On assiste en ce moment à un phénomène universitaire nouveau : un nombre croissant de chercheurs se partagent de moins en moins d’argent [
4]. Bien que la quantité de fonds disponibles soit aujourd’hui plus élevée d’une année à l’autre, les coûts de la recherche et le nombre de chercheurs ont à ce point augmenté que le taux de capitalisation par chercheur a diminué. Il s’ensuit que la concurrence est extrêmement grande. Pis, quantité de chercheurs ne réussissent à participer que peu ou prou au processus de compétition. Tout se passe comme si, de démocratique qu’elle était, la production de connaissances nouvelles se trouvait concentrée entre les mains de quelques mandarins de la recherche. Aussi, ne serait-il pas étonnant que la distribution des fonds de recherche suive une loi de Pareto, signe de l’iniquité du processus de quête de la vérité scientifique [
5]. Établie originellement en matière de revenus, la loi de Pareto est l’expression du capitalisme des sociétés : elle montre que le « grand capital » est détenu par quelques privilégiés dont les profits sont faramineux et qui régissent les conditions d’embauche des plus démunis. Appliquée à la production de la connaissance, cette loi suggère qu’un faible pourcentage de chercheurs détient la plus grande partie des moyens de production et de diffusion de la connaissance, tout en instituant - phénomène nouveau mais attendu - une hiérarchisation de l’organisation du travail de recherche. Autrement dit, la plupart des publications sont signées par les mêmes auteurs ; leur influence se répand en taches d’huile, ils ciblent des parcelles de la connaissance qui, à elles seules, occupent tout l’espace de diffusion qui n’en finit plus de croître. On sait déjà que le nombre de citations des articles scientifiques suit un modèle de Pareto (loi de Lotka)2 [
6] : on se cite, on cite qui nous cite, et l’on cite les partisans du paradigme dominant, l’ensemble évoluant en réseau restreint autoréférentiel.
Une oligarchie de chercheurs tout-puissants pourrait en venir à déterminer, assez rapidement, les nouvelles règles de la recherche universitaire : tel est le danger non négligeable qui menace la science. Un règne de gourous de la science, nommés pudiquement « experts », est-il à craindre ? Le danger est bien réel quand des scientifiques monopolisent des parcelles de connaissance (par exemple s’approprier par brevet le code de certaines séquences génétiques) susceptibles de déboucher sur des technologies nouvelles, que réclament avec insistance gouvernements et sociétés. N’y a-t-il pas, en ce moment, dans nos universités, ce risque que la recherche libre ne devienne définitivement utilitaire, réductionniste, « réseautée » et l’affaire de quelques-uns ? Dans ce cas, le processus de production de la connaissance serait sous l’emprise d’un phénomène de « collectivisation », soit de domination du système par une élite ; la conséquence dramatique serait l’uniformisation de la quête du savoir. Pareille « collectivisation » priverait une majorité de chercheurs de leur droit fondamental de participation, de manière originale et personnelle, au processus de création.
Un phénomène récent témoigne de la tendance à la « collectivisation », c’est l’apparition des chaires de recherche au Canada. Les chaires, issues d’une intervention gouvernementale majeure, parachutées de l’extérieur dans le système universitaire, font fi des règles de fonctionnement et de la dynamique propre des secteurs de recherche. Leur but est de développer des champs nouveaux par l’octroi de fonds substantiels à des chercheurs individuels de haut rang qui se constituent ainsi d’impressionnantes équipes de collaborateurs et qui forment au sein des facultés des pôles d’attraction majeurs, drainant non seulement les subventions mais, aussi, les meilleurs étudiants.
Un autre effet pervers des chaires vient conforter la « collectivisation », c’est le confinement de l’enseignement aux « non-chairés », ce qui contribue à les évincer du terrain de la recherche. Enfin, un phénomène, bien connu celui-là, qui brime la liberté de recherche, tient à l’insertion d’un type de capital privé au sein de l’université qui privilégie le paradigme biomédical dominant au détriment de secteurs de recherche moins rentables, mais plus originaux, favorisant une fois de plus l’approche du « passage à la limite » et la « collectivisation ». Aussi, peut-on parler dorénavant d’universités à deux vitesses consacrant par là une différenciation des activités liées à la quête du savoir. Si les universités comme entités collectives y trouvent leur compte en termes financiers, la majorité des chercheurs individuels, eux, sont perdants.
Il est opportun de rappeler ici les résultats du récent classement de Shangaï (2005) des 500 meilleures universités du monde [
7]. En tête de liste, on trouve le réseau des grandes universités américaines où domine le « grand capital ». Naturellement, cela fait des envieux dans plusieurs pays, comme la France dont la meilleure école (Paris VI) s’est vue attribuer la 46e position, en régression par rapport au classement de l’année précédente. Quoi qu’il en soit, à en croire les officiels politiques, le classement des écoles françaises, jugé inacceptable par de nombreux scientifiques, ne restera pas lettre morte. Une intervention semble donc nécessaire. Quels moyens seront utilisés ? Quel qu’il soit, le risque d’une intervention extérieure, calquée sur le modèle américain ou canadien, qui ne respecte pas la dynamique propre du système, est à redouter.
Tout se passe donc comme si la domination à tout prix, étrangère à l’esprit qui devrait sous-tendre la recherche scientifique, s’exprimait par la loi de Pareto. Si le phénomène de « collectivisation » perdure, nombre de chercheurs, laissés pour compte par les organismes subventionnaires, seront tentés de s’asservir au mouvement de hiérarchisation. Si l’asservissement s’avère, nous devons nous attendre à une homogénéisation du processus de recherche, à de plus en plus de publications coupées de la réalité, rançon du « passage à la limite », et à des applications inopportunes des découvertes parce que l’activité de recherche libre aura été confisquée par une élite dominante. Un grave problème éthique se profile alors, et un redressement s’impose dès maintenant.