Suicide
Comprendre pour prévenir

Il y a urgence. En France, plusieurs milliers de personnes décèdent par suicide chaque année. Le contexte socioéconomique fragilise certaines catégories professionnelles. Une prise en charge médicale rapide s’impose. De son côté, la recherche, biologique, génétique, neurologique, met en lumière des facteurs de vulnérabilité.

La France est l’un des pays au monde où l’on se suicide le plus, une réalité souvent ignorée. Avec plus de 10 000 décès par an, le suicide est bien plus meurtrier que les accidents de la circulation, qui ont fait 4 400 décès en 2009. Le médecin peut évaluer le risque suicidaire de ses patients et accompagner les suicidants. La recherche, de son côté, propose un certain nombre de pistes de compréhension pour une meilleure prévention.
Le suicide touche surtout des personnes isolées. En population générale, le mariage, la famille et la religion restent, statistiquement, des facteurs de protection. Ainsi formulée, cette leçon déjà ancienne d’Émile Durkheim1 est pourtant réductrice :«  Les raisons du suicide sont nombreuses et bien plus complexes, modère le psychiatre Louis JehelLouis Jehel
Psychiatre, responsable de l’unité de psychotraumatologie au CHU Tenon et Unité 669 Inserm/ Université Paris-Descartes
. On ne peut se contenter du seul aspect social ou professionnel, et évacuer le problème de la santé des personnes. » Dans ce contexte, l’autopsie psychologique apporte des éléments de compréhension essentiels.

Épidémiologie de l’isolement

Cependant, il est indispensable d’identifier les groupes à risque afin de cibler la prévention. Les agriculteurs constituent aujourd’hui la première catégorie socioprofessionnelle concernée par le suicide même si les chiffres restent difficiles à vérifier. Les autorités sanitaires ont mesuré l'ampleur du problème et la Mutualité sociale agricole sera impliquée dans la prévention. Chez les adolescents (15-24 ans), le suicide reste la deuxième cause de décès. Pour autant, cette fréquence chez les plus jeunes ne cesse de diminuer depuis plus de 10 ans : « Le plan national de prévention 2000-2005 a notamment conduit à la création des Maisons des Adolescents1 et de services de psychiatrie spécifiques », souligne Michel DeboutMichel Debout
Psychiatre et médecin légiste, Institut médicolégal, hôpital Bellevue, CHU de Saint-Etienne. Membre de l’association France Prévention Suicide et de l’UNPS (Union nationale pour la prévention du suicide)
. Nous attendons un nouveau plan de prévention pour d’autres groupes à risque, particulièrement pour les personnes âgées, ainsi que la création d’un observatoire national réunissant les données sociales, psychologiques et médicales pertinentes.» En 2008, le taux de décès par suicide des personnes de plus de 85 ans était deux fois plus élevé que celui des adolescents, pour un nombre de décès sensiblement supérieur2 . « Leur âge n’explique rien, s’exclame le psychiatre Philippe CourtetPhilippe Courtet
Chef du service de psychiatrie et de psychologie médicale du CHU Lapeyronie de Montpellier, unité 888 Inserm/ Université Montpellier 1
. Ne banalisons surtout pas la dépression des personnes âgées, il faut la traiter ! »

Une souffrance annoncée

Selon le pédopsychiatre Bruno FalissardBruno Falissard
Pédopsychiatre à la Maison de Solenn, directeur de l’unité 669 Inserm/ Université Paris-Descartes
, « le suicide est parfois le geste ultime d’un homme libre, exécuté en toute conscience rationnelle. Mais il s’agit bien plus souvent d’un acte désespéré. » Sa prévention relève alors de l’assistance à personne en danger. « Et même si, remarque Philippe Courtet, d’autres pays, comme la Suisse, pratiquent l’accompagnement au suicide, la question n’est pas là pour les 160 000 personnes qui tentent chaque année de se suicider en France : il s’agit surtout pour le médecin de traiter à temps une dépression ou une maladie psychiatrique que l’on retrouve dans la grande majorité des cas. » Cette prise en charge tire parti du fait que le geste suicidaire n’est généralement pas impulsif : loin d’un raptusRaptus
Désir soudain et impérieux d’accomplir un acte violent
qui emporterait d’un coup l’individu, il est le plus souvent précédé d’une longue réflexion, ainsi que l’a rappelé la conférence de consensus organisée en 2000. « Cette décision s’inscrit habituellement dans une "crise suicidaire" d’environ six semaines, confirme Louis Jehel. Le suicide y apparaît petit à petit comme la seule issue. » Les récits4 de ceux qui ont voulu « en finir » montrent souvent qu’il ne s’agit pas tant de se tuer, de disparaître, que d’échapper à une douleur insupportable. L’idée du suicide est ruminée jusqu’à l’emporter sur toute autre et prendre, souvent, la forme d’un plan détaillé.
« Il peut arriver à n’importe qui, adulte ou adolescent, de penser, dans un moment d’effondrement, qu’il vaudrait mieux être mort, explique Bruno Falissard. Mais « Je vais me tuer », c’est une proposition d’un autre registre. » Pour radicale qu’elle soit, cette déclaration ouvre la possibilité d’une prévention individuelle adaptée. « Il faut prendre avec beaucoup de sérieux ce témoignage de souffrance réelle, insiste Louis Jehel. L’intention de se suicider est un marqueur important du risque de mourir par suicide. »
Comment réagir face à une personne qui déclare son intention de se suicider ? Cette question devrait intéresser particulièrement les médecins généralistes, qui sont souvent parmi les derniers interlocuteurs d’une personne avant son geste suicidaire. En effet, 90 % des personnes déprimées qui sont mortes par suicide auraient vu un généraliste dans le mois précédant leur acte. Et même si, selon un travail d’autopsie psychologique mené par Michel Debout à Lyon et Saint-Étienne, le tiers des 300 cas de suicide étudiés n’avait consulté aucun médecin dans les six mois précédant leur décès, reconnaître le potentiel suicidaire des patients qui se rendent dans un cabinet médical n’en reste pas moins fondamental.

Le potentiel suicidaire

Pour Louis Jehel, « lors du repérage d’un épisode dépressif, il convient d’évaluer le potentiel suicidaire », par une triple interrogation : qui est cette personne ? Quand dit-elle vouloir se suicider ? Par quel moyen ? La première question permet d’identifier les facteurs de risque familiaux, épidémiologiques et médicaux.« Et surtout, poursuit-il, de savoir si la personne a déjà fait une tentative de suicide : les « suicidants » constituent le groupe qui a le plus grand risque de mourir par suicide. » La deuxième question permet d’identifier l’urgence de la prise en charge. La troisième, la dangerosité de l’acte : si les femmes tentent deux fois plus souvent que les hommes de se suicider, les deux tiers des suicidés sont pourtant des hommes3 , qui emploient des moyens plus létaux. Selon le scénario envisagé, l’intervention ne sera donc pas la même.«  Chacun devrait apprendre à poser ces questions, soutient Louis Jehel. Ce sont des gestes de premiers secours !  » Ils permettent d’envisager différentes interventions (hospitalisation d’urgence, orientation vers un spécialiste, retrait d’un moyen létal spécifique, etc.) afin d’éviter, peut-être, un acte qui est finalement doublement violent, car, comme le rappelle Bruno Falissard, « le suicide marque une fin de vie tragique, mais il jette aussi derrière lui, sur l’entourage, une violence de culpabilité terrible. »
La biologie médicale, la génétique et la neurologie ouvrent, quant à elles, de nouvelles voies à la compréhension des conduites suicidaires.

Une vulnérabilité individuelle au suicide ?

« Pourquoi s’est-il suicidé ? » Cette question singulière hante bien souvent les proches d’une personne qui a mis fin à ses jours. Si le geste en lui-même ne peut être pleinement expliqué, des facteurs cliniques et biologiques propres à l’individu l’éclairent pourtant et le rendent un peu moins surprenant. Pour le psychiatre Philippe Courtet, « le contexte est presque toujours celui d’une pathologie psychiatrique (dépression, schizophrénie, trouble du comportement, …) ou d’un stress environnemental (alcoolisme, maltraitance, exclusion, …), mais ces conditions ne suffisent pas. Il est probable qu’une vulnérabilité individuelle existe, spécifique à la conduite suicidaire. Dans ce modèle, le suicide n’est alors plus conçu comme une conséquence d’un état plus général, mais comme une entité indépendante, une sorte de comorbidité. » Mieux connaître cette vulnérabilité permettrait au médecin d’évaluer systématiquement le risque suicidaire d’un patient, quelle que soit sa pathologie.
En 1976, Mary Asberg6 découvre que des personnes déprimées ayant fait des tentatives de suicide partagent une même spécificité biochimique : un faible taux d’acide 5-hydroxyindoléacétique (5-HIAA) dans le liquide céphalorachidien, qui indique un dysfonctionnement de la sérotonineSérotonine
Un des principaux transmetteurs du système nerveux central
.« Ce résultat a, depuis, été confirmé chez des personnes atteintes de troubles de la personnalité, d’alcoolodépendance ou de schizophrénie, ainsi que chez des criminels, commente Philippe Courtet. Il indique d’emblée l’existence d’une vulnérabilité transversale à ces pathologies ». Au cours des années 1990, l’introduction de la génétique en psychiatrie confirme ces résultats : « Avec Frank BellivierFrank Bellivier
Psychiatre, hôpital Henri-Mondor, Créteil
et Alain MalafosseAlain Malafosse
Université de Genève, Centre de neurosciences
, nous avons été les premiers à identifier une spécificité génotypique liée au système sérotoninergique »
, se souvient le chercheur. Ce champ est désormais largement exploré et des études pangénomiquesÉtudes pangénomiques
Études menées sur le génome entier
permettent de mettre en évidence l’implication d’autres systèmes biologiques du cerveau dans la vulnérabilité suicidaire, notamment celle du facteur neurotrophique BDNFBDNF
Facteur de croissance impliqué dans le développement cérébral
.
Pour autant, le suicide n’est en rien une maladie génétique ! Les interactions gènes-environnement forment un champ d’étude en plein essor dans tous les domaines de recherche des sciences de la vie et de la santé, et la vulnérabilité au suicide n’y échappe pas. Le psychiatre en témoigne : « Nous avons montré que le risque de tentative de suicide violente est plus élevé chez des sujets présentant à la fois une histoire d’abus sexuel dans l’enfance et un polymorphisme particulier du gène du BDNF. » Des travaux d’épigénétiqueÉpigénétique
Étude des modifications de l’expression des gènes qui, bien que transmises au cours du renouvellement cellulaire, mais aussi de génération en génération, ne s’expliquent pas par des modifications de la séquence d'ADN.
ont aussi observé, chez des suicidés ayant été maltraités dans l’enfance, une sous-activation épigénétique du gène d’une hormone contrôlant le stress, le glucocorticoïde7. « Nous commençons à comprendre comment l’influence de l’environnement sur les gènes peut moduler les conduites suicidaires », commente Philippe Courtet.

Nicolas Rigaud