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Med Sci (Paris). 2008 April; 24(4): 415–418.
Published online 2008 April 15. doi: 10.1051/medsci/2008244415.

Les inégalités sociales face à la mortalité et aux incapacités

Simone Gilgenkrantz*

Médecine/Sciences, 9, rue Basse, 54330 Clérey-sur-Brénon, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Adulte, Personnes handicapées, Femelle, France, Humains, Espérance de vie, Style de vie, Mâle, Adulte d'âge moyen, Prejugé, Classe sociale

 

La longévité s’accroît. On ne peut que s’en réjouir, en souhaitant toutefois que les années de vie ainsi gagnées ne s’accompagnent pas trop précocement d’incapacités et de dépendance. Il est également possible d’espérer que l’allongement de l’espérance de vie bénéficie à tous. Or, il est connu depuis longtemps que ce n’est pas le cas. Si la France a été considérée comme ayant le meilleur système de santé, il semble qu’elle présente aussi, devant la mort, les plus fortes inégalités sociales de l’Europe de l’Ouest [ 1]. En 2005, un rapport de l’Insee [ 2] confirmait ces différences sociales observées depuis des décennies [ 3] : à 35 ans, les ouvriers avaient une espérance de vie de 7 ans de moins que celle des cadres, ce qu’un journaliste avait traduit par cette formule : « les ouvriers paient la retraite des cadres » [ 4]. L’écart ne s’est pas réduit depuis. Une nouvelle étude, parue en janvier 2008 montre que non seulement l’écart ne s’est pas comblé, mais qu’en plus, les catégories sociales les moins favorisées souffrent davantage et durant plus longtemps d’incapacités importantes [ 5]. D’où le titre judicieux donné par Emmanuelle Cambois à cette étude : La « double peine » des ouvriers.

Nous en rapportons ici les points principaux.

L’espérance de vie selon les catégories sociales

Les catégories professionnelles répartissent la population adulte selon la profession actuelle (ou ancienne pour les chômeurs et retraités). Elles ont évolué au cours de ces dernières décennies : augmentation du nombre des cadres et diminution du nombre des ouvriers. Par ailleurs les conditions de travail se sont modifiées en ce qui concerne la nature de la pénibilité, les risques d’accidents professionnels, l’exposition à des substances nuisibles à la santé, le stress, les changements de postes, sans oublier l’augmentation des licenciements. À 35 ans, les hommes cadres supérieurs ont une espérance de vie de 47 ans, les ouvriers de 41 ans seulement. Chez les femmes, il n’existe que 2 ans d’écart entre les cadres supérieurs et les ouvrières. Les agriculteurs, qui ne comptent plus que pour 6 % de la population française, ont une espérance de vie proche de celle des cadres. Quant à la catégorie des « inactifs », elle ne comprend dans cette étude que les personnes ne travaillant pas pour des motifs autres que le chômage ou la retraite : bien qu’il existe des « femmes au foyer », 70 % des inactives déclarent avoir eu une activité professionnelle. Pour les hommes, 90 % ont travaillé et ils sont plus nombreux à être pris en charge pour invalidité ou reconnaissance administrative de handicap. Cette catégorie est la plus touchée, à la fois en handicap et en réduction de l’espérance de vie ; il conviendrait de la réétudier en terme d’exclusion.

Les incapacités selon les catégories professionnelles

L’enquête menée en France en 2003 par l’Insee sur la santé et les soins médicaux dans la population française permet de distinguer trois situations d’incapacité selon leur gravité :

  • les incapacités de type I correspondent à une limitation fonctionnelle résiduelle physique ou sensorielle, n’engendrant pas systématiquement de gêne dans les activités quotidiennes mais pouvant nécessiter des aménagements au domicile ou au poste de travail ;
  • les incapacités de type II correspondent à des gênes dans les activités quotidiennes ou professionnelles ;
  • les incapacités de type III correspondent à des gênes dans les activités élémentaires pouvant nécessiter une assistance : on parle alors de dépendance.

Toutes professions confondues, à 35 ans, les incapacités de type III ne touchent que 4,5 % des hommes et des femmes, celles de type II, 18,5 %, et celles de type I sont plus fréquentes : un tiers environ de la population. On constate que l’espérance de vie, avec et sans ces différents types d’incapacités, n’est pas la même selon le sexe, et surtout selon la catégorie socioprofessionnelle, en particulier pour les cadres et les ouvriers (Figure 1).

Non seulement l’espérance de vie est plus brève chez les ouvriers que chez les cadres, mais les années avec incapacité sont plus nombreuses chez les premiers. Pour les femmes, si - comme nous l’avons déjà mentionné - l’écart d’espérance de vie entre cadres et ouvrières n’est que de 2 ans, les incapacités de type I occupent 22 années chez les ouvrières contre 16 années chez les femmes cadres. À des âges plus élevés, les ouvriers et les ouvrières ont toujours une espérance de vie inférieure à celle des cadres et les incapacités de type I s’installent plus durablement dans les professions manuelles. Par exemple, à 60 ans, les incapacités plus sévères de type III occupent 16 % de l’espérance de vie des ouvriers et seulement 9 % de celle des cadres.

Le Tableau I fournit les résultats des données de toute la population divisée en 7 catégories socioprofessionnelles. Il est à noter que les professions intermédiaires, indépendantes et les agriculteurs ont une espérance de vie proche de celle des cadres supérieurs. Toutefois, chez les agriculteurs, les incapacités de type I pèsent sur une plus grande partie de l’espérance de vie : 37 % chez les hommes et 41 % chez les femmes. Quant à la catégorie des inactifs (ni retraités, ni chômeurs), l’espérance de vie est nettement plus faible chez les hommes car ils sont souvent hors du marché du travail pour des problèmes de santé, avec pour un tiers des incapacités de type III.

En conclusion, les catégories socioprofessionnelles ne profitent pas toutes également de l’augmentation de l’espérance de vie et les professions manuelles sont particulièrement touchées par les limitations fonctionnelles. Ce double désavantage doit être suivi pour analyser les causes de ces inégalités et tenter d’y remédier. Il importe de rechercher les facteurs liés au mode de vie et aux conditions de travail et de réévaluer à l’avenir leur pénibilité et leurs risques. Mais, comme le soulignent Pierre Aïach et Didier Fassin [1], « les inégalités sociales de santé sont l’aboutissement des disparités structurelles (ressources, logement, alimentation, emploi et travail, école et formation), qui caractérisent l’état de la justice sociale dans un pays ou un territoire à un moment de son histoire et de son développement économique ». Mais qu’en est-il aujourd’hui de la justice sociale en France ?

References
1.
Aïach P, Fassin D. L’origine et les fondements des inégalités sociales de santé. Rev Prat 2004; 54 : 2221–7.
2.
Monteil C, Robert-Bobée I. Les différences sociales de mortalité : en augmentation chez les hommes, stables chez les femmes. Insee Première juin 2005; n° 1025.
3.
Surault P. L’inégalité devant la mort. Paris : Economica, 1979 : 140 p.
4.
Les inégalités socioprofessionnelles s’accroissent. Les Echos 29 juin 2005.
5.
Cambois E, Laborde C, Robine JM. La double peine des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte. Population et Sociétés janvier 2008; n° 44. http://www.ined.fr/fr/ressources_documentation/publications/pop_soc/bdd/publication/1341/