez cet animal) augmente la taille du clone formé en raison, principalement, d’une augmentation de la taille des cellules (hypertrophie) [2, 3] (Figure 1). La surexpression d’autres protéines régulatrices, comme la phospho-inositide-3-OH kinase (PI3K) ou le couple cycline D/Cdk4 (cyclin-dependent kinase), accroît également la taille des clones correspondants (Figure 1A). Toutefois, une différence essentielle apparaît : alors que la surexpression localisée de PI3K ou de cycline D/Cdk4 entraîne une augmentation de la taille de l’aile, celle de d-Myc n’a pas cet effet. L’explication est que dans le cas de d-Myc, l’augmentation de la taille du clone surexpresseur s’exerce au détriment de son « voisinage », c’est-à-dire des cellules situées dans sa périphérie sur plusieurs rangs cellulaires [ 5] : ces cellules meurent, ou poussent très faiblement, compensant ainsi la dilatation de la portion du disque surexprimant d-Myc [ 4, 5] (Figure 1B). C’est la confrontation de populations hétérogènes quant à l’expression de d-Myc, et non le niveau absolu de cette expression, qui produit le phénomène : en effet, il n’y a aucune élimination particulière si toutes les cellules du disque sous-expriment (lorsqu’elles contiennent les allèles hypomorphes d-mycP0 ou d-mycP1 ) ou surexpriment d-Myc au même niveau [4, 5]. En revanche, une différence même faible suffit, puisque la juxtaposition de deux populations contenant l’une 4 copies et l’autre 2 copies de d-myc entraîne l’extension de la première et l’élimination de la seconde. Le phénotype associé à une expression relativement élevée de d-Myc est baptisé « supercompétitif » [ 6], par opposition au phénotype simplement « compétitif » (surcroissance sans élimination des cellules voisines) conféré par la surexpression de PI3K ou du couple cycline D/CDK4.

Apoptose et compétition

La juxtaposition, au sein du disque de l’aile, de deux populations de cellules exprimant des niveaux distincts de d-Myc conduit donc à la « surcroissance » des cellules (supercompétitives), qui expriment le plus de protéine, et à la mort de celles qui en expriment le moins : nous appellerons respectivement D-MYC et d-myc ces deux populations. Les cellules d-myc présentent des symptômes apoptotiques, comme l’expression de la forme activée de la caspase 3 [4, 5] ; de plus, leur élimination est nettement diminuée lorsqu’elles expriment un transgène codant pour p35, un inhibiteur baculoviral des caspases [4]. Ces cellules présentent également une induction du gène hid (head involution defective), un médiateur de processus apoptotiques, et ne subissent plus d’apoptose lorsqu’elles sont privées d’une copie de ce gène [5]. Toutefois, la signalisation conduisant à l’apoptose des cellules d-myc n’est pas complètement élucidée : si une étude suggère que l’affaiblissement de la cascade JNK (c-Jun N-terminal kinases) par surexpression des protéines inhibitrices dIAP1 (Drosophila inhibitor of apoptosis protein 1) ou Puc (puckered) bloque l’apoptose [4], une autre ne décèle qu’une protection très partielle quand les cellules du disque sont déficientes pour le gène hep (hemipterous) codant pour le facteur JNKK (Jun kinase kinase)/MKK7 (MAP-kinase kinase 7), un activateur de JNK [5]. Notons enfin que la surexpression de d-Myc augmente également le taux d’apoptose à l’intérieur même du clone : cette apoptose intrinsèque, qui rappelle celle décrite chez les vertébrés [1], est également associée à une induction de hid [5].

Myc, synthèse protéique et compétition

À plusieurs égards, une faible expression de d-Myc produit un phénotype comparable à celui associé à une série de mutations dominantes appelées Minute. En effet, la confrontation, dans un disque d’aile, de cellules sauvages et de cellules hétérozygotes pour une mutation Minute conduit simultanément à l’élimination de ces dernières et à la surcroissance compensatrice des cellules sauvages adjacentes, supercompétitives dans ce contexte. En outre, comme les mouches d-mycP0 ou d-mycP1 , les mouches Minute, bien que petites et lentes à se développer, sont viables et bien proportionnées [25, 7]. Cela indique que les cellules Minute, comme les cellules d-mycP0 ou d-mycP1 , poussent tant bien que mal quand toutes les cellules sont mutantes. Ces ressemblances ne sont sans doute pas fortuites : en effet, les mutations Minute affectent des gènes codant pour différentes protéines ribosomiques [7, 8]. Or, la transcription des ARNr, l’expression de protéines nucléolaires et la taille des nucléoles (sites d’assemblage des ribosomes) sont augmentées par d-Myc lors du développement de la drosophile [810], notamment dans le disque d’aile [8]. De plus, des résultats étayent le lien entre cette activité de d-Myc et le phénotype supercompétitif : le phénotype supercompétitif disparaît si les cellules D-MYC perdent une copie du gène de la protéine ribosomique RpL19 (ribosomal protein) [4] ; l’exagération du signal PI3K, qui ne confère qu’un avantage compétitif [5] et ne protège pas les cellules d-myc [4], n’augmente ni la quantité d’ARNr, ni la taille des nucléoles (même si elle entraîne une hypertrophie cellulaire) [8]. L’avantage supercompétitif apparaît donc, en partie au moins, dû à la capacité de d-Myc d’amplifier de façon globale et coordonnée la synthèse et l’assemblage des constituants ribosomiques. Cette capacité explique sans doute aussi le gigantisme des mouches, notamment de leurs ailes, quand toutes leurs cellules surexpriment d-Myc [5, 8].

Une lutte à mort pour Dpp ?

L’apoptose des cellules d-myc pourrait résulter d’un signal de mort, peut-être diffusible et encore mystérieux, émis par les cellules D-MYC. Toutefois, le lien entre synthèse protéique et phénotype supercompétitif suggère une explication trophique à ce phénomène.

Le facteur diffusible Dpp est sécrété par une étroite bande cellulaire du disque (Figure 2) [5, 11, 12]. Vital, il est produit en quantité limitante, car sa surexpression accroît la taille de l’aile [4, 13]. Le phénotype supercompétitif proviendrait d’un « accaparement » de Dpp par les cellules D-MYC, la synthèse protéique accrue stimulant leur capacité à capter et internaliser Dpp [4, 6]. Cette internalisation augmenterait l’efficacité de Dpp en optimisant la transduction de son signal [4] ou, peut-être, en lui permettant de servir de source d’acides aminés bien ré-utilisés par les cellules D-MYC riches en ribosomes [ 14]. Le partage de Dpp entre cellules D-MYC et d-myc deviendrait alors de plus en plus inéquitable (jusqu’à la mort des cellules d-myc) puisque, en retour, le signal Dpp induirait d-Myc (selon des travaux cités mais non publiés [5, 15, 16]) (Figure 2B). En accord avec ce scénario, les cellules d-myc survivent quand elles surexpriment une protéine capable d’y accroître le signal Dpp, c’est-à-dire Dpp lui-même, ou une version constitutive d’un de ses récepteurs, Tkv* (thick veins), ou bien encore Rab5, un stimulateur de l’activité endocytique [4]. Reste cependant à comprendre précisément comment d-Myc faciliterait la capture de Dpp ou la transduction de son signal [8]. Par ailleurs, il n’est pas sûr que les cellules d-myc souffrent d’un affaiblissement du signal Dpp [5], et d’autres facteurs extrinsèques pourraient être âprement disputés [4] : dans ce cas, le « sauvetage » obtenu par la surexpression de Dpp (ou de Tkv*) [5] ne refléterait que sa probable capacité à induire d-Myc dans les cellules d-myc. Enfin, ce modèle n’explique pas l’absence de compétition lorsque les cellules D-MYC et les cellules d-myc sont séparées par la « frontière » limitant les compartiments antérieur et postérieur du disque [5, 16].

Conclusions et perspectives

L’étude de d-myc confirme l’importance des compétitions intercellulaires dans l’organogenèse. En effet, de petites différences spontanées et aléatoires d’expression de d-Myc ou, plus généralement, du contenu en ribosomes entre cellules voisines expliqueraient en partie l’apoptose naturelle du disque d’aile. Cette apoptose assure probablement au développement sa fidélité qualitative, en éliminant les cellules « faibles » [16], mais aussi quantitative, car son inhibition entraîne une plus grande variabilité de la taille des ailes [5].

Les protéines Myc de vertébrés stimulent également la biogenèse des ribosomes [ 9, 17]. De plus, d-Myc compense l’absence de c-Myc pour la prolifération de fibroblastes de souris immortalisés [ 18], et transforme des cellules primaires de rat, en coopération avec une version activée de H-Ras [ 19]. Les données obtenues pour d-Myc peuvent donc éclairer l’oncogenèse chez les vertébrés : elles suggèrent ainsi que la seule surexpression d’une protéine Myc confère un avantage compétitif en augmentant la synthèse protéique, et peut engendrer une excroissance précancéreuse invisible, car formée au détriment des cellules voisines [4, 6] ; la progression tumorale dépendrait alors de la survenue d’autres mutations, réduisant notamment l’apoptose intrinsèque [ 20]. Il faut néanmoins se garder de considérer comme évidentes les extrapolations phylogénétiques : l’identité de séquence entre d-Myc et les protéines Myc de vertébrés est, en effet, limitée [19] ; de plus, alors que le nanisme des mouches d-mycPO ou d-mycP1 s’explique par une hypotrophie cellulaire (cellules petites), celui de leurs équivalents vertébrés, des souris exprimant des niveaux réduits de c-Myc, correspond à une hypoplasie (cellules moins nombreuses) généralisée [18].

Les résultats d’expériences d’invalidation des gènes codant pour les protéines à domaine bHLH Tal (T-cell acute leukemia, également baptisé Scl, stem cell leukemia) et Lyl (lymphoblastic leukemia) rappellent certaines données concernant d-Myc. Ainsi, certains phénotypes sont exacerbés, voire révélés, quand des cellules tal −/− ou lyl −/− sont mélangées à des cellules sauvages : injectées seules à des souris irradiées, des cellules médullaires tal −/− fournissent une descendance érythroïde, alors qu’injectées avec un nombre pourtant très minoritaire de cellules sauvages, elles ne contribuent plus du tout à l’érythropoïèse à long terme [ 21] ; de même, le défaut lymphopoïétique des cellules lyl −/− est bien plus sévère lorsqu’elles sont confrontées à des cellules sauvages in vivo [ 22]. Ces deux gènes tal et lyl semblent donc contrôler la compétitivité des cellules, ce qui pourrait expliquer que leur dérégulation contribue à engendrer certaines leucémies T [21, 22].

Enfin, ces résultats confirment que la synthèse protéique, en raison peut-être de la rareté des sources d’acides aminés, est une difficulté importante pour les cellules et, par conséquent, une étape souvent limitante de leur croissance [4, 9, 14].

 
Acknowledgments

Les auteurs tiennent à remercier vivement le Dr Laura Johnston pour ses nombreux conseils et explications.

 
Footnotes

Article reçu le 3 novembre 2005, accepté le 4 janvier 2006.

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