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Med Sci (Paris). 2008 January; 24(1): 87–90.
Published online 2008 January 15. doi: 10.1051/medsci/200824187.

L’acquisition de l’arithmétique élémentaire

Michel Fayol*

Université Blaise Pascal, LAPSCO/CNRS, 34, avenue Carnot, 63000 Clermont-Ferrand, France
Corresponding author.
 

Les données disponibles relativement à l’acquisition de l’arithmétique font ressortir un fascinant mélange de déterminants (probablement) biologiques et d’influences culturelles. Les premiers se manifestent à travers les surprenantes performances des nouveau-nés, qui n’ont encore eu ni le temps ni l’opportunité d’acquérir au contact de leur environnement les capacités qu’ils manifestent. Les secondes apparaissent avec l’accès aux conduites symboliques - langage, dessin, etc. - et s’analysent en deux périodes. La première s’étend de 18 mois à environ 5 ans et se caractérise par des acquisitions que les enfants effectuent sans le vouloir et sans que leur environnement cherche le plus souvent à les infléchir de manière systématique. La seconde correspond à l’entrée à l’école et se traduit par des apprentissages explicites volontairement recherchés par la société.

Trois thèmes seront plus particulièrement abordés ici : l’acquisition de la capacité de fournir le cardinal exact ou approximatif d’une collection, ce qui correspond aux procédures de quantification ; l’apprentissage de la numération écrite ; la résolution des additions et multiplications.

Les procédures de quantification

La quantification permet de déterminer le nombre d’éléments, approximatif ou précis (par exemple 5 bonbons ou une centaine de tuiles), d’une collection.

La quantification approximative
Plusieurs espèces d’animaux (les pigeons, les souris) sont capables d’évaluer approximativement des quantités d’éléments dénombrables (des fruits, etc.) ou d’entités continues (des longueurs, des durées, des intensités lumineuses, etc.). Ces évaluations ne sont ni aberrantes, ni aussi précises que si un dénombrement était effectué. Par exemple, si la quantité exacte est de cinq, l’évaluation fournie ira de trois à huit (rarement) en passant par quatre et six plus fréquemment. Ces évaluations suivent une loi connue depuis longtemps (la loi de Weber) : les erreurs sont assez faibles avec les petites quantités mais elles augmentent lorsque la taille des ensembles augmente.

Cette capacité est attestée chez les humains. Des adultes qui doivent soit frapper un nombre donné de coups à un rythme empêchant qu’ils puissent recourir au langage pour les dénombrer, soit estimer combien de jetons leur sont présentés, là encore en prévenant l’usage du comptage verbal, fournissent des estimations plausibles de la taille des ensembles avec des erreurs qui augmentent en fonction de la taille de ces ensembles.

Les nouveau-nés disposent de la même capacité, sous réserve que des dispositifs de présentation des quantités soient adaptés à la mise en évidence de ces possibilités. À six mois, ils sont en mesure de différencier des quantités d’éléments dans un rapport de un à deux (12 et 24) mais non de deux à trois (12 et 18). Il faut attendre l’âge de 9 mois pour qu’ils y parviennent. Les nouveau-nés disposent aussi d’une capacité préverbale, déjà rencontrée chez l’animal, qui leur permet de traiter les petites quantités (un, deux et trois) de manière précise. Les chercheurs s’interrogent toutefois sur le caractère spécifiquement numérique de cette capacité. Il se pourrait que celle-ci constitue un effet incident d’autres propriétés, par exemple la surface occupée par les éléments ou la luminosité.

Les deux capacités précédemment évoquées, celle qui porte sur l’évaluation approximative des quantités et celle qui a trait au traitement des petits ensembles, pourraient constituer le fondement de la sémantique du nombre. Leur caractère préverbal pose le problème des relations qu’elles entretiennent avec les systèmes symboliques, notamment verbaux, ultérieurement acquis.

La quantification précise
La quantification précise associe à une collection une cardinalité et une seule. Elle peut s’effectuer par a-perception immédiate (dite subitizing : capacité à déterminer la cardinalité d’une petite - un, deux, trois, peut-être quatre ou cinq - collection sans avoir à compter) pour les petites quantités (un, deux, trois, voire quatre) ou par dénombrement, c’est-à-dire en utilisant un système symbolique permettant d’associer un mot (un, deux, trois, etc.) à chaque élément d’une collection et à chaque collection (trois).
Les principes du dénombrement Le dénombrement nécessite la coordination de deux activités : une activité verbale qui consiste en la remémoration et l’énonciation des noms de nombres (la comptine ou chaîne verbale), et une activité motrice de pointage digital ou visuel qui permet d’assurer que tous les éléments ont été traités, chacun une fois et une seule. Le pointage et l’énonciation des noms de nombres sont synchronisés de manière à établir entre eux une stricte correspondance terme à terme.

Le dénombrement nécessite l’application stricte de cinq « principes » (Tableau I) dont la mise en œuvre est précocement attestée, entre trois ans et demi et quatre ans. En fait, les enfants respectent très tôt au moins les deux premiers de ces principes. La maîtrise du troisième pose problème (voir plus bas) et les chercheurs ne s’accordent pas sur sa précocité. Les deux derniers dépendraient plus de la pratique même du dénombrement.

La précocité des capacités d’évaluation des quantités suggérait que l’acquisition des premiers nombres et de l’activité de dénombrement était rapide et facile. Il suffirait d’établir des associations simples entre des étiquettes verbales et des quantités petites et peu nombreuses (un, deux et trois) qui sont très tôt discriminées. Or, cette phase requiert que les enfants, à la fois disposent de la suite des noms de nombres, au moins jusqu’au niveau de la collection à dénombrer, et aient compris la notion de cardinalité.

L’acquisition de la suite verbale des nombres Même à la période préscolaire, les performances arithmétiques des enfants d’Asie du Sud-Est l’emportent sur celles des enfants occidentaux. Cette supériorité se manifeste d’abord en comptage verbal, sans dénombrement, jusqu’à cent. Elle tient en partie au fait que les langues d’Asie du Sud Est présentent un système régulier (et décimal) de dénomination verbale. Par exemple, « treize » s’y énonce comme « dix trois » et « vingt six » comme « deux dix six ». Cette organisation de la numération verbale permet de produire ou percevoir facilement la composition des nombres en dizaines et unités. En revanche, les langues occidentales ne font pas clairement apparaître la structure décimale. Ainsi, les jeunes français ne découvrent l’organisation décimale qu’à partir de « dix-sept ». En conséquence, ils doivent apprendre par cœur les noms de nombres de un à seize au moins, au lieu de un à dix pour les jeunes asiatiques. Ils ne peuvent découvrir et appliquer aussi rapidement que ces derniers la combinatoire qui permet de générer la suite des nombres jusqu’à vingt et, au-delà, les noms des dizaines (trente, quarante, etc.). Il s’ensuit que l’apprentissage de la suite des nombres est lent et difficile. L’écart de performances entre les jeunes asiatiques et les jeunes européens ou américains s’amorce vers l’âge de quatre ans et augmente ensuite du fait que les premiers découvrent et appliquent plus précocement que les seconds les règles de construction des éléments de la suite numérique. La difficulté est encore accrue pour les jeunes français du fait des irrégularités de construction de soixante-dix, quatre-vingts et quatre-vingt dix.

La suite verbale des noms de nombres s’organise progressivement. Dans un premier temps, les mots constituent une chaîne non analysable, énoncée d’un seul bloc et ne permettant donc aucune opération. Ensuite, les items s’individualisent, autorisant le parcours dans le sens « avant » de la suite et la réalisation d’opérations simples par comptage à partir du début (ajouter deux à trois). Ultérieurement, la suite permet le comptage à partir de n (par exemple cinq), en avant comme en arrière, et l’amélioration de la résolution des additions et soustractions simples. L’étape suivante permet à la fois le dénombrement des entités et celui des chiffres utilisés pour aller d’un nombre (x) à un autre (y). Enfin, les opérations deviennent possibles dans les deux sens. L’organisation progressive entre trois et huit ans de la suite des noms de nombres permet la réalisation à la fois des activités de dénombrement et des opérations arithmétiques simples : addition et soustraction.

Les problèmes de la cardinalité Entre deux ans et demi et trois ans et demi les enfants savent que les mots de nombres renvoient à une cardinalité mais ils ignorent souvent laquelle (sauf pour un). Un long développement est nécessaire pour qu’ils parviennent à la connaissance de la quantité précise à laquelle font référence trois ou quatre. L’acquisition de la signification cardinale des noms de nombres pose deux problèmes : le caractère abstrait du codage des quantités par les dénominations ; le caractère catégoriel de l’emploi des mots de nombres.

Utiliser la numération verbale pour déterminer la cardinalité d’une collection nécessite de comprendre que le langage code la quantité. Avec une représentation mentale analogique, l’accroissement de quantité se traduit par une augmentation de longueur, de densité ou de volume. Le langage, lui, code la quantité par l’ordre : « sept » correspond à une quantité plus importante que « six » puisque « sept » vient après « six », mais « sept » ne comporte, en lui-même, aucun indice permettant de penser que la cardinalité qu’il évoque est supérieure à « six ». L’utilisation du langage exige donc que les noms de nombre évoquent les cardinalités, et qu’ils le fassent de manière précise et automatique. Or, cette évocation constitue un problème majeur pour les enfants de dix huit mois à quatre ou cinq ans.

La capacité de reconnaître l’équivalence requiert la capacité de catégoriser comme équivalents des ensembles qui diffèrent sur de nombreuses dimensions sauf une : la cardinalité. Les recherches mettent en évidence une lente progression entre trois ans et quatre ans et demi allant de la reconnaissance de l’équivalence pour les mêmes objets (uniquement des billes) à la reconnaissance de l’équivalence pour des collections plus ou moins hétérogènes (entités de formes et couleurs différentes). Elles font également apparaître que les enfants qui comptent le plus loin sont ceux qui reconnaissent le mieux l’équivalence des ensembles hétérogènes.

Ces données expliquent que les enfants jeunes ne recourent ni spontanément ni systématiquement au comptage pour déterminer la cardinalité d’une collection. Cet apprentissage des fonctions du dénombrement semble toutefois facile et rapide à établir.

L’apprentissage de la numération écrite

L’apprentissage de la numération écrite est fortement dépendant de l’enseignement dispensé. L’apprentissage des associations entre les chiffres (incluant 0) arabes et les cardinalités correspondantes ne paraît pas poser de problème. Les difficultés tiennent en fait à la notation positionnelle : la valeur des chiffres varie en fonction de leur position (comparer 1, 10, 100, etc.).

Là encore, les enfants d’Asie du Sud-Est apprennent mieux et plus vite la numération écrite. Le système verbal étant décimal, les correspondances entre codes oral et écrit sont rapides et faciles à établir. L’opacité relative des systèmes occidentaux rend plus ardue cette acquisition. Cela se traduit, en particulier, par des erreurs de transcodage. Par exemple, à huit ans, certains élèves écrivent parfois « soixante dix huit » sous la forme 6018. De telles erreurs ne surviennent jamais en Walonnie avec la dénomination « septante ».

L’acquisition de la numération écrite est particulièrement importante pour la résolution des opérations complexes, par exemple 2631 - 784 ou 482 × 69. La manipulation des retenues et l’utilisation de la disposition spatiale posent en effet des problèmes délicats aux enfants.

La résolution des opérations

Seules, l’addition et la multiplication ont fait l’objet de recherches suffisamment nombreuses pour aboutir à des conclusions assurées. Aussi n’aborderons-nous pas la soustraction et la division.

Les additions
L’évolution des procédures de résolution La résolution des additions simples (3 + 2) par les enfants passe par une série d’étapes, de la réunion physique des entités dont la somme est recherchée (rassembler physiquement deux billes et trois billes puis dénombrer l’ensemble résultant) à la récupération directe et automatique en mémoire de cette somme (3 + 4 → 7). Entre ces deux stratégies s’intercalent des procédures variées dont l’application dépend de la difficulté, de la pratique et du niveau de compréhension des opérations : comptage avec support physique d’abord, comptage mental ensuite, à partir du premier item fourni (3 + 4 → 3 4 5 6 7) puis à partir du plus grand des deux (3 + 4 → 4 + 3 → 4 5 6 7), ce qui nécessite la mise en œuvre de la commutativité (pour aller de 3 + 4 à 4 + 3).

Dès cinq ans, les enfants utilisent un éventail de procédures différentes en fonction de la difficulté des opérations, du contexte. Selon que la situation oblige à l’exactitude ou à la rapidité, le même enfant soit retrouve en mémoire un résultat (éventuellement erroné) soit compte pour éviter l’erreur. Les opérations les plus faciles (les doubles 2 + 2, 3 + 3) sont systématiquement résolues par récupération. Les plus difficiles mobilisent le comptage ou des procédures de décomposition (9 + 7 => 10 + 7 - 1 => 16).

L’évolution des performances correspond au passage d’une procédure de comptage algorithmique initialement lente, coûteuse et propice aux erreurs à la récupération directe de résultats en mémoire, activés par la présentation des opérandes (3 + 2 → 5). Cette récupération porte d’abord sur les opérations les plus simples (2 + 1 ; 2 + 2). Elle s’étend ensuite aux opérations plus complexes (3 + 4), de manière variable selon les individus. Néanmoins, les procédures antérieures restent disponibles, comme l’atteste le recours des adultes au comptage.

Concepts et procédures La compréhension par les enfants des aspects conceptuels de l’addition a été moins étudiée que l’apprentissage et la mise en œuvre des procédures. Toutefois, les données montrent que les enfants de CP et CE1 comprennent, d’une part, la commutativité (par exemple résoudre 3 + 4 facilite la résolution ultérieure de 4 + 3) et, d’autre part, à un moindre degré, l’associativité (la résolution de 8 + 3 + 2 facilite celle de 8 + 5). En revanche, la compréhension que les deux membres d’une équation représentent la même quantité (5 + 4 + 3 = 6 + 1 + ?) est plus tardive (cinquième primaire, CM2). Une question reste rarement abordée, qui concerne les relations entre connaissances conceptuelles et connaissances procédurales : les premières conditionnent-elles l’acquisition des secondes ou inversement ? Encore trop peu de travaux sont disponibles pour répondre à cette question.

Les enfants ne semblent pas éprouver de difficultés conceptuelles dans l’acquisition des additions et de leurs propriétés. Toutefois, les recherches portant sur des populations présentant des pathologies restent trop rares pour que l’on puisse conclure à la facilité générale des additions. Les données disponibles suggèrent que les difficultés résultent d’insuffisantes capacités en mémoire de travail, lesquelles contraignent fortement la mise en œuvre des procédures de résolution.

La résolution des multiplications
La résolution des multiplications simples a été le plus souvent étudiée en demandant à des adultes ou des enfants de juger si des égalités telles que 3 × 4 = 12 étaient justes ou fausses. Cette technique permet d’analyser la manière dont les associations entre opérandes et réponses sont organisées en mémoire. En effet, les multiplications sont le plus souvent résolues par récupération en mémoire (3 × 2 → 6), chez les enfants comme chez les adultes. Cette récupération est aussi privilégiée par l’instruction. Les opérandes et les résultats sont en conséquence organisés en un réseau dans lequel les associations se gênent et/ou se facilitent mutuellement (= interfèrent), ce qui a des effets sur les performances et sur l’apprentissage.

Les effets consécutifs aux interférences se manifestent lors de la résolution des multiplications. Tout d’abord, les erreurs de réponses appartiennent massivement aux tables (l’erreur porte sur 8 × 3 = 32 mais pas sur 8 × 3 = 31), ce qui montre que les faits multiplicatifs sont organisés dans un réseau en mémoire et non pas calculés. Ensuite, la récupération est plus difficile pour les opérations qui activent des réponses multiples : les produits 6 × 4 et 8 × 3, qui activent tous deux 24, sont plus souvent échoués et demandent plus de temps de résolution que 7 × 3, qui est seul à activer 21. La récupération d’une réponse (8 × 3 → 24) facilite son activation ultérieure (24) (effet dit d’amorçage), ce qui entraîne soit une amélioration (8 × 3 → 24) soit une erreur (8 × 4 → 24). D’autres procédures de résolution (la décomposition) sont mobilisées, notamment pour les opérations les plus difficiles.

L’acquisition de la multiplication entraîne l’apparition d’interférences avec les additions. Les enfants de fin de CE et de début de CM commettent plus d’erreurs et ont besoin de plus de temps que précédemment pour résoudre les additions. Cette dégradation tient à ce que les associations de faits multiplicatifs (3 × 2) interférent avec celles déjà établies pour les faits additifs (3 + 2). Ces confusions dites associatives se manifestent d’abord sur les petites opérations avant de s’étendre aux plus grandes. Elles ne disparaissent pas avec la pratique, elles deviennent simplement plus faciles à inhiber. Toutefois, leur résurgence est toujours possible, soit que leur niveau d’activation ait été accru par un amorçage soit que l’attention requise pour l’inhibition des interférents fasse défaut.

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References
1.
Gelman R, Gallistel CR. The child’s understanding of numbers. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1978.