I. Substances psychoactives

2014


ANALYSE

3-

Motivations et représentations associées aux usages de substances psychoactives

Pour expliquer un comportement donné, les sciences humaines et sociales s’intéressent aux intentions des individus, à leurs motivations, à leurs raisons d’agir, en les considérant dans le contexte qui est le leur. Cet accent mis sur les raisons individuelles du comportement n’est pas antinomique avec l’influence des mécanismes biologiques et des déterminants collectifs. Un aspect essentiel de la démarche des sciences humaines et sociales est de comprendre cette articulation entre le collectif et l’individuel, entre le social et le personnel. L’étude des raisons d’agir est facilitée par le fait que les êtres humains sont généralement bavards, lorsqu’il s’agit de produire un discours sur leurs propres pratiques, pour les justifier, les commenter, en donner le sens. Pour autant, donner du sens à ses propres pratiques n’est pas toujours aisé et l’expression des motifs d’usage ne peut généralement se faire que lors d’entretiens longs avec un temps de parole important laissé aux enquêtés. Pour les sciences humaines et sociales, ce discours réflexif n’est pas « l’écume de la pratique », il en est un aspect essentiel. De ce point de vue, la notion de « représentation sociale », définie infra, présente justement l’intérêt de lier étroitement ce que nous pensons et ce que nous faisons. Il s’agit ici de préciser et d’illustrer ce que peuvent apporter les sciences humaines et sociales à la compréhension et à la prévention des conduites addictives à l’adolescence.

Motivations et représentations : un aspect crucial pour comprendre et prévenir les conduites addictives

Pour toutes les approches en sciences humaines et sociales (SHS) des usages de drogues, et plus largement des conduites addictives, la question des motivations et des attentes associées à ces pratiques est cruciale, de même que la question des opinions, des croyances, des perceptions associées à ces pratiques. Par cette attention, les SHS se distinguent des approches biomédicales et pharmacologiques, qui peuvent s’appuyer sur des modèles animaux et tendent à considérer ces pratiques comme des pathologies. Elles apportent des données supplémentaires.
Ainsi, la notion de « représentation sociale », utilisée en psychologie sociale, montre comment nous forgeons des connaissances pratiques de ce qui nous entoure en prenant appui sur nos représentations déjà formées, sur notre expérience et celle de notre groupe social d’appartenance (d’où une certaine hétérogénéité sociale des représentations) ; réciproquement, ces représentations constituent un « guide pour l’action » et sont dotées d’une certaine inertie qui leur permet de résister au changement (Jodelet, 1994renvoi vers ; Morin, 2004renvoi vers). Autrement dit, les usages de drogues dépendent des représentations associées, elles-mêmes socialement différenciées, et ces représentations peuvent s’avérer « résistantes » aux messages préventifs.
L’engagement dans une pratique déviante, comme certains usages, implique, du point de vue de la sociologie de la déviance, une opportunité de s’y engager ainsi qu’une prise de distance à l’égard des normes qui condamnent cette pratique. La poursuite de cette pratique nécessite ensuite que la personne se construise une « carrière morale », en se forgeant des croyances convaincantes, relatives à cette pratique, qui lui permettent de continuer à neutraliser les normes qui la condamnent. Par exemple, au fur et à mesure que l’usage d’une drogue s’intensifie, relativiser les risques associés, en les comparant à d’autres, ou se convaincre que l’on contrôle son usage et que cela le rend inoffensif, éventuellement en désignant des boucs émissaires dont les usages, eux, seraient risqués et condamnables. La sociologie interactionniste de la déviance a été développée par Howard Becker principalement à partir d’entretiens réalisés avec des fumeurs de marijuana durant les années 1940-1950 (Becker, 1963renvoi vers).
Plus généralement, considérer un usage de drogue comme une pratique sociale permet de souligner que cet usage est construit collectivement, au sein d’un groupe social plus ou moins large, qui contribue à lui donner du sens, une valeur, à lui assigner des fonctions et des règles. Cette dimension constructiviste est appréhendée par les approches sociohistoriques qui montrent la plasticité des usages et de leurs sens d’une époque à l’autre et/ou d’un milieu social à l’autre (cf. par exemple Inserm, 2003renvoi vers, pp. 55-112, pour le cas de l’alcool ; et Hughes, 2002renvoi vers ; Collins, 2004renvoi vers, pour celui du tabac).
Ces motivations, attentes et « représentations » sont des déterminants clés des pratiques, mais aussi de leur niveau, de leurs conséquences, comme des réactions face aux actions de prévention. Même si elles n’ont été que succintement abordées dans les précédentes expertises collectives de l’Inserm qui traitaient des substances psychoactives, ce qui reflète l’état de la littérature scientifique dans ce domaine, elles montrent qu’en population adulte les motivations et les attentes sont souvent diversifiées, qu’elles déterminent en partie les niveaux d’usage, mais aussi l’apparition d’une tolérance ou d’un syndrome de sevrage, ou de certains types de dommages, ou encore les réactions face aux actions de prévention1 . Par exemple, les fumeurs ne réagissent pas de la même façon à la hausse du prix des cigarettes selon les motifs de leur consommation tabagique (Peretti-Watel et coll., 2012renvoi vers).
Changer les motivations, les attentes, les « représentations » liées aux pratiques addictives peut être un objectif très pertinent des politiques de prévention, en particulier parmi les plus jeunes, et peut être un moyen de changer les comportements. D’ailleurs, dans certains cas, c’est l’objectif explicite des politiques publiques, comme l’illustre par exemple la volonté affirmée de « dénormaliser » le tabac. Cet objectif est particulièrement adapté lorsque la communication sur les dommages est moins efficace et/ou plus difficile, ce qui est le cas avec les plus jeunes (dans la mesure où les dommages sanitaires sont parfois lointains à cet âge, en particulier les effets du tabagisme ou de l’alcoolisation chronique sur la santé), et les dommages sociaux moins perceptibles (dans la mesure où les pratiques visées sont fortement valorisées par les pairs à cet âge de la vie). En outre, lorsqu’il n’est pas possible d’évaluer l’effet des actions de prévention sur les comportements à long terme, il peut être utile de se donner un objectif intermédiaire, mesurable à plus court terme, en l’occurrence le changement d’attentes ou de représentations.
Enfin, certains travaux suggèrent que la différenciation sociale des comportements de santé (y compris les conduites à risque), qui contribue notablement aux inégalités sociales de santé, aurait des causes cognitives (Wardle et Steptoe, 2003renvoi vers ; Wardle et coll., 2004renvoi vers). En d’autres termes, la différenciation sociale des croyances et attitudes à l’égard des pratiques addictives (qui incluent attentes et représentations), expliquerait en partie ces inégalités, ce qui invite à cibler ces causes cognitives dans les actions de prévention.

Un aspect crucial pourtant peu exploré

Cette situation résulte d’un parti-pris de la recherche et de l’action en santé publique, la notion de « conduite addictive » étant coextensive d’une conception médicalisée de celle-ci. La prévention s’appuie aujourd’hui principalement sur des savoirs quantifiés par l’épidémiologie, qui privilégie les « facteurs objectifs » plutôt que la prise en compte de la subjectivité des acteurs (subjectivité qui suscite la méfiance, d’autant que la notion de « plaisir » est presque complètement occultée en santé publique) (Peretti-Watel, 2004renvoi vers ; Moore, 2008renvoi vers). Cette approche est renforcée par la médicalisation des conduites à risque, et par leur interprétation de plus en plus fréquente en termes de conduites addictives, qui incite à ne pas se poser la question des motivations, puisque par définition toute addiction se renforce elle-même, et crée son propre besoin (Conrad et Schneider, 1980renvoi vers ; Conrad, 2007renvoi vers).
Cette situation est plus marquée en France que dans certains autres pays, et peut être observée à différents niveaux : recueil de données, valorisations scientifiques, expertises, actions de prévention. Un simple examen de la littérature scientifique internationale montre que les recherches menées sur les motivations et les représentations liées aux conduites addictives sont peu nombreuses. Par exemple, une recherche sur le site Internet PubMed consacrée aux motivations des fumeurs aboutit à un corpus d’articles qui concernent pour la plupart les motivations à l’arrêt, et non les motivations de l’usage. Par ailleurs, la plupart des indicateurs d’usages élaborés dans les dispositifs d’enquêtes quantitatives sont basés sur le niveau et/ou l’ancienneté de l’usage, ou encore sur l’ampleur des dommages associés, et non sur les attentes (si ce n’est lorsqu’il est question d’usage « récréatif », notion qui reste peu usitée et dont la définition n’est pas vraiment stabilisée).
Du point de vue des dispositifs de recueil de données pérennisés en France, les enquêtes Escapad (enquête sur la santé et les consommations réalisée lors de la Journée Défense et Citoyenneté) et HBSC (Health Behaviour in School-aged Children) ne comportent pas de questions systématiques sur ces thématiques, pas plus que le Baromètre santé (qui a toutefois inclus, par le passé, certaines questions sur les motifs de l’usage de cannabis, et qui contient encore deux ou trois questions qui ne sont pertinentes qu’en population adulte). Le Baromètre santé permet notamment de voir que les motifs invoqués par les consommateurs actuels pour la dernière prise sont variés : la recherche de la détente ou du bien-être (30 %) et la curiosité (30 %) arrivent en tête, devant l’envie de s’amuser (12 %), la convivialité (10 %), le plaisir, la complicité avec les pairs, la conformité (« faire comme tout le monde ») et la recherche de l’ivresse (Beck et coll., 2007renvoi vers). Quant à l’enquête EROPP2 , elle porte bien comme son nom l’indique sur les Représentations et Opinions associées aux Produits Psychoactifs, et elle permet de mesurer ces représentations et ces opinions, pour les drogues licites comme les drogues illicites, en en suivant les évolutions (Peretti-Watel, 2000renvoi vers ; Beck et Legleye, 2003renvoi vers ; Costes et coll., 2010renvoi vers). Toutefois, elle ne concerne que les 15 ans et plus, avec un effectif trop réduit sur la tranche 15-18 ans, et pour les drogues illicites les usagers interrogés sont trop peu nombreux. En revanche, l’enquête européenne Espad.3 , elle porte bien comme son nom l’indique sur les Représentations et Opinions associées aux Produits Psychoactifs, et elle permet de mesurer ces représentations et ces opinions, pour les drogues licites comme les drogues illicites, en en suivant les évolutions (Peretti-Watel, 2000renvoi vers ; Beck et Legleye, 2003renvoi vers ; Costes et coll., 2010renvoi vers). Toutefois, elle ne concerne que les 15 ans et plus, avec un effectif trop réduit sur la tranche 15-18 ans, et pour les drogues illicites les usagers interrogés sont trop peu nombreux. En revanche, l’enquête européenne Espad.4 (European School Survey Project on Alcohol and Other Drugs) contient de nombreuses questions relatives aux attentes en matière de consommation d’alcool, ainsi qu’à la perception de divers usages de drogues, en termes de risque encouru comme en termes d’appréciation morale (Beck et coll., 2014renvoi vers). Mais l’enquête de référence, qui contient le plus grand nombre d’items sur ces thématiques, est sans conteste le dispositif barométrique nord-américain Monitoring the Future5 .
La plupart des études publiées sur les motivations et les représentations associées aux usages de drogues licites et illicites concernent les adultes. Elles sont de type qualitatif (typiquement, entretiens approfondis semi-directifs, observation participante) et plus rarement quantitatives (cf. EROPP). On notera toutefois l’exception des attentes (effets positifs comme effets négatifs) liées à la consommation d’alcool, qui correspondent à une longue tradition de recherche, notamment en psychologie, visant notamment à mieux comprendre et évaluer la relation souvent posée entre alcoolisation et violence.
Citons enfin quelques travaux anglo-saxons qui ont exploré les représentations des substances (Wyvill et Ives, 2000renvoi vers ; Boys et coll., 2001renvoi vers ; McIntosh et coll., 2003renvoi vers). Ils montrent notamment que le plaisir, la disponibilité et la minimisation voire l’absence de danger perçu sont les principaux motifs de la consommation de cannabis (Amos et coll., 2004renvoi vers ; Menghrajani et coll., 2005renvoi vers ; Akre et coll., 2010renvoi vers).

Quelques grands axes de recherche actuels

Le plus souvent, les pratiques addictives sont « expliquées » par la pression des pairs et la compulsion, ces deux arguments étant rejetés par les adolescents (pour des raisons évidentes en termes d’estime de soi, sachant que ces arguments jouent certainement un rôle, même s’il ne faut pas le surestimer). Ces derniers présentent plutôt leurs usages comme des choix maîtrisés et assumés (par exemple, pour le cas du tabagisme chez les jeunes filles, cf. Denscombe, 2001renvoi vers). En outre, les motivations déclarées par les jeunes sont souvent sexuellement différenciées, et sont surtout très variées, d’un produit à l’autre, mais aussi pour un même produit : motifs hédoniques (faire la fête, s’éclater…), motifs « thérapeutiques » (gérer son poids, son sommeil, son stress, sa tristesse…), motifs sociables (les drogues comme « lubrifiant social »), recherche de la performance (scolaire, sportive, festive), affirmation de son identité (parmi les pairs, et par une prise de distance à l’égard des adultes)… Les paragraphes suivants détaillent trois axes de recherche déjà explorés.

Usages récréatifs versus « défonce »

Il existe tout un corpus de recherches, majoritairement anglo-saxonnes et utilisant une méthode qualitative, qui montrent que les adolescents et les jeunes adultes usagers de cannabis et d’ecstasy (mais aussi d’alcool et de cigarettes) ont tendance à développer un discours qui réassure leurs propres usages, définis comme récréatifs, sociables, maîtrisés, donc inoffensifs, en les comparant aux usages de drogues dites « dures » (principalement l’héroïne, surtout si elle est injectée, mais aussi le crack, et dans certains cas la cocaïne), considérés comme dangereux, sales, solitaires, et qui suscitent un jugement moral très dépréciateur (de même, les jeunes consommateurs de cannabis sont plus enclins que les autres adolescents à souligner les dangers de la cocaïne ou de l’héroïne) (Power et coll., 1996renvoi vers ; Parker et coll., 1998renvoi vers ; McElrath et McEvoy, 2001renvoi vers ; Peretti-Watel, 2003renvoi vers). En outre, il arrive que ce soient les usages adultes d’alcool et de tabac qui soient montrés du doigt.
Ces discours s’appuient souvent sur le groupe de pairs, et sur le contrôle informel qu’il exerce sur ses membres. Par exemple, à l’adolescence, l’affirmation du caractère maîtrisable de l’usage de cannabis peut imposer à chaque membre d’un groupe d’usagers de ne pas avoir l’air « défoncé » en public, sous peine de sanctions plus ou moins symboliques (Aquatias, 1999renvoi vers), tandis que la prise de drogues « plus dures » peut être un motif d’exclusion d’un groupe de consommateurs d’ecstasy et de LSD (Pearson, 2001renvoi vers). Le discours de ces usagers est donc collectivement construit et éprouvé dans les expériences quotidiennes. En outre, il est en phase avec certains aspects de la culture dominante, qui valorise l’autonomie, la maîtrise de soi, la capacité à faire des choix en pesant les coûts et les bénéfices d’une pratique : c’est souvent dans ces termes que les adolescents décrivent leurs usages de drogues licites ou illicites (Peretti-Watel, 2005arenvoi vers).

La « carrière morale » des fumeurs de cigarettes

Dans la mesure où le tabagisme est devenu aujourd’hui une forme de déviance, certains sociologues ont proposé de lui appliquer la théorie interactionniste de la déviance, ce qui implique donc d’étudier la « carrière morale » des fumeurs (Hughes, 2002renvoi vers ; Peretti-Watel et coll., 2007arenvoi vers). Mais de nombreuses recherches ont été menées plus largement sur les croyances qui permettent aux fumeurs de justifier leurs pratiques, sans nécessairement se référer à ce cadre théorique. Plusieurs recherches réalisées en population adulte, avec des méthodes qualitatives ou quantitatives, ont ainsi montré que les fumeurs avaient tendance à développer des formes de rationalisation qui justifient leur pratique et en relativisent les risques. Les démarches qualitatives sont les plus à même de mettre au jour la diversité de ces croyances, leurs nuances, leurs articulations avec les expériences personnelles et celles des pairs (Peretti-Watel et Constance, 2009renvoi vers ; Codern et coll., 2010renvoi vers ; Katainen, 2010renvoi vers ; Heikkinen et coll., 2010renvoi vers).
Quant aux enquêtes quantitatives, elles montrent que les fumeurs minorent le risque tabagique de multiples façons : par exemple en soulignant leur propre capacité à contrôler ce risque ou à y échapper, en mettant en doute le discours préventif, en relativisant le risque tabagique au regard d’autres risques, en soulignant les bénéfices qu’ils retirent du tabagisme ; ou encore en estimant que le risque de cancer n’apparaît que pour une consommation quotidienne supérieure à la leur, ou ne devient élevé qu’à partir d’un nombre d’années de tabagisme qu’ils n’ont pas encore atteint ; sachant qu’il leur arrive aussi de justifier leur tabagisme en planifiant des « activités compensatoires » (Chapman et coll., 1993renvoi vers ; Oakes et coll., 2004renvoi vers ; Peretti-Watel et coll., 2007brenvoi vers et crenvoi vers ; Kaklamanou et Armitage, 2012renvoi vers). Plusieurs de ces travaux ont montré l’efficacité de ces croyances (dans le sens où elles sont corrélées négativement à la crainte d’avoir un cancer, à l’envie d’arrêter ou à des tentatives d’arrêt moins fréquentes), mais également leur différenciation sociale : les fumeurs de milieux défavorisés et les moins diplômés seraient plus enclins à mettre ainsi à distance le risque tabagique.
Ces différentes approches ont plus rarement été mises en Ĺ“uvre pour étudier le tabagisme à l’adolescence, mais les recherches disponibles suggèrent qu’il s’agit d’une piste tout à fait intéressante (Milam et coll., 2000renvoi vers ; Peretti-Watel et coll., 2007drenvoi vers ; Radtke et coll., 2011renvoi vers). Par exemple, les fumeurs adolescents se justifient de diverses façons, qui évoluent avec l’usage, en soulignant les besoins psychologiques et sociaux que satisfait le tabagisme, et en présentant leur pratique comme un choix privé exposant à des risques contrôlables (Peretti-Watel et coll., 2007drenvoi vers). En revanche, on ne retrouve pas en population adolescente, semble-t-il, la relation observée en population adulte entre milieu social et déni du risque tabagique, la réussite scolaire semblant même associée à ce déni (Peretti-Watel, 2005brenvoi vers).

Les attentes à l’égard de l’alcool : blaming the booze ?

Ces attentes-ci ont fait l’objet de nombreuses recherches6 . Elles font l’objet d’un apprentissage social précoce, notamment à travers les liens entre alcool et cérémonies festives en tous genres et à travers les effets que les enfants observent chez les adultes. Ces attentes sont sexuellement différenciées, et dépendent du contexte (par exemple, un homme n’a pas les mêmes attentes suivant qu’il est en présence d’un autre homme ou d’une femme). De façon générale, les hommes attendraient davantage des bénéfices hédoniques de la consommation d’alcool, et les femmes davantage des bénéfices émotionnels. En outre, il existe des liens forts entre attentes positives/négatives et fréquence/niveau des usages. Notons aussi la circularité de la causalité (les attentes influencent les conduites, qui en retour influencent les attentes). En particulier, plusieurs recherches montrent que la violence et/ou la désinhibition sexuelle peuvent être des attentes, des effets recherchés et valorisés, plutôt que des conséquences dommageables (en particulier parce que l’alcoolisation fournit une « excuse » : blaming the booze) (Critchlow, 1983renvoi vers).
Le rôle des attentes liées à l’usage d’alcool a également été exploré à l’adolescence. Ces attentes font l’objet d’un apprentissage social au sein du groupe de pairs, mais elles sont aussi souvent héritées des parents (Mares et coll., 2013renvoi vers). Elles sont corrélées à des problèmes comportementaux (Williams et Clark, 1998renvoi vers ; McNally et coll., 2003renvoi vers). Les adolescents associent surtout l’alcoolisation à la sociabilité, à la fête, aux échanges avec les pairs (Kuntsche et coll., 2005renvoi vers ; Van Damme et coll., 2013renvoi vers), mais ces attentes sont aussi sexuellement différenciées, tandis que leur différenciation sociale semble intervenir à la fin de l’adolescence (Kuntsche et coll., 2006renvoi vers). En particulier, relativement aux filles, les garçons auraient moins souvent tendance à anticiper les effets négatifs de l’alcoolisation, sauf une minorité de garçons caractérisés à la fois par des conduites violentes et l’anticipation de problèmes comportementaux liés à l’usage d’alcool (Peretti-Watel et coll., 2007erenvoi vers).
En conclusion, bien que les représentations et les motivations des usagers de drogues constituent un aspect essentiel pour bien comprendre leurs comportements, et donc aussi pour tenter de les prévenir efficacement, ces aspects restent relativement peu étudiés, sans doute au moins en partie du fait de l’emprise contemporaine du modèle explicatif qui réduit les usages de drogues aux seules pathologies addictives. Les recherches menées par exemple sur les usages récréatifs de drogues illicites, sur la « carrière morale » des fumeurs, ou encore sur les motifs de l’ivresse alcoolique, illustrent la diversité de ces représentations et de ces motivations, ainsi que leur caractère convaincant pour les usagers. En outre, il n’est pas rare que ces représentations et ces motivations expriment l’attachement à des valeurs qui s’opposent à celles véhiculées dans les discours préventifs, ce qui permet de comprendre pourquoi ceux-ci peuvent parfois se révéler inefficaces, voire contre-productifs.

Bibliographie

[1] akre c, michaud pa, berchtold a, suris jc. Cannabis and tobacco use: Where are the boundaries? A qualitative study on cannabis consumption modes among adolescents. Health Educ Res. 2010; 25:74-82Retour vers
[2] amos a, wiltshire s, bostock y, haw s, mcneill a. ’You can’t go without a fag...you need it for your hash’--a qualitative exploration of smoking, cannabis and young people. Addiction. 2004; 99:77-81Retour vers
[3] aquatias s. Cannabis : du produit aux usages. Fumeurs de haschich dans des cités de la banlieue parisienne. Sociétés contemporaines. 1999; 36:53-66Retour vers
[4] beck f, legleye s. Drogues et politiques publiques : évolution des perceptions et des opinions, 1999-2002. OFDT, Tendances n° 28. 2003; 4 pp. Retour vers
[5] beck f, legleye s, spilka s. Cannabis, cocaïne, ecstasy : entre expérimentation et usage régulier. In :. Baromètre santé 2005 : Attitudes et comportements de santé. In: beck f, guilbert p, gautier a (dir.), editors. INPES; St Denis:2007; 168221Retour vers
[6] beck f, legleye s, chomynova p, miller p. A quantitative exploration of attitudes out of line with the prevailing norms towards alcohol, tobacco and cannabis use among European students. Substance Use and Misuse. 2014 [Epub ahead of print]; Retour vers
[7] becker h. Outsiders. The Free Press, New York. 1963; Retour vers
[8] boys a, mardsen j, strang j. Understanding reasons for drug use amongst young people: a functional perspective. Health Educ Res. 2001; 16:457-469Retour vers
[9] chapman s, wong wl, smith w. Self-exempting beliefs about smoking and health: differences between smokers and ex-smokers. Am J Public Health. 1993; 83:215-219Retour vers
[10] codern n, pla m, de ormijana as, gonzalez fj, pujol e, et coll. Risk perception among smokers: a qualitative study. Risk Anal. 2010; 30:1563-1571Retour vers
[11] collins r. Interaction Ritual Chains. Princeton, Princeton University Press. 2004; Retour vers
[12] conrad p, schneider j. Deviance and medicalization: From badness to sickness. Temple University Press, Philadelphia. 1980; Retour vers
[13] conrad p. The Medicalization of Society: On the Transformation of Human Conditions into Treatable Disorders. Baltimore: John Hopkins University Press. 2007; Retour vers
[14] costes j-m, le nezet o, spilka s, laffiteau c. Dix ans d’évolution des perceptions et des opinions des Français sur les drogues (1999-2008). OFDT, Tendances n° 71. 2010; 6 pRetour vers
[15] critchlow b. Blaming the booze: the attribution of responsibility for drunken behavior. Personality and Social Psychology Bulletin. 1983; 9:451-473Retour vers
[16] denscombe m. Uncertain identities and health-risking behaviour: the case of young people and smoking in late modernity. British Journal of Sociology. 2001; 52:157-177Retour vers
[17] heikkinen h, patja k, jallinoja p. Smokers’ accounts on the health risks of smoking: why is smoking not dangerous for me?. Soc Sci Med. 2010; 71:877-883Retour vers
[18] hughes j. Learning to smoke: Tobacco use in the West. Chicago: Chicago University Press. 2002; Retour vers
[19]inserm. Cannabis : quels effets sur le comportement et la santé. Éditions Inserm; Collection Expertise collective. Paris:2001; Retour vers
[20]inserm. Alcool : dommages sociaux, abus et dépendance. Éditions Inserm; Collection Expertise collective. Paris:2003; Retour vers
[21]inserm. Tabac : comprendre la dépendance pour agir. Éditions Inserm; Collection Expertise collective. Paris:2004; Retour vers
[22]inserm. Médicaments psychotropes : Consommations et pharmacodépendances. Éditions Inserm; Collection Expertise collective. Paris:2012; Retour vers
[23] jodelet d. Les représentations sociales. Paris : PUF. 1994; Retour vers
[24] kaklamanou d, armitage cj. Testing compensatory health beliefs in a UK population. Psychol Health. 2012; 27:1062-1074Retour vers
[25] katainen a. Social class differences in the accounts of smoking - striving for distinction?. Sociol Health Illn. 2010; 32:1087-1101Retour vers
[26] kuntsche e, knibbe r, gmel g, engels r. Why do young people drink? A review of drinking motives. Clin Psychol Rev. 2005; 25:841-861Retour vers
[27] kuntsche e, knibbe r, gmel g, engels r. Who drinks and why? A review of socio-demographic, personality, and contextual issues behind the drinking motives in young people. Addict Behav. 2006; 31:1844-1857Retour vers
[28] mares sh, lichtwarck-aschoff a, engels rc. Intergenerational transmission of drinking motives and how they relate to young adults’ alcohol use. Alcohol Alcohol. 2013; 48:445-451Retour vers
[29] mcelrath k, mcevoy k. Heroin as evil: Ecstasy users’ perceptions about heroin. Drugs: Education, Prevention and Policy. 2001; 8:177-189Retour vers
[30] mcintosh j, mcdonald f, mckeganey n. Knowledge and perceptions of illegal drugs in a sample of pre-teenage children. Drugs: Education, Prevention and Policy. 2003; 10:331-344Retour vers
[31] mcnally am, palfai tp, levine rv, moore bm. Attachment dimensions and drinking-related problems among young adults: the mediational role of coping motives. Addict Behav. 2003; 28:1115-1127Retour vers
[32] menghrajani p, klaue k, dubois-arber f, michaud pa. Swiss adolescents’ and adults’ perceptions of cannabis use: A qualitative study. Health Educ Res. 2005; 20:476-484Retour vers
[33] milam je, sussman s, ritt-olson a, dent cw. Perceived invulnerability and cigarette smoking among adolescents. Addict Behav. 2000; 25:71-80Retour vers
[34] moore d. Erasing pleasure from public discourse on illicit drugs: on the creation and reproduction of an absence. Int J Drug Policy. 2008; 19:353-358Retour vers
[35] morin m. Parcours de santé. Paris : Armand Colin. 2004; Retour vers
[36] oakes w, chapman s, borland r, balmford j, trotter l. “Bulletproof skeptics in life’s jungle”: which self-exempting beliefs about smoking most predict lack of progression towards quitting?. Prev Med. 2004; 39:776-782Retour vers
[37] parker h, alridge j, measham f. Illegal leisure: The normalization of adolescent recreational drug use. London: Routledge. 1998; Retour vers
[38] pearson g. Normal drug use: Ethnographic fieldwork among an adult network of recreational drug users in inner London. Substance Use and Misuse. 2001; 36:167-200Retour vers
[39] peretti-watel p. Comment les Français se représentent-ils les usagers d’héroïne ?. OFDT, Tendances n° 8. 2000; 4 pRetour vers
[40] peretti-watel p. Neutralisation theory and denial of risk : some evidences from cannabis use among French adolescents. British Journal of Sociology. 2003; 54:21-42Retour vers
[41] peretti-watel p. Du recours au paradigme épidémiologique pour l’étude des conduites à risque. Revue française de sociologie. 2004; 45:103-132Retour vers
[42] peretti-watel p. Cannabis, ecstasy : du stigmate au déni. Paris, Éditions L’Harmattan, collection Logiques Sociales, série Déviance & Société. 2005a; Retour vers
[43] peretti-watel p. Cannabis use, beliefs about ’hard drugs’ and ’soft drugs’ and ineffectiveness of anti-drug interventions in French high-schools. Health Educ J. 2005b; 64:142-153Retour vers
[44] peretti-watel p, constance j. Comment les fumeurs pauvres justifient-ils leur pratique et jugent-ils la prévention?. Déviance et Société. 2009; 33:205-219Retour vers
[45] peretti-watel p, halfen s, grémy i. The ‘moral career’ of cigarette smokers : a French survey. Health, Risk & Society. 2007a; 9:259-273Retour vers
[46] peretti-watel p, constance j, guilbert p, gautier a, beck f, moatti jp. Smoking too few cigarettes to be at risk? Smokers’ perceptions of risk and risk denial, a French survey. Tobacco Control. 2007b; 16:351-356Retour vers
[47] peretti-watel p, halfen s, grémy i. Risk denial about smoking hazards and readiness to quit among French smokers: an exploratory study. Addictive Behaviors. 2007c; 32:377-383Retour vers
[48] peretti-watel p, beck f, legleye s, moatti jp. Becoming a smoker: Adapting Becker’s model of deviance for adolescent smoking. Health Sociology Review. 2007d; 16:53-67Retour vers
[49] peretti-watel p, beck f, legleye s. Les usages sociaux des drogues. Paris, PUF, collection Le Lien Social. 2007e; Retour vers
[50] peretti-watel p, l’haridon o, seror v. Responses to increasing cigarette prices in France: how did persistent smokers react?. Health Policy. 2012; 106:169-176Retour vers
[51] power r, power t, gibson n. Attitudes and experience of drug use amongst a group of London teenagers. Drugs: Education, Prevention and Policy. 1996; 3:71-80Retour vers
[52] radtke t, scholz u, keller r, knäuper b, hornung r. Smoking-specific compensatory health beliefs and the readiness to stop smoking in adolescents. Br J Health Psychol. 2011; 16:610-625Retour vers
[53] van damme j, maes l, clays e, rosiers jf, van hal g, hublet a. Social motives for drinking in students should not be neglected in efforts to decrease problematic drinking. Health Educ Res. 2013; 28:640-650Retour vers
[54] wardle j, steptoe a. Socioeconomic differences in attitudes and beliefs about healthy lifestyles. Journal of Epidemiology and Public Health. 2003; 57:440-443Retour vers
[55] wardle j, mccaffery k, nadel m, atkin w. Socioeconomic differences in cancer screening participation: comparing cognitive and psychosocial explanations. Social Science & Medicine. 2004; 59:249-261Retour vers
[56] williams a, clark d. Alcohol consumption in university students: the role of reasons for drinking, coping strategies, expectancies, and personality traits. Addict Behav. 1998; 23:371-378Retour vers
[57] wyvill b, ives r. Finding out about young people’s ideas on drugs and drug use: application and limitations. Drugs: Education, Prevention and Policy. 2000; 7:139-146Retour vers

→ Aller vers SYNTHESE
Copyright © 2014 Inserm