Epidémie
Les bactéries font de la résistance

Les bactéries semblent toujours plus nombreuses à émerger, responsables d’épidémies qui s’étendent désormais à plusieurs pays. Pour les spécialistes, ce n’est pas le rythme de leur émergence qui est en cause, mais leur résistance toujours plus large aux traitements disponibles.

Mardi 26 juillet 2011. L’épidémie, causée par la bactérie Escherichia coli entéro-hémorragique (ECEH) et qui se répandait en Europe depuis fin mai, est terminée. Le micro-organisme a causé la mort de 126 personnes. Les cas de personnes infectées, eux, s’élèvent à près de 8 000. L’espèce bactérienne impliquée n’est pourtant pas une inconnue : dans les selles humaines, on en trouve naturellement de 100 millions à un milliard par gramme ! E. coli est une bactérie commensale, inoffensive lorsqu’elle reste dans le tube digestif. Mais certaines versions modifiées de celle-ci apparaissent, appelées « souches », et peuvent se révéler pathogènes pour l’homme. C’est ce qui s’est passé avec la récente vague de contamination européenne : la souche O104:H4, dont l’origine reste à déterminer, a été transmise à l’homme via l’ingestion d’aliments infectés. À la clé, une intoxication causée par les toxines qu’elle produit, dites de Shiga. Elle entraîne des diarrhées sanglantes voire, dans les configurations les plus graves, la destruction des globules rouges et une insuffisance rénale. Souche O104:H4 en Europe, souche O145 découverte début juillet à Bordeaux, nouvelle bactérie encore non identifiée touchant l’hôpital de Rotterdam, aux Pays-Bas... Le rythme d’apparition de nouvelles bactéries s’accélérerait-il ?
« Ces émergences ont toujours existé. Et ce de manière incessante au cours de l’histoire évolutive du genre Escherichia, qui a divergé des salmonelles il y a environ 120 millions d’années », explique Erick DenamurErick Denamur
Unité 722 Inserm/Paris 7, Ecologie et évolution des micro-organismes
, spécialiste de l’écologie et de l’évolution des micro-organismes à l’université Paris-Diderot.

Plasticité et variabilité d’E. Coli

Derrière ces émergences, une plasticité génomique remarquable, qui permet aux gènes d’entrer et sortir constamment du génome de ces bactéries. « Ainsi, la variabilité génétique chez E. coli est très grande, note le chercheur. On sait que le pangénome, c’est-à-dire l’ensemble des gènes différents connus pour une espèce donnée, approche les 20 000 gènes chez E. coli. Le génome propre à chaque spécimen ne contient pourtant que 4 200 à 5 500 gènes. Parmi ceux-ci, seuls 2 000 sont communs à toutes les souches de l’espèce, c’est le "core-genome". Le génome de cette bactérie est donc très mobile ! »
Dans des travaux publiés en mai 2006 dans Molecular Microbiologyet en janvier 2009 dans PloS Genetics, le scientifique et ses collègues avaient mis en lumière les mécanismes-clés de cette plasticité. « Certaines de ces bactéries sont dites mutatrices, c’est-à-dire qu’elles ont un taux de mutation très élevé, auquel il faut ajouter leur capacité de recombinaison. Une bactérie peut ainsi recevoir des gènes qu’elles possèdent déjà, mais dans une version différente, ce qui lui confère un polymorphismePolymorphisme
Le fait qu’une espèce présente des individus aux caractéristiques différentes au sein d’une même population.
. Des gènes, qui n’existent pas chez une bactérie, peuvent aussi lui être transférés et lui apporter ainsi une nouvelle propriété. Et à l’inverse, des gènes peuvent aussi être perdus »,
rappelle Erick Denamur.

Les antibiotiques coupables

L’émergence de nouvelles souches n’est donc pas nouvelle. Comment expliquer dès lors que l’apparition de ces bactéries nous semblent de plus en plus fréquente ? Pour le spécialiste, il faut regarder du côté du phénomène de résistance. « À la base du processus d’évolution, il y a certes la variabilité génétique, mais modifiée par l’intermédiaire des antibiotiques. En effet, au fur et à mesure de leur utilisation, on sélectionne les variants génétiques résistants et ce sont ceux-là qui nous semblent “émerger” », analyse-t-il.
Pour son collègue Patrice NordmannPatrice Nordmann
Unité 914 Inserm, Résistances émergentes aux antibiotiques, Service de Bactériologie-Virologie-Parasitologie de l’hôpital de Bicêtre
, chef de service de bactériologie-virologie-parasitologie, une catégorie de bactéries, à laquelle appartient E. coli, est tout particulièrement au cœur de l’affaire. « Les entérobactériesEntérobactéries
Hôtes habituels de l’intestin de l’homme et des animaux
présentent des multirésistances, contre lesquelles nous disposons de peu d’antibiotiques
, constate le chercheur. Au cours des décennies passées, l’industrie pharmaceutique s’est focalisée sur le développement de traitements contre les bactéries de type "Gram +". Elles ne possèdent qu’une paroi cellulaire et sont donc plus faciles à attaquer que les "Gram -", qui en possèdent deux. Travailler sur celles-ci semblait aussi moins rentable. » Résultat : ces entérobactéries continuent d’émerger, tout comme leurs résistances, et les antibiotiques disponibles ne sont pas assez nombreux pour en venir à bout.

Une situation sous haute surveillance

Parmi ces entérobactéries : les représentants du genre Escherichia donc, mais aussi les Klebsiella, avec K. pneumoniae, un bacille responsable de pneumonies nosocomiales. « Le problème est que ces bactéries ne restent plus cantonnées à l’hôpital, elles se développent en milieu urbain. Et là, leur contrôle est amplement plus compliqué », pointe Patrice Nordmann. Les spécialistes surveillent de près trois réservoirs majeurs, le Pakistan, le Maroc et la Turquie, ainsi que l’Italie et la Grèce dans une moindre mesure. « Les conditions locales expliquent la présence de ces réservoirs, notamment en termes d’hygiène. Dans ces pays, les antibiotiques sont employés sans contrôle, les plus aisés n’hésitant pas à utiliser largement tous les traitements disponibles, sans cibler la bactérie. La surpopulation est aussi un facteur essentiel de la plus rapide dissémination bactérienne », poursuit-il. En France, le nombre d’épidémies reste faible. Mais le risque de voir se déverser dans l’Hexagone des bactéries multirésistantes, issues de ces réservoirs, existe bien. « Il devient urgent de dépister tous les patients transférés depuis un hôpital étranger. Sinon, des scénarios à la marocaine, où une large proportion de la population se trouve être porteuse de bactéries multirésistantes, est tout à fait plausible », s’alarme-t-il. En ligne de mire : des difficultés à venir pour traiter les maladies liées à ces bactéries multirésistantes, mais aussi de sérieux problèmes dans le domaine préventif. « Le jour où le médecin n’aura plus d’antibiotiques efficaces à administrer à un patient en attente de greffe, c’est un pan de la médecine moderne qui s’effondrera », augure-t-il.

Alice Bomboy