Cerveau
Les secrets de l’apprentissage

C’est la rentrée. Chaque jour, pendant 10 mois, les élèves vont apprendre. Des théorèmes de géométrie, des règles de grammaire, et pour les plus jeunes, l’écriture et la lecture. Comment font-ils ? Quels mécanismes permettent d’engranger tant d’informations et surtout de pouvoir y accéder lorsqu’on en a besoin ? La mémoire joue ici un rôle essentiel. Mais d’autres fonctions cognitives entrent également en jeu. Quelles sont-elles ? Peut-on les améliorer et apprendre plus facilement ?

Dossier élaboré avec la collaboration de l’institut thématique multiorganisme (Itmo) Neurosciences

Les arcanes de la mémoire

Tout au long de notre vie, nous apprenons. Lors de la scolarité, l’apprentissage est encore plus présent. Or, pour apprendre, il faut mémoriser. Comment cette mémoire fonctionne-t-elle ?

« C’est la mémoire qui fait toute la profondeur de l’Homme », disait Charles Péguy. Mais comment est organisée cette fonction qui nous permet de faire revenir à l’esprit un savoir, une expérience acquise antérieurement ? La mémoire n’est pas une entité unique. « On parle plutôt de systèmes de mémoires, définies en fonction de leur rôle », fait remarquer Francis EustacheFrancis Eustache
Unité 923 Inserm/EPHE/Université Caen Basse-Normandie
, neuropsychologue au Laboratoire de Neuropsychologie cognitive et neuroanatomie fonctionnelle de la mémoire humaine, à Caen. Ainsi, la mémoire de travail, autrefois appelée « à court terme », permet de mémoriser un numéro de téléphone le temps de le composer. En parallèle, quatre autres systèmes interviennent dans le stockage des informations à long terme. La mémoire procédurale, elle, consigne tous nos savoir-faire : conduire une voiture, passer la tondeuse, faire du vélo… Quant à la mémoire déclarative, celle qu’on peut exprimer par le langage, elle regroupe deux autres systèmes. D’abord la mémoire épisodique qui renferme les souvenirs personnellement vécus : « Ma première leçon de piano, j’avais 10 ans et aucune envie d’y aller, mais j’y ai fait la connaissance d’une autre élève, devenue ma meilleure amie. » C’est cette mémoire qui est sollicitée quand on revit des expériences du passé… ou que l’on se projette dans le futur. Ensuite, la mémoire sémantique, qui compile les connaissances générales sur le monde : la France est en Europe, les roses ont des épines, l’eau mouille… « On se souvient rarement du contexte d’apprentissage de ce type d’informations », souligne Francis Eustache. En parallèle, la mémoire perceptive permet, par exemple, de reconnaître une forme plus rapidement si on l’a déjà vue auparavant.

Encoder, stocker… et récupérer

Trois étapes permettent de mémoriser des informations et surtout, de s’en rappeler : l ’encodage, le stockage et la récupération. « Surtout, la mémoire se construit, insiste Francis Eustache. Et pour que la construction s’opère, pour que la mémoire soit fluide, il faut que l’on oublie beaucoup. » Imaginons que vous venez d’assister à une réunion. Immédiatement après, vous vous souvenez que le dernier orateur n’avait pas de cravate, mais vous avez déjà oublié son nom. De plus, bien que vous n’ayez pas trouvé un intérêt particulier à son discours, et que vous soyez incapable d’en citer une phrase, celui-ci vous a changé. Vous avez appris des informations sans en avoir vraiment conscience. C’est alors qu’intervient la phase de stockage, celle qui vous permet de consolider les souvenirs. Allez-vous enregistrer de façon permanente toutes les informations entendues ? Non. « Plus ou moins volontairement, chacun va agréger d’une façon ou d’une autre ce qu’il a appris en fonction de ce qu’il connaît. Processus d’oubli, d’une part, et de sémantisation, d’autre part, sont alors à l’œuvre : nous gardons en mémoire les éléments-clés, ceux qui renforcent nos croyances ou au contraire ceux qui les remettent en cause », précise Francis Eustache.
Mais ces systèmes de mémoire ne sont pas étanches et la mémoire est loin d’être figée. Ainsi, des souvenirs très précis d’une ville, enregistrés suite à une visite, vont devenir au fil du temps des connaissances générales sur cette même ville, indépendamment du contexte qui a permis de les apprendre.

Julie Coquart

Comment notre cerveau apprend ?

Renfermant une centaine de milliards de neurones, notre cerveau est le centre de contrôle de notre organisme et le siège de toutes les fonctions cognitives. Il permet, entre autres, d’acquérir de nouvelles connaissances et de les réutiliser. Mais comment fait-il ?

Notre cerveau est constitué de la substance blanche, composée d’une multitude de fibres nerveuses, les axones, reliant les différentes régions cérébrales, et de la substance grise, composée des corps cellulaires des neurones qui communiquent grâce aux synapses. Toutes deux présentent une certaine plasticité : les circuits cérébraux sont donc capables de se remodeler sous l’effet de l’expérience. Plus on apprend, plus il y a de connexions synaptiques qui s’établissent entre les neurones et plus ces synapses se renforcent. Les signaux sont ainsi transmis encore plus rapidement et plus efficacement. La substance grise se développe quant à elle avec la création de nouvelles synapses et même de nouveaux neurones dans certaines régions du cerveau comme l’hippocampe. Ces synapses utilisent comme neurotransmetteur le glutamate, qui se fixe sur des récepteurs spécifiques au niveau du neurone post-synaptique, les récepteurs AMPA. Mais, lorsque la stimulation est forte ou répétée et que la concentration de glutamate libéré est importante, d’autres récepteurs du glutamate entrent en action, les récepteurs NMDA. L’activation de ces derniers déclenche l’entrée d’ions calcium dans le neurone post-synaptique. S’en suit une cascade de réactions chimiques aboutissant à l’expression de certains gènes qui permettent la synthèse de protéines nécessaires à la modification des connexions entre les cellules nerveuses. Serge LarocheSerge Laroche
UMR 8195 CNRS/Université Paris-Sud 11
et son équipe du Centre de neurosciences Paris-Sud à Orsay ont identifié certains de ces gènes, dont zif268. En inactivant celui-ci chez des souris, ils ont constaté que les petits ron geurs ne pouvaient pas retenir les informations ap prises plus de quelques heures. En réalité, zif268 permet trait de stabiliser les modifications synaptiques et serait essentiel à la consolidation mnésique, c’est-à-dire à la mémorisa tion à long terme.
Récemment, de nombreux travaux se sont accumulés en faveur d’un rôle actif d’un autre acteur de la plasticité cérébrale : les cellules gliales, et notamment des astrocytes, en forme d’étoiles.
L’hippocampe, le chef d’orchestre de nos souvenirs
© Infographie : Sylvie Dessert
Astrocyte - Neurone - Synapse - Myéline - Axone Les astrocytes, des stars enfin reconnues
Le neurone, l’agent de liaison
La myéline, le turbo des neurones
Les synapses, chemins de la mémoire
© Infographie : Sylvie Dessert

Des modifications durables

Stéphane OlietStéphane Oliet
Unité 862 Inserm « Physiopathologie de la plasticité neuronale »
et son équipe du Neurocentre Magendie à Bordeaux ont découvert qu’un acide aminé libéré par les astrocytes, la d-sérine, était nécessaire à l’activation des récepteurs NMDA, eux-mêmes indispensables au phénomène de plasticité synaptique et au maintien à long terme de ces modifications. À un niveau plus structurel, l’hippocampe jouerait lui aussi un rôle dans cette « consolidation mnésique » qui se déroule au cours de phases de repos ou de sommeil. L’hippocampe trie les informations pertinentes, pour les mémoriser. Ensuite, celles-ci sont stockées de façon durable dans différentes zones du néocortex. Édith Lesburguères et Bruno BontempiÉdith Lesburguères et Bruno Bontempi
UMR 5293 CNRS/Université Bordeaux 2-Victor Segalen
, à l’Institut de maladies neurodégénératives à Bordeaux, ont précisé comment s’instaurait ce « dialogue ». Selon eux, l’hippocampe relèverait les « adresses » des réseaux de neurones impliqués dans la formation d’un souvenir. Il les utiliserait ensuite pour réactiver de façon répétée ces réseaux, permettant ainsi le renforcement des connexions neuronales et la formation d’un souvenir durable et stable.
Cette « plasticité synaptique » est donc essentielle à l’apprentissage car elle permet de conserver, dans un réseau de neurones, la trace d’un chemin spécifique à un souvenir ou à une information apprise. Ainsi, apprendre modifie la structure de notre cerveau, et ces modifications conduisent à l’amélioration de nos performances. Un phénomène qui s’opère tout au long de notre vie.

Yann Cornillier

Apprendre à apprendre

Comment perfectionner notre capacité à améliorer nos connaissances ?  En s’appuyant sur les trois piliers de l’apprentissage, répondent les chercheurs : attention, inhibition, motivation. Démonstration.  

De quelle façon peut-on ancrer de nouvelles informations dans sa mémoire ? Premier élément de réponse : on se souvient d’autant plus d’une information que l’on retrouve au moment où on en a besoin des indices similaires aux conditions dans laquelle on l’a apprise. « Savoir de quelle manière on va être interrogé peut conditionner la façon dont on apprend une leçon », détaille Francis Eustache. Ainsi, dans le cadre des examens par exemple, si un étudiant sait qu’il va être interrogé sous forme de questionnaire à choix multiples, il aura tout intérêt à ordonner ses cours sous la même forme. « Mais un traitement profond, c’est-à-dire sémantique, permet d’ancrer l’info de façon plus pérenne », précise le chercheur. En effet, la vitesse à laquelle les informations sont oubliées est fonction de la façon dont elles ont été encodées. Premiers à disparaître, les souvenirs sensoriels, comme les odeurs. Pour s’en convaincre, il suffit de penser à une halte dans une parfumerie, où l’on veut tester plusieurs parfums. Généralement,il faut humer plusieurs fois une essence pour pouvoir la comparer aux autres. Il est donc très difficile de retenir une nouvelle odeur. « À l’inverse, nuance Béatrice Desgranges, neuropsychologue dans le même laboratoire que Francis Eustache, les odeurs que l’on connaît très bien ont un fort pouvoir évocateur. » Marcel Proust, avec ses madeleines, ne dira pas le contraire. Viennent ensuite les souvenirs passés par le filtre du codage lexical. Dans une expérience où des participants doivent apprendre un texte, on vérifie leur mémoire en leur faisant comparer des phrases exactes du texte à des phrases transformées, dans lesquelles certains termes ont été remplacés par leurs synonymes, comme « bateau » par « voilier ». « Au-delà d’une semaine, la mémoire lexicale, celle des mots, n’est plus fiable, rapporte Alain Lieury, ancien directeur du laboratoire de psychologie expérimentale de Rennes. Mais les idées ont cependant été retenues. » Les images mettent plus de temps à être oubliées. Quant aux informations sémantiques, porteuses du sens donc, elles résistent plus longtemps aux charmes de Léthé, la déesse grecque de l’oubli.
De plus, si l’on est amené à retenir une grande quantité d’informations, il est essentiel d’étaler les périodes de mémorisation dans le temps. Ménager des temps de repos entre les phases d’apprentissage permet aux informations nouvelles d’être consolidées. Les séances de bachotage intensif jusqu’à des heures tardives ne sont donc pas efficaces sur le long terme.

Attention

Pour Jean-Philippe LachauxJean-Philippe Lachaux
Unité 1028 Inserm/Université Lyon 1
, neurobiologiste au Centre de recherche en neurosciences de Lyon, la condition principale d’un bon apprentissage reste l’attention. Mais comment faire attention à son attention ? Il est en effet bien difficile de la définir, sauf par exclusion : tout le monde sait ce que cela signifie de ne pas faire attention ! Le chercheur invite ainsi chacun à mener sa propre introspection et à identifier les facteurs distrayants, ceux qui justement détournent notre attention. Dans son livre, Le cerveau attentif, Jean-Philippe Lachaux raconte ainsi une expérience menée dans son la boratoire. Des volontaires avaient pour mission de retenir les mots qui s’inscrivaient sur un écran d’ordinateur, mais seulement s’ils étaient en vert. Dans l’expérience, des mots rouges s’intercalaient entre les mots verts, apparaissant suf fisamment longtemps pour que les participants puissent les lire. Ces derniers devaient ensuite raconter l’histoire énon cée par les mots verts. En général, aucun problème. Mais lorsqu’il s’agissait de raconter celle décrite par les mots rouges, ils en étaient incapables. L’expérience montre ainsi à quel point l’attention ne peut être focalisée que sur un seul objet, et qu’elle inhibe ainsi la prise en compte de tout autre stimulus. « L'attention est un bien rare et précieux, elle ne peut être partout à la fois », explique le chercheur. C’est d’ailleurs bien ainsi que Jean-Philippe Lachaux la définit : par la mise de côté des autres objectifs qui pourraient parasiter la tâche du moment. Un exercice difficile à mettre en œuvre, car cela demande « de se faire confiance, de passer une sorte de contrat avec soi-même ». On accepte de focaliser son attention sur un seul but, à l’exclusion de tout autre, comme penser à une liste de courses, aux mails en attente, à ce bourdonnement de mouche dans la pièce. Mais cet état attentif ne peut durer très longtemps. Un conseil ? Relever la tête de la tâche du moment, sortir de sa bulle, comme pour respirer et vérifier que rien d’autre ne mérite notre attention, puis… s’y replonger.

Inhibition

Quant à Olivier Houdé, professeur de psychologie à l’Université Paris-Descartes et titulaire de la chaire de Sciences des apprentissages à l’Institut universitaire de France, il va encore plus loin. Au-delà de la simple focalisation de l’attention, l’inhibition doit aussi être mise en œuvre lors d’apprentissage. S’inspirant des travaux de Piaget, le psychologue, ancien instituteur, a développé une nouvelle théorie sur le développement cognitif des enfants. Contrairement à Piaget qui énonçait que ce déve loppement passait par différents stades, Olivier Houdé considère que les enfants possèdent, à chaque âge, différentes stratégies cognitives. Et selon leur âge, ils en utilisent une préférentiellement. Ce qui peut les conduire à donner des réponses erronées. Il s’agit alors de leur apprendre à inhiber la stratégie inadéquate pour utiliser celle qui est la plus propice à la situation. Grâce à ses recherches, Olivier Houdé a réussi à mettre en évidence ce qui se passe dans le cerveau lorsqu’une stratégie est inhibée. L’expérience consistait, par exemple, à présenter deux rangées d’objets placés en correspondance un à un, en nombre identique et à demander à des enfants s’il y en avait le même nombre. À cette étape de l’expérience, la plupart des enfants répondent correctement oui. Ensuite, les objets de la rangée du dessous sont espacés, mais sans que leur nombre soit changé. Lorsqu’on demande à nouveau aux enfants d’indiquer s’il y a ou non le même nombre d’objets, ceux de moins de 7 ans répondent généralement « non ». Ils se fondent, pour répondre, sur la stratégie « longueur égale nombre ». Les plus âgés, eux, parviennent à inhiber cette réponse automatique, et à choisir l’algorithme de quantification exacte. Grâce à l’IRMf, Olivier Houdé a mis en évidence la reconfigura tion cérébrale qui s’opère chez les enfants selon la situation : « Lorsqu’ils inhibent la stratégie " longueur égale nombre ", on observe l'émergence d’un nouveau réseau pariétal et préfrontal, siège des fonctions exécutives. »

Motivation

Et si le plus important pour mieux apprendre, ce n’était pas tout simplement la motivation ? Dans ces derniers travaux, Mathias PessiglioneMathias Pessiglione
Unité 975 Inserm/Université Pierre et Marie Curie
, neuropsychologue au Centre de recherche en neurosciences de la Pitié-Salpêtrière, a ainsi montré le rôle des récompenses financières dans l’apprentissage moteur. Dans l’expérience mise en œuvre, les participants devaient appuyer sur trois des cinq touches à leur disposition de façon simultanée. Le choix des trois touches était indiqué par une image sur un écran d’ordinateur. Pour chaque combinaison de touches, une motivation financière de 10 euros ou 10 centimes, était associée. Et le résultat est sans appel : plus la récompense associée était élevée, plus les participants apprenaient rapidement à exécuter la tâche. Le plus surprenant dans cette expérience ? Les volontaires n’étaient pas conscients de la somme associée à chaque tâche : ils voyaient juste leur cagnotte augmenter progressivement. Comment transposer ces constatations à l’apprentissage scolaire ? « Les bons points, les félicitations ou les encouragements obtenus après un effort pourraient faciliter l’apprentissage à l’école, comme dans notre expérience », suggère Mathias Pessiglione.
Et le sport alors ? Ne recommande-t-on pas de pratiquer une activité sportive régulière pour améliorer ses performances ? Et c’est avec raison. En effet, au cours d’une activité physique, la sécrétion d’une molécule, la brain-derived neutrophic factor (BDNF), augmente. Or, elle joue un rôle dans la plasticité synaptique, dans la croissance neuritiqueNeurite
Prolongement du corps cellulaire d’un neurone (axone ou dendrite)
et la synaptogenèseSynaptogenèse
Formation des synapses
, dans la maturation et la survie des nouveaux neurones, en par ticulier dans l’hippocampe. « Bien que ces résultats aient été observés chez l’animal, la communauté scientifique a tendance à les considérer comme applicables à l’homme », confirme Serge Laroche.

Julie Coquart

Lire et écrire : rien que du plaisir ?

Lire et écrire nous semblent des activités automatiques. Pourtant, les principes et les mécanismes qui les sous-tendent sont loin d’être simples. Comment les enfants parviennent-ils à les maîtriser ? Et peut-on leur simplifier la tâche ?

Vous ne vous en rendez pas compte, mais à l’instant même, vous faites quelque chose d’extraordinaire. Si, si. Vous lisez. Or, cette opération n’a rien de simple. Elle implique en effet de faire correspondre des symboles écrits avec du sens. Mais pour cela, il faut passer par le « son », car les lettres représentent les sons de la parole. C’est en effet le principe des systèmes d’écriture alphabétique, comme le français. Apprendre à lire signifie que l’on comprend cette règle.
Une première étape se caractérise donc par une procédure de lecture phonologique : autrement dit, traduire la séquence de lettres d’un mot lu en une séquence de sons correspondants. Pour Johannes ZieglerJohannes Ziegler
Unité 6146 CNRS/Université Aix-Marseille
, du laboratoire de Psychologie cognitive d’Aix-Marseille, « ce décodage phonologique est le mécanisme essentiel de l’apprentissage de la lecture, permettant de récupérer en mémoire la forme sonore des mots dont l’enfant connaît déjà la signification. » Et point besoin de lire à haute voix : même lors de la lecture silencieuse, cette « musique des mots » est activée. La preuve ? Lors d’une expérience, des pseudo-mots - une suite de caractères ressemblant à un mot réel mais n’ayant pas de signification - sont présentés sur un écran aux enfants. Ils doivent alors préciser si le mot existe en français ou pas. Or, ils mettent plus de temps à rejeter un pseudo-mot produisant le même son qu’un mot réel, comme « balaine », qu’un pseudo-mot comme « baloine ». Ce délai indique que la forme phonologique de « baleine » a été repérée, mais qu’il faut ensuite réaliser que l’orthographe n’est pas la bonne. La présence de cette petite voix qui résonne lors de la lecture rejoint les résultats des recherches de Stanislas DehaeneStanislas Dehaene
Unité 992 Inserm/Paris 11
, qui dirige l’unité de Neuroimagerie cognitive du centre Neurospin à Gif-sur-Yvette. Le chercheur s’intéresse en effet aux bases neurologiques de la lecture dont l’apparition est très récente au regard de l’âge de l’humanité. Sur quels réseaux de neurones s’appuie cette capacité ?

Recyclage cérébral

Stanislas Dehaene et Laurent CohenLaurent Cohen
Unité 975 Inserm/Université Pierre-et-Marie-Curie
, neuropsychologue au Centre de recherche en neurosciences de la Pitié-Salpêtrière à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM), ont regardé directement dans notre cerveau. Ou presque. Grâce à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) qui permet de visualiser, quasiment en temps réel, quelles zones du cerveau sont activées, les chercheurs ont montré que celui-ci est un adepte du recyclage. Hé oui, dans la zone occipitale gauche, les réseaux de neurones spécialement dédiés à la reconnaissance des visages et des objets se convertissent à la reconnaissance des mots ! Le cortex visuel se réorganise donc, par compétition entre une nouvelle activité - la lecture - et les activités plus anciennes de reconnaissance des visages et des objets. Cette zone spécialisée du traitement des lettres projette ensuite vers les zones dédiées au langage parlé… Encore du recyclage ! Le nouveau lien entre lecture et parole devient si fort que l’apprentissage de la lecture modifiera même le traitement de la parole dans le cortex auditif (hémisphère gauche). La lecture agit comme un virus : une fois attrapé, le langage n’est plus le même !

Apprendre à lire autrement

L’apprentissage de la lecture repose donc sur la mise en relation de la graphie et de la phonie : ceci passe par un couplage entre des unités visuelles et leurs correspondants phonologiques. « Que ce soit de façon explicite ou implicite, l’enfant doit apprendre que les groupes de lettres correspondent aux sons de la langue parlée », explique Johannes Ziegler. La vitesse d’apprentissage dépend ainsi de l’efficacité et de l’automatisation de ce couplage. Pour le chercheur, « la conscience phonologique est le meilleur prédicteur de la facilité à apprendre à lire ». Or, chez les enfants dyslexiques, c’est justement ce qui pose souvent problème. Julie ChobertJulie Chobert
UMR 6193, CNRS/Université de la Méditerranée
, doctorante dans l’équipe Langage, musique et motricité de l’Institut de neuro- sciences cognitives de Méditerrannée, a fait l’hypothèse que l’apprentissage de la musique pourrait remédier aux difficultés rencontrées par les dyslexiques, en développant leurs capacités à traiter les sons. Ainsi, 70 élèves de CE2 ont participé au programme MusapDysMusapDys
Influence de l’apprentissage de la musique sur le traitement des aspects temporels du langage et sur la remédiation de la dyslexie
. Au bout de deux ans, les résultats sont là : les enfants dyslexiques ayant bénéficié d’un apprentissage musical ont amélioré leur capacité à traiter les sons. Tout comme les normo-lecteurs !
Et si l’apprentissage de l’écriture se faisait à l’aide d’un clavier ? Quelles seraient les conséquences sur la lecture ? Une ques tion d’actualité puisque l’usage des nouvelles technologies se répand et se démocratise. Jean-Luc VelayJean-Luc Velay
UMR 6193, CNRS/Université de la Méditerranée
, chercheur dans le même institut à Marseille, a donc comparé l’apprentissage traditionnel de la lecture/écriture et celui avec un clavier. Le chercheur et son équipe ont fait apprendre à des enfants, âgés de 33 à 57 mois, 12 lettres écrites en majuscules dont l’image en miroir est dif férente de la lettre elle-même. Un premier groupe se voyait présenter les lettres sur une feuille de papier et devait les reproduire à la main. Pour le second, les lettres apparaissaient sur un écran et ils devaient les reproduire à l’aide des touches d’un clavier. Après trois semaines d’apprentissage, les enfants devaient reconnaître ces mêmes lettres parmi des distracteurs (autres lettres, image miroir des lettres). Et le résultat est sans appel : ceux qui avaient suivi l’enseignement manuscrit étaient meilleurs. Ils se trompaient moins dans la distinction entre une lettre et son image en miroir. L’écriture manuscrite semble donc contribuer à une meilleure mémorisation des caractères. Mais le chercheur ne rejette pas pour autant l’usage du clavier : « Si l’écriture manuscrite enrichit la représentation des caractères et facilite leur reconnaissance chez la majorité des enfants, elle pourrait produire l’effet inverse chez ceux qui, pour des raisons diverses, ont des difficultés à effectuer les mouvements fins et précis imposés par l’écriture. Dans ce cas, l’usage du clavier, beaucoup plus simple au plan moteur, associé à l’ordinateur pour lequel les enfants manifestent un engouement prononcé, pourrait constituer une étape pour préparer le passage à l'écriture manuscrite. »

Lire, écouter… toucher

Ces résultats rejoignent les recherches menées par Édouard GentazÉdouard Gentaz
UMR 5105 CNRS/Université Pierre Mendès France
, au Laboratoire de psychologie et neu rocognition de Grenoble. Le chercheur explore en effet l’avantage d’un apprentissage faisant intervenir plusieurs modalités sensorielles, permettant d’associer plus facilement la forme d’une lettre au son correspondant. Une des difficultés de l’apprentissage de la lecture réside en effet dans le travail d’élaboration des connexions entre les représentations orthographiques des lettres et les re présentations phonologiques. Le lien entre la lettre traitée visuellement et le son traité auditivement serait difficile à établir. Lors de l’apprentissage multimodal, les élèves de grande section de maternelle sont invités à suivre des doigts le contour d’une lettre en relief (graphème) qu’ils apprennent, afin de bien identifier sa forme et le son (phonème) correspondant. Tandis qu’un autre groupe suit un apprentissage classique associant seulement la vision d’une lettre et le son qui lui correspond. Au bout de plusieurs semaines, les enfants ayant suivi l’entraînement visuo-haptique (qui concerne à la fois la vision et le toucher) lisent deux fois plus de pseudo-mots que ceux ayant suivi l’entraînement classique. « Les enfants ne peuvent les lire que s’ils ont compris le principe de la représentation des sons par les lettres », explique Édouard Gentaz. Le toucher agirait ainsi comme un ciment pour renforcer l’association audition (son de lettre)-vision (forme de la lettre).

Julie Coquart

Test : Savez-vous ne pas lire ? Énoncez à haute voix la couleur des suites de lettres ci-dessus. Si vos réponses vous semblent plus lentes quand les lettres forment des mots, c’est normal. C’est un coup de « la petite musique des mots » qui résonne dans votre tête : vous ne pouvez vous empêcher de lire, alors que c’est totalement inutile… et que cela prend du temps !
© non mentionné

Mathématiques : De l’intuition à la manipulation

Bonne nouvelle pour les enfants qui souffrent lors du calcul mental et des tables de multiplication : nous avons tous à la naissance la « bosse des maths ». Percevoir les nombres et les quantités est en effet inné et universel. Toutefois, cette perception reste approximative. Pour résoudre des opérations exactes, l’apprentissage scolaire est nécessaire, avec comme outil de réussite : la manipulation.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’est pas nécessaire d’aller à l’école ni même d’être en âge de parler pour faire des mathématiques. En réalité, nous possédons dès la naissance la faculté innée de percevoir le sens des nombres et d’avoir une impression immédiate des quantités.
Selon Stanislas Dehaene, cette faculté reposerait sur des bases cognitives « issues d’intuitions fondamentales de l’espace, du temps et du nombre, et que nous avons héritées d’un lointain passé où elles jouaient un rôle essentiel à notre survie ». Dans notre cerveau, il existerait même des « neurones des nombres », des circuits cérébraux spécifiques aux mathématiques, qui répondent chacun en fonction du nombre d’objets présentés, et que l’on retrouve également chez d’autres primates. Stanislas Dehaene les situe dans le cortex préfrontal et le sillon intrapariétal.
Ce caractère inné a été confirmé par les travaux de Véronique IzardVéronique Izard
UMR 8158 CNRS/Université Paris 5/École normale supérieure, Institut des neurosciences et de la cognition, Centre biomédical des Saints-Pères, Université Paris 11
, du laboratoire Psychologie de la perception, à Paris. « En présentant, à des bébés de moins de 3 mois, une succession d’images représentant une certaine quantité d’objets, comme 4 canards puis 8 canards, nous avons enregistré une modification de leur activité cérébrale, ce qui montre qu’ils perçoivent intuitivement les différences de quantités », raconte la jeune chercheuse. En faisant entendre à des bébés à peine nés (de 0 à 3 jours) une répétition de syllabes, puis en leur montrant des images illustrant une quantité d’objets correspondant ou non au nombre de syllabes précédemment énoncées, elle a également pu constater que les nouveau-nés fixaient beaucoup plus longtemps les images lorsque les quantités correspondaient. Il semble donc que l’on soit capable dès la naissance d’apparier et de différencier des quantités, même présentées par des stimuli différents. « Le nouveau-né vit dans l’abstraction, d’autant plus que son acuité visuelle et auditive est limitée, explique Véronique Izard. Ainsi, il arriverait seulement à saisir des principes très généraux sur le monde. Le sens du nombre serait l’un d’entre eux. »

Des intuitions innées et universelles

Ces intuitions numériques sont de plus universelles, puisqu’on les retrouve dans les sociétés humaines où il n’existe aucun enseignement des mathématiques, ainsi que chez de nombreuses espèces animales (pigeons, rats, lions, singes, dauphins…). Véronique Izard et Pierre PicaPierre Pica
UMR 7023 CNRS/Paris 8
, de l’unité Structures formelles du langage à Saint-Denis, ont étudié les Indiens Mundurucus, une peuplade d’Amazonie vierge de toute instruction aux mathématiques. D’abord, en leur faisant voir des images sur lesquelles figurait une certaine quantité de points, les chercheurs ont été surpris de constater que les indigènes étaient capables de juger si une quantité de points était plus importante qu’une autre. Ensuite, avec des images représentant des points qui tombent dans une boîte ou bien que l’on retire de cette même boîte, ils ont montré que les Mundurucus pouvaient estimer approximativement les quantités obtenues (plus ou moins qu’avant). Ils n’avaient donc aucune difficulté à résoudre mentalement des additions ou des soustractions, même si leurs réponses restaient approximatives.
Toutefois, même s’ils avaient la capacité de réaliser certaines tâches arithmétiques simples, les Indiens Mundurucus présentaient donc une conception du nombre différente de la nôtre, fondée sur des quantités approximatives et non des quantités exactes. Les chercheurs leur ont demandé de positionner sur une ligne des images représentant une certaine quantité de points (de 1 à 9 points), avec, à une extrémité, l’image d’un point et, à l’autre, l’image de 10 points. Résultat : plutôt que de les disperser à équidistance les uns des autres comme nous le ferions instinctivement, les indigènes ont placé de façon éparpillée les petites quantités à l’extrémité basse, et tassé les grandes quantités à l’extrémité haute, à la façon d’une échelle logarithmique, comme celle des décibels. « C’est ce qu’on observe chez des enfants de moins de 5 ans, précise Véronique Izard. Cette représentation logarithmique serait donc innée, tandis que l’échelle graduée que nous connaissons bien serait issue de notre culture et viendrait avec l’apprentissage. C’est cette représentation graduée qui nous permettrait de réaliser des calculs de quantités exactes. »
Concernant la géométrie, les Mundurucus se sont montrés tout aussi habiles à résoudre des problèmes élémentaires. Les chercheurs leur ont décrit un monde imaginaire, où les chemins permettaient d’illustrer la notion de droite, et les villages celle de point. Ils leur ont ensuite posé quelques questions très simples. « Est-ce que deux chemins peuvent ne jamais se croiser ? » : une très grande majorité des indigènes à répondu « oui ». « Est-ce qu’à ces deux chemins, on peut ajouter un troisième qui croisera l’un d’eux mais pas l’autre ? » : la très grande majorité a répondu « non ». Ce qui suggère qu’ils peuvent envisager le parallélisme et aussi l’infinité d’une droite. Ainsi, nous aurions tous une connaissance implicite des concepts géométriques élémentaires, indépendamment de notre culture ou de notre niveau d’éducation.
Toutefois, en proposant ces tests à des jeunes enfants nord-américains de 5-6 ans, n’ayant pas encore appris la géométrie à l’école, Véronique Izard et Pierre Pica ont obtenu des résultats plus mitigés, en particulier sur les questions de parallélisme. Ce qui signifierait que la géométrie ne s’appréhende qu’à partir de 6-7 ans. « Soit ces intuitions géométriques sont innées mais n’émergent que vers l’âge de 6-7 ans. Soit elles sont acquises entre la naissance et cet âge, grâce à un apprentissage fondé sur les expériences communes à tous les êtres humains », suggère la chercheuse.
À leur entrée à l’école primaire, les enfants semblent donc naturellement armés pour entamer le programme de mathématiques. En général, la plupart d’entre eux savent déjà compter oralement. Mais cette capacité est trompeuse. En effet, leur perception des nombres et des quantités reste approximative. La première étape de l’apprentissage scolaire va donc être de faire correspondre des quantités précises à des codes symboliques représentant les nombres : les mots de la langue française (un, deux, trois, quatre, cinq…), les symboles arabes (1, 2, 3, 4, 5…), ou encore les chiffres romains (I, II, III, IV, V…).

Manipuler pour bien calculer

« C’est grâce à la manipulation de petites quantités que les enfants vont connaître ce que sont véritablement les nombres, à quelle grandeur chacun correspond, que 2 c’est 1+1, que 3 c’est 2+1, que 4 c’est 1+1+1+1 ou 2+2 ou encore 3+1, explique Michel Fayol du Laboratoire de psychologie sociale et cognitive (Lapsco). Les exercices avec des billes par exemple permettent de voir et de sentir ces quantités. » Cet apprentissage est difficile et va durer jusqu’à la fin du cours préparatoire, mais il est essentiel pour la suite et notamment pour résoudre des opérations. « L’enfant doit apprendre qu’en réalisant une addition ou une soustraction sur des symboles, on obtiendrait la même chose en opérant sur de vraies quantités dans le monde réel », précise le chercheur.
Là encore, les nombreux exercices où il faut manipuler des objets sont essentiels pour comprendre. Par exemple, prendre deux billes, en ajouter trois, puis dénombrer l’ensemble. Ensuite, l’enfant pourra remplacer les billes par ces doigts, puis enfin compter mentalement. Progressivement, il ne sera plus obligé de compter pour trouver le résultat d’une opération, il ira directement chercher dans sa mémoire les résultats acquis par expérience. Cette dernière stratégie sera à la fois plus rapide et moins coûteuse en attention que les précédentes.

Mémoriser pour calculer facile

Puis, vient le tour de l’apprentissage de la multiplication. Pour l’enfant, il s’agit d’abord d’intégrer un nouveau symbole d’opération, le « X », et de savoir dans quelles situations l’utiliser. L ’objectif de l’enseignement est alors de l’amener à mémoriser les tables de multiplication, la meilleure des stratégies pour résoudre cette opération rapidement et efficacement. Et il s’agit de celle utilisée automatiquement par les enfants. « Si on regarde les mauvaises réponses données à la question " combien font 3x8 ", on constate que 32 est bien plus souvent avancé que 23, remarque Michel Fayol. En effet, 32 est enregistré dans la mémoire de l’enfant comme étant une solution à une multiplication " 4x8 ". En revanche, 23 ne correspond à aucun résultat dans les tables. »
Un autre exemple montre que la mémorisation est essentielle à la résolution d’opération, que ce soit pour une addition ou une multiplication. Vers la fin du CE1 et le début du CE2, les erreurs du type 3+4=12 se produisent fréquemment. Or, c’est à ce moment que les enfants apprennent la multiplication. Associé aux chiffres 3 et 4, le chiffre 12, résultat de la multiplication, est enregistré. Comme l’indique Michel Fayol : « Quand l’enfant répond 3x8=32 ou 3+4=12, il n’a pas tout faux, il a simplement mal sélectionné la réponse. Mais allez dire ça au professeur ! »
Concernant la division, les choses se compliquent, puisqu’elle ne peut pas être automatisée comme une addition ou une multiplication. Pour résoudre ce type d’opération, la plupart des individus utilisent en mémoire la réciproque des tables de multiplication : si nous devons diviser 20 par 5, on sait que dans la table de 5, 5x4=20, donc on en déduit que 20:5=4.
À la fin de l’école primaire, l’enfant connaît l’addition et la soustraction d’un côté, la multiplication et la division de l’autre, ainsi que la relation d’inversion de chacun de ces couples. « Encore une fois, c’est la manipulation qui va permettre à l’enfant de comprendre le sens des nombres, pour qu’à terme il puisse réaliser facilement des opérations sur des symboles, tout en respectant les règles qui y sont liées », souligne Michel Fayol. Ajoutez à cela une bonne mémorisation et vous aurez un crack en calcul mental !

Yann Cornillier