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Med Sci (Paris). 2007 June; 23(6-7): 595–596.
Published online 2007 June 15. doi: 10.1051/medsci/20072367595.

Les calmars des grands fonds attaquent avec des « tentacules de lumière  »

Marcel Koken,* Martial Huet, and Marie Le Jean

CNRS UMR6539 « LEMAR  », Institut Universitaire Européen de la Mer, Place Nicolas Copernic, 29280 Plouzané, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Animaux, Decapodiformes, Femelle, Luminescence, Toxiques

 

Une chaude soirée d’été… et d’un coup une petite lumière au milieu d’un arbuste…

Qui n’a jamais vu ce spectacle du ver luisant ? Ce « ver  », la femelle du scarabée, Lampyris noctulica, émet une faible lumière au niveau de son abdomen. Depuis la nuit des temps, l’homme s’émerveille de ces êtres lumineux. Pourtant, ce n’est qu’en 1886 que le médecin lyonnais, Raphaël Dubois, mène les premières expériences pour découvrir le mécanisme de la « bioluminescence  » [ 1]. Il trouve que la réaction chimique à l’origine de cette lumière implique seulement trois facteurs : une « luciférase  » (l’enzyme), une « luciférine  » (le substrat) et de l’oxygène. Cette simple réaction est retrouvée pour toute bioluminescence. Moins de 10 luciférines sont répertoriées actuellement. Ce nombre réduit de substrats contraste sérieusement avec la grande diversité des luciférases [ 2]. Pour produire de la lumière, chaque groupe d’organismes a, au cours de son évolution, indépendamment « inventé  » son enzyme pour produire de la lumière. Étonnamment, il n’existe aucune conservation protéique entre ces différentes luciférases [ 3].

Plusieurs séquences de ces enzymes sont désormais utilisées in vivo et in vitro comme « gène rapporteur  ». Ces outils sont devenus de toute première importance pour la biologie moderne [ 4]. Pour preuve, une recherche bibliographique, dans PubMed, signale plus de 18 000 publications, en 2006, pour le mot luciférase.

Si le mécanisme biochimique est connu, les fonctions biologiques de ces phénomènes lumineux restent souvent énigmatiques.

Sur la terre ferme, les espèces bioluminescentes sont rares : deux gastropodes, quelques bactéries, champignons et vers de terre ainsi que plusieurs centaines d’insectes [ 5]. Les fonctions de la bioluminescence chez ces organismes sont inexpliquées hormis chez les « vers luisants  », étudiés en détail. Ils utilisent leur lumière pour communiquer avec leurs congénères. Les codes de « clignotement  » sont bien connus : les femelles attirent leurs partenaires à l’aide de signaux spécifiques à leur espèce. Il existe même des vers luisants « sournois  » dont les femelles changent de code après l’accouplement. Elles imitent alors le message d’une autre espèce dont les mâles seront attirés… vers le fond d’un estomac !

Dans les profondeurs océaniques, le plus grand écosystème de notre planète (plus de 99 % de l’espace de vie et pourtant le moins étudié !), la bioluminescence est plutôt la règle que l’exception [ 6, 7]. Plus de 90 % des organismes vivant entre - 150 m et - 1 500 m sont bioluminescents et on ne sait souvent pas pourquoi ! Il est supposé que cette lumière dans l’obscurité des grands fonds pourrait servir à trois grandes fonctions : la communication, la défense et l’attaque.

Certaines crevettes, par exemple, ont la capacité d’émettre une encre lumineuse soupçonnée de distraire leur prédateur et parfois même d’attirer les prédateurs de cet agresseur. Beaucoup de poissons des profondeurs possèdent des leurres lumineux qui attirent les proies vers leur bouche dotée de dents terribles. D’autres ont des glandes sous-oculaires qui émettent des flashs de lumière. Dans ce cas, une fonction de communication ou de recherche de proies est soupçonnée. Parmi les fonctions biologiques supposées de la bioluminescence, seules deux ont été démontrées expérimentalement :

  • La communication chez les poissons de la famille Anomalopidae [ 8]. Ces poissons de récifs coralliens ont des glandes sous-oculaires abritant des bactéries symbiotiques bioluminescentes. L’animal contrôle ses émissions de lumière en obturant ou non ses glandes. Un moyen idéal pour communiquer la nuit…
  • Le mimétisme par « contre-illumination  » est très largement exploité dans les profondeurs de la mer [7]. Dans les mers les plus claires, les ondes bleues pénètrent jusqu’à - 1 500 m. Les prédateurs peuvent ainsi repérer une proie au-dessus d’eux grâce à la silhouette créée en contre-lumière. Pour éviter d’être détectés, beaucoup d’organismes intègrent l’éclairage venant d’en haut et émettent, vers le bas, par des petits photophores ventraux, exactement la même lumière (couleur et intensité) : le camouflage parfait.

Grâce à un système de caméra haute sensibilité permettant de filmer dans les grands fonds, les prédateurs s’approchant d’un « appât  », Kubodera et al. [ 9] confirment maintenant l’hypothèse d’une fonction d’attaque1. Ces auteurs s’étaient déjà illustrés en filmant, en 2005, pour la première fois, le fameux calmar géant Architeuthis [ 10], celui des légendes du « Kraken  ». Cette fois, c’est dans les eaux profondes autour des Iles Ogasawara, au sud-est du Japon, qu’ils filment le grand calmar, Taningia danae, in situ [9]. Cette espèce cosmopolite peut atteindre 2 mètres 30 et peser 61 kg. Elle a de très grands yeux, des ventouses avec des « grandes griffes  » et, contrairement aux autres calmars, seulement 8 tentacules. Les deux tentacules longs, normalement utilisés pour se nourrir, ont régressé. Deux des huit tentacules sont dotés des plus grands organes lumineux connus : des photophores jaunes d’un diamètre de 7,5 cm. Cette source de lumière peut être utilisée tel un stroboscope grâce aux mouvements rapides d’une membrane opaque, sorte de paupière. Des flashs avaient déjà été observés chez un jeune individu, en aquarium. Contrairement à l’idée de mollesse inhérente aux grands calmars, le film de Kubodera et al. montre que ces « ennemis jurés du cachalot  » sont très rapides, bons nageurs (2,5 m/s), agressifs et voraces (Figures 1 et 2). L’étude établit aussi les migrations verticales nyctémérales de ces céphalopodes. Les individus vivent le jour entre - 600 et - 900 m et remontent la nuit entre - 240 et - 500 m. Ce comportement est fréquent chez les organismes des profondeurs. Au niveau de la bioluminescence, deux types d’émissions sont observées. Juste avant l’attaque, un puissant flash lumineux bref (1,2 à 1,6 s) entraîne probablement un éblouissement de la proie. Il pourrait également servir à estimer la distance de la cible. Des lueurs d’une durée de 4,4 à 8,5 secondes sont également mesurées (Figure 3). Leur fonction de communication est suspectée.

Ces découvertes de l’équipe japonaise engendrent une avancée considérable dans la connaissance de la biologie de ces grands calmars, si peu connus encore aujourd’hui malgré leur abondance dans les profondeurs océaniques.

 
Acknowledgments

Les 3 figures de cet article (photos) sont publiées avec l'aimable autorisation du Dr Tsunemi Kubodera, National Science Museum, Tokyo, Japon, Department of Zoology, 3- 3-1 Hyakumin-cho, Shinjuku-ku, Tokyo, Japon et de l'Éditeur, The Royal Society.

 
Footnotes
1 L’article de Kubodera et al. [9] est accompagné de 5 petits films montrant les comportements de T. danae.
References
1.
Dubois R. Les élatérides lumineux. Bull Soc Zool France 1886; 11 : 1–275.
2.
Hastings JW. Chemistries and colors of bioluminescent reactions : a review. Gene 1996; 173 : 5–11.
3.
Day JC, Tisi LC, Bailey MJ. Evolution of beetle bioluminescence : the origin of beetle luciferin. Luminescence 2004; 19 : 8–20.
4.
Tsien RY. Imagining imaging’s future. Nat Rev Mol Cell Biol 2003; suppl : S16–21.
5.
Herring PJ. Systematic distribution of bioluminescence in living organisms. J Biolumin Chemilumin 1987; 147–63.
6.
Widder EA. Marine bioluminescence. Why do so many animals in the open ocean make light ? Bioscience explained 2001; 1 : 9.
7.
Herring PJ. The biology of the deep ocean. Oxford-New York : Oxford University Press, 2002.
8.
McCosker JE. Flashlight fishes. Sci Am 1977; 236 : 106–14.
9.
Kubodera T, Koyama Y, Mori K. Observations of wild hunting behaviour and bioluminescence of a large deep-sea, eight-armed squid, Taningia danae. Proc R Soc B 2007; 274 : 1029–34.
10.
Kubodera T, Mori K. First-ever observations of a live giant squid in the wild. Proc R Soc B 2005; 272 : 2583–6.