Nanotechnologies
Vont-elles sauver nos vies ?

Dossier réalisé par Alice Bomboy, en collaboration avec l’institut thématique multiorganisme Technologies pour la santé

Le 6 avril prochain, l’institut thématique multiorganisme Technologies pour la santé (Aviesan) organise à l’Institut Curie, le colloque « Micro- et nanosystèmes pour la médecine : besoins, enjeux, défis ». Une journée consacrée donc aux nanotechnologies qui ont déjà fait leurs preuves au cœur des ordinateurs où les processeurs calculent de plus en plus vite. Sans eux, l’imagerie 3D par exemple n’existerait pas. Pas plus que les labos sur puces électroniques. Dans la vie de tous les jours, les nanos ont fait irruption dans nos cosmétiques, comme les crèmes solaires qui contiennent d’infimes particules pour éviter l’effet « traces blanches ». Et en santé, quels rôles vont jouer les nanotechnologies ? Des applications issues des recherches ont-elles émergé ? Vont-elles révolutionner le diagnostic et les thérapies? Découverte de ce monde en construction avec ses succès, ses espoirs mais aussi ses limites.

Jean-Paul Boudou, observation d'un échantillon de nanoparticules de diamant fluorescentes. Observation de nanoparticules de diamant fluorescentes, utilisées pour le transport et le marquage de biomolécules
Ⓒ Patrice Latron/Inserm

Les nanos au service de notre santé

Avec les nanotechnologies, le monde de la santé se rêve... en tout petit ! Les laboratoires ne deviennent pas plus gros qu’une puce, des caméras-gélules explorent l’organisme et les médicaments sont livrés à leurs cibles à bord de « nanovéhicules ».

Prenez des nanoparticules d’albumine, une protéine dont raffolent les cellules tumorales et encapsulez en leur sein du paclitaxel, un agent anti-cancéreux : voici le principe de l’Abraxane ® , un médicament utilisé contre le cancer du sein métastatique, mis au point par la société Abraxis BioScience. Grâce à ce « nanovéhicule », le paclitaxel parvient plus efficacement sur sa cible que s’il était utilisé seul. Plus spécifique, le traitement en est du coup moins toxique. L’exemple est emblématique.
Alors que la prévalence des cancers ne fait que progresser en France (365 500 nouveaux cas en France métropolitaine en 2011), tout comme celles du diabète (de 3,95 % en 2009 à 4,4 % en 2009) ou de la maladie d’Alzheimer (225 000 nouveaux cas dans l’Hexagone chaque année), les traitements classiques jusque-là utilisés ne semblent pas capables d’enrayer leur progression, aggravée entre autres par le vieillissement de la population. Dans les laboratoires de recherche, les scientifiques se démènent pour améliorer la compréhension, le diagnostic et les thérapies. Un de leurs axes de travail ? Miniaturiser la médecine. En un mot : développer la « nanomédecine ». « En biologie et en santé, l’utilisation des nanotechnologies consiste souvent en la capacité de miniaturisation d’outils déjà existants : comment mettre toujours plus de choses sur une surface toujours plus petite, ou encore comment rendre ces outils assez petits pour les introduire dans le corps humain », explique Jacques Grassi, directeur de l’institut thématique multiorganisme (ITMO) Technologies pour la santé de l’alliance Aviesan.

Le stockage et le traitement des données

« Il y a une application très concrète des nanosciences qui est déjà présente partout : c’est l’informatique », rappelle Jacques Grassi. Les chercheurs se sont lancés depuis près de 40 ans dans cette course à la miniaturisation. Les objets intéressants à « réduire » ? Ce sont notamment les composants électroniques de base, ou « transistors », qui permettent de fabriquer les circuits intégrés qui font tourner les appareils électroniques et informatiques. Dans ce domaine on ne peut plus sérieux, les scientifiques se motivent pourtant en suivant une bien étrange règle : la loi de Moore ! Celle-ci, empirique et formulée pour la première fois en 1965 par l’ingénieur américain Gordon Moore, prévoit que le nombre de transistors présents sur une puce doit doubler tous les 18 mois en moyenne... Et ça marche ! En optimisant les procédés de fabrication, grâce à des techniques toujours plus innovantes de dépôt de matière, de lithographie, de traitement thermique et ionique, les transistors sont devenus de taille nanométrique. En octobre dernier, le Leti, un des centres de recherches appliquées du CEA près de Grenoble, spécialisé dans le transfert de technologies, annonçait ainsi un partenariat avec une multinationale pour développer un procédé ultra-performant de lithographie permettant d’ « écrire » des motifs de taille inférieure à 20 nanomètres (nm) !
Le lien avec la santé ? « Grâce à cette miniaturisation, explique Jacques Grassi, la puissance des processeurs d’aujourd’hui a pu être multipliée, de même que les capacités de stockage d’informations. Sans cela, des pans entiers de la médecine n’existeraient pas. Notamment l’imagerie médicale moderne (scanner, IRM, TEP, échographie) serait impuissante et incapable de produire des vues 2D ou 3D de l’intérieur de l’organisme de façon non invasive comme elle le fait aujourd’hui. »

Des diagnostics in vitro

Les progrès en termes de miniaturisation ont aussi été directement transférés à d’autres applications médicales : ce sont les labopuces, ou laboratoires sur puce, fruits de l’alliance entre composants microélectroniques, optiques et logiciels. Grâce à eux, tout ce qu’on peut généralement faire en laboratoire a pu être concentré sur un objet de la taille d’une puce ! L’enjeu de ces nouveaux outils miniatures ? Pousser l’analyse et les diagnostics jusqu’à l’échelle moléculaire. À la clé, l’identification de gènes fonctionnels dans un tissu, ou de certaines molécules, marqueurs d’un événement critique pour la compréhension d’une maladie ou d’un traitement. Fer de lance de cette miniaturisation : les puces à ADN qui permettent de traquer et repérer des gènes particuliers. Les progrès sont encore plus spectaculaires avec les méthodes de séquençageSéquençage
Il permet de déterminer l’ordre d’enchaînement des nucléotides pour un fragment d’ADN donné.
à très haut débit qui font largement appel aux micro- et nanotechnologies. « On est aujourd’hui capable de séquencer tout un génome en quelques heures et pour moins de mille euros. Dans les années 2000, le séquençage du premier génome humain a pris 10 ans et a coûté trois milliards de dollars ! », rappelle Jacques Grassi. Analyse simultanée, en un temps record et à moindre coût : ces progrès ouvrent la voie à la connaissance du génome de chaque individu et donc à la médecine personnalisée (voir S&Sn°6, p. 4-5).
C’est ainsi qu’une équipe de chercheurs menée par Pascale CossartPascale Cossart
Unité Inserm 604, Interactions bactéries-cellules, Institut Pasteur
, bactériologiste à l’Institut Pasteur, a montré que l’expression des gènes de la bactérie Listeria monocytogenes était contrôlée distinctivement, selon sa localisation, par deux régulateurs de la transcriptionTranscription
Étape de la synthèse des protéines, qui produit un ARN à partir de l’ADN.
, actifs l’un dans l’intestin et l’autre dans le sang. Des ARN régulant la virulence bactérienne ont aussi été identifiés. Autant de découvertes qui précisent comment L. monocytogenes utilise son génome pour passer d’un état saprophyte (dans l’environnement) à un état virulent (dans l’hôte infecté). L’utilisation des puces à ADN dépasse cependant les recherches académiques. Des applications concernent par exemple le criblage pharmacologiqueCriblage pharmacologique
Méthode pour sélectionner, dans une collection de molécules, celles qui sont actives sur une entité biologique.
. L’expérience montre que les principes actifs des médicaments n’ont pas le même degré d’efficacité chez tous les patients. Dans le cas de certains anticancéreux, ceux-ci ne seraient ainsi actifs que chez seulement 30 % des malades. Comment savoir, dès lors, si un patient répondra plus ou moins bien à telle ou telle molécule ? Les puces, sur lesquelles on peut analyser les gènes responsables de l’efficacité d’un médicament, trouvent alors tout leur intérêt.
« Lors du récent épisode de grippe aviaire, des flux énormes d’échantillons devaient être analysés. En Asie, des labopuces ont été utilisés », signale Patrick BoisseauPatrick Boisseau
CEA/Leti, MINATEC Campus
, spécialiste de la nanomédecine à Grenoble. Sur ces structures d’à peine la taille d’un quart de timbre-poste, une série de « spots » (des cavités) contient des microfluides à l’origine de plusieurs dizaines ou centaines de réactions biochimiques. Le CEA, en partenariat avec la société ST Microélectronics, a développé un tel labopuce, baptisé In Check, afin de détecter différents virus grippaux, dont le H5N1 et le H1N1. Sur cette « mini-paillasse », l’extraction de l’ADN, l’amplification des gènes par PCRPCR
Pour polymerase chain reaction. La réaction en chaîne par polymérase permet de copier en un grand nombre d’exemplaires des séquences d’ADN à partir d’une faible quantité d’acide nucléique au départ.
et l’hybridation sur une puce à ADN sont réalisées ! « Le développement des labopuces répond directement aux exigences actuelles du diagnostic in vitro, poursuit Patrick Boisseau. Celui-ci subit deux évolutions. Tout d’abord la tendance à concentrer les analyses dans les structures hospitalières pour n’avoir plus qu’un service central. Le but est de traiter un nombre d’échantillons plus important en un temps toujours plus restreint. On va en quelque sorte vers l’automatisation, l’industrialisation de la chaîne du diagnostic in vitro. L’autre évolution est l’apparition du “ point of care ”, littéralement “ au pied du malade ”, qui définit le besoin de pouvoir faire des tests plus simples, plus rapides, directement sur place, pour avoir un éclairage quasi instantané sur un diagnostic. C’est un peu le principe des tests de grossesse faits à la maison ! » Au Leti, plusieurs projets d’applications sont en cours de développement. Les chercheurs se penchent notamment sur la microfluidique. Ou comment réussir à faire circuler des nanolitres de fluides dans des micro- ou nanocanaux. Quel est leur comportement ? Comment les stocker, les transporter, les mélanger ?
Autre projet du CEA, Loccandia® se penche sur la mise au point d’un laboratoire sur puce à même d’identifier la présence de marqueurs tumoraux spécifiques du cancer du pancréas et qu’on ne peut pas détecter avec les moyens actuels de diagnostics. Les ingénieurs se concentrent aussi sur les systèmes électromagnétiques nanométriques (Nems), dont la miniaturisation très poussée permet de détecter des quantités infimes de matière. Ils peuvent identifier de façon précoce des biomarqueurs de certaines pathologies, comme les cancers.

L’exploration moléculaire

Les nanos sont aussi désormais ca pables de plonger au cœur même des cellules pour en explorer le fonctionnement ! C’est le principe de l’imagerie dite « moléculaire ». Son objectif : mettre en évidence, avant même le développement de lésions tumorales, la sur- ou la sous-expression de gènes, via les protéines dont ils gouvernent la synthèse. Des objets nanoscopiques sont envoyés en « éclaireurs » dans les tissus afin qu’ils s’attachent aux molécules recherchées et permettent de les visualiser, par fluorescence par exemple. L’idée est à la base de la start-up Fluoptics®, créée en 2009 par le CEA et le CNRS/Université Joseph-Fourier à Grenoble. Cette entreprise développe des méthodes d’imagerie pré-opératoire par fluorescence qui guide le chirurgien dans l’ablation de tumeurs. Le traceur utilisé, une nanostructure dopée par des colorants fluorescents, est capable de se lier spécifiquement à certaines cellules cancéreuses et de les révéler sous infrarouge, quand bien même les extensions tumorales ne feraient pas plus d’un millimètre ! Ce système d’imagerie, qui a en plus l’avantage d’être portable, pourrait ainsi être utilisé dans les blocs opératoires, offrant au chirurgien une aide efficace pour ne rater aucune tumeur.
Autres « nanos » utilisées par l’imagerie moléculaire : les nanoparticules d’or, biocompatibles, mais qui absorbent très peu la lumière et doivent donc être couplées à des agents contrastants pour révéler leur présence sur les cellules cibles. « Ces techniques sont d’ores et déjà utilisées en recherche pour tracer des cellules chez le modèle animal, mais pas chez l’homme, précise Patrick CouvreurPatrick Couvreur
UMR CNRS 8612 et Université Paris-Sud-UFR de pharmacie
. Pour la simple raison que ces particules métalliques ne sont pas, d’un point de vue médical, biodégradables. Or, pour qu’une nouvelle technique soit autorisée, il faut que la balance risques/bénéfices penche du côté de ces derniers. Des équipes travaillent au développement de nanoparticules biodégradables, mais c’est un secteur encore en développement. »
Les laboratoires Guerbet ont pourtant obtenu une autorisation de mise sur le marché pour l’Endorem. Ce médicament, présenté sous la forme d’une suspension à injecter, est composé de nanoparticules d’oxyde de fer qui ont la propriété d’être phagocytées par les cellules de KüpfferCellules de Küpffer
Cellules macrophages du foie
et donc de s’accumuler dans le système réticulo-endothélialSystème réticulo-endothélial
Système composé entre autres des cellules de Küpffer, spécialisé dans l’absorption et de digestion des corps étrangers
du foie. Le signal magnétique, observé sous IRM, s’en trouve modifié : dans la zone où le produit est fixé, le signal « s’éteint » et laisse apparaître des zones sombres, révélant un foie sain. À l’opposé, les lésions tumorales, qui ne fixent pas les particules, apparaissent contrastées. « J’ai été consulté en tant qu’expert pour étudier l’autorisation de mise sur le marché de l’Endorem, explique Patrick Couvreur, spécialiste des nanovecteurs. De prime abord, je n’étais pas très favorable pour injecter des particules de fer dans l’organisme humain. Mais force a été de constater que ces nanoparticules se dégradent à long terme, le fer étant récupéré par la ferritineFerritine
Protéine de stockage du fer
. Le produit étant également utilisé en imagerie, au maximum une fois par an, il a donc le temps d’être dégradé. Il est maintenant sur le marché depuis 5 ans. »
Les techniques plus traditionnelles d’imagerie ont aussi déjà intégré les nanos. Ainsi, l’imagerie nucléaire exploite les radiations ionisantes des isotopes radioactifs, notamment avec la lymphographie scintigraphique : les nanoparticules utilisées, comme le sulfure de rhénium marqué au technétium Tc99m ou à l’indium In111, sont suivies dans le système lymphatique, dans lequel elles s’accumulent aux « nœuds lymphatiques », marqueurs de lésions tumorales. Autre innovation optique : les gélules-caméras. « Ce sont de grosses gélules à ingérer, bourrées d’électronique et d’optique et qui suivent ainsi le parcours naturel des aliments, tout en filmant ce qui se passe au fur et à mesure de leur cheminement. À terme, on pourrait être capable de les piloter ! », s’enthousiasme Jacques Grassi.

Le transport de traitements ciblés

S’il est un domaine d’application où les nanotechnologies sont les plus à même de changer rapidement la donne, c’est bien celui de la drug delivery, autrement dit, de l’adressage des médicaments. Alors que les traitements thérapeutiques classiques délivrent un principe actif dans tout l’organisme de façon non spécifique, qui perd ainsi en efficacité et engendre une toxicité délétère pour les tissus sains (par exemple les anticancéreux), les nanotechnologies ouvrent la voie à l’envoi ciblé des médicaments, au niveau des lésions ou même de cellules particulières. « L’explication est purement physique. Nous parvenons aujourd’hui à fabriquer des nano-objets, que ce soit des capsules ou des sphères, qui ont une taille du même ordre de grandeur que les molécules biologiques comme les protéines ou d’autres entités chimiques. Ils peuvent encapsuler ou enfermer ces molécules, et grâce à leur taille inférieure à celle des cellules, rentrer dans celles-ci et y libérer le principe actif. Il y a là un potentiel énorme », explique Patrick Boisseau. Preuve en est, les 27 nanomédicaments anticancéreux comme l’Abraxane®, l’Oncospar® ou le Caelyx® approuvés par la Food and Drug Administration américaine en tant que vecteurs pour adresser un principe actif. De même que la centaine d’essais cliniques, de stade I à IV, en cours dans le monde, qui concernent principalement l’oncologie.
Cette saga a commencé avec les vecteurs de première génération, qui utilisent des mécanismes naturellement mis en œuvre dans l’organisme. « Lorsqu’il est introduit dans le sang, le nanovecteur est reconnu comme du “ non-soi ”, marqué, et dirigé vers les “ éboueurs ” de l’organisme que sont les macrophages hépatiques », résume Patrick Couvreur. Ruse réussie : tel un cheval de Troie, le nanovecteur délivre alors le principe actif dont il est chargé au niveau du foie ! En France, cette approche a été imaginée par son équipe en concevant des nanoparticules biodégradables chargées en doxorubicine pour le traitement de l’hépatocarcinome résistant. Ce candidat nanomédicament (Livatag®) est actuellement développé par la société BioAlliance qui l’a amené en phase clinique III. Les nanovecteurs de deuxième génération sont construits pour ne pas s’engouffrer dans la voie hépatique : recouverts de polymères de polyéthylène glycol, ils restent dans la circulation générale. Avec ces vecteurs furtifs, on utilise le fait que, lorsqu’il y a inflammation, la perméabilité de la paroi vasculaire augmente : ces « véhicules » emportant le principe actif franchissent alors cette barrière endothéliale pour atteindre sélectivement les tumeurs, à la faveur des brèches inflammatoires. Quid des vecteurs de troisième génération ? Quasiment les « Rolls Royce » en la matière ! « Les cheveux de polyéthylène glycol qui recouvrent les nanovecteurs possèdent à leurs extrémités des molécules qui reconnaissent un marqueur à la surface des cellules malades. C’est un adressage du médicament à l’échelle moléculaire ! En d’autres termes, la cellule cancéreuse est dotée d’une espèce de serrure dont la clé peut être un anticorps porté par le nanovecteur et qui reconnaît ainsi un antigène spécifique d’une tumeur », explique Patrick Couvreur. Il y a aujourd’hui un très grand nombre de nanovecteurs développés dans les laboratoires de recherche ; beaucoup sont très astucieux et font appel à des matériaux « intelligents ». Malheureusement très peu d’entre eux pourront atteindre le stade clinique, en raison des contraintes règlementaires très prégnantes. « Je suis très réservé sur la viabilité de tous les matériaux proposés actuellement pour la vectorisation des médicaments, tempère le chercheur. Il y a pourtant une règle simple à respecter : les nanovecteurs doivent être biocompatibles et biodégradables, afin de permettre, d’une part, leur élimination de l’organisme et, d’autre part, la libération du principe actif. C’est dans cette optique que nous avons développé avec mon équipe la technique innovante de squalénisation. Celle-ci permet d’encapsuler des quantités considérables de principe actif dans un nanovecteur à base d’un lipide naturel et biocompatible, le squalène ». À rebours des liposomes, qui possèdent un cœur hydrophile et peuvent donc transporter en leur sein des molécules elles aussi hydrophiles, Patrick Boisseau et ses collègues développent une cinquième catégorie de vecteurs, les Lipidots®. Leur cœur accepte des molécules lipophiles qui ont des affinités avec les particules lipidiques, ouvrant la voie à l’adressage ciblé de nouveaux principes actifs. « Mon travail consiste à aiguiller les industriels et à résoudre les problèmes de ciblage qu’ils rencontrent. En fonction de la molécule à adresser et de ses particularités chimiques, on imagine au cas par cas dans quel objet l’encapsuler. On observe aujourd’hui que les véhicules qui transportent les principes actifs vers les cellules et ceux amenant les agents de contraste pour l’imagerie convergent. Le développement suprême est de suivre la biodistribution des nanoparticules et leur accumulation dans la tumeur tout en relarguant le principe actif ! », explique le chercheur. La prouesse a récemment été réalisée par son collègue Patrick Couvreur : son équipe est parvenue à inclure des nanocristaux de magnétite (utile à l’imagerie d’une tumeur) dans une nanoparticule construite avec des molécules auto-assemblées de gemcitabine (un anticancéreux) couplée au squalène.

Des nanoconstructions implantables

« Les capacités de miniaturisation permettent aussi d’implanter aujourd’hui des objets miniaturisés directement dans l’organisme, notamment au niveau cérébral », rappelle Jacques Grassi. À la clé, l’enregistrement ou la stimulation du système nerveux. « Auparavant, on disposait d’électrodes de plusieurs millimètres de diamètre, l’électronique étant à l’extérieur du corps. Aujourd’hui, on dispose de systèmes compacts complètement implantables (électrodes, électronique et batteries rechargeables) qui permettent d’envisager un traitement continu et adapté à chaque malade. On peut aussi imaginer l’utilisation de micro-pompes implantées qui délivrent des médicaments anticancéreux sur les sites de tumeurs inopérables. Le diabète pourrait aussi bénéficier de ces avancées, pour la délivrance d’insuline par un système implanté qui ajusterait automatiquement la quantité de médicament aux besoins du patient. Tout ceci est en plein développement. Quelques malades seulement sont en étude dans des centres cliniques de pointe », ajoute le chercheur.
Grâce aux nanotechnologies, c’est sûr, la médecine se rêve un futur ultra-performant. Le projet Clinatec®, monté par le CEA, le CHU de Grenoble, l’université Joseph-Fourier et l’Inserm en dessinent déjà les traits. Ici, les chercheurs n’espèrent pas moins que d’apporter des preuves que le concept de neuroprothèsesNeuroprothèse
Tout type de dispositif composé de capteurs, de connexions et de puces électroniques implanté dans le corps pour réparer certaines déficiences nerveuses
pour l’homme est viable, notamment dans le cas du handicap moteur ou sensoriel. Ou encore que la maladie de Parkinson pourrait être traitée avec des dispositifs de neurostimulation innovants...

Faut-il craindre les nanos ?

Aujourd’hui, les nanotechnologies font souvent peur : on les imagine devenir de redoutables armes de surveillance. En France, le débat public peine à s’installer et les études sur leur toxicité, encore parcellaires, ne répondent pas encore à toutes les questions.

Oxyde de titane dans les crèmes solaires, nanoparticules d’argent dans les jouets, silice dans les pneus, raquettes de tennis en nanotubes de carbone : les nanoparticules, c’est sûr, ont déjà gagné notre quotidien. Dans un rapport de 2008, l’AfssetAfsset
Devenue Anses, Agence nationale de la sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail
estimait que 2 000 nanoparticules manufacturées étaient déjà com mercialisées et présentes dans 600 produits de consommation. Dans l’industrie, plus de 3 200 travailleurs seraient en contact avec ces nouveaux matériaux, et dans les laboratoires français, quelque 7 000 personnes y seraient aussi exposées. Quels sont les risques pour la santé humaine, et ceux pour l’environnement ? Les scientifiques sont-ils en mesure aujourd’hui de les estimer ?
Entre relevés d’erreurs réelles et sentiments peu rationnels, la peur générée par les nouvelles inventions fait en quelque sorte partie de la science. Pour Jacques Grassi, directeur de l’ITMO Technologies pour la santé, celle qui entoure le développement des nanotechnologies se décline à plusieurs niveaux. « Il y a tout d’abord le fait que ces produits sont de très petits objets. Pour certains, la crainte est alors de les voir partout, notamment afin de nous espionner. Une inquiétude incarnée par les puces RFID, qui existent effectivement déjà. Mais sur cet aspect, le problème n’est pas en réalité celui des nanotechnologies : notre société n’a pas besoin d’elles pour tracer les individus et recueillir les données personnelles ! », explique le spécialiste. Aux extrêmes de ces angoisses, un détournement de ces technologies à des fins militaires. « Ensuite, les peurs sont liées au fait que nous sommes face à des micro- et nanoparticules qui peuvent s’accumuler dans les voies respiratoires, comme le faisaient les fibres d’amiante avec les conséquences que l’on sait. Ces craintes-là, dans le cas d’une exposition importante, sont tout à fait rationnelles. » Autre inquiétude, l’éventualité d’une « convergence » : parce qu’elles mêlent biologie, physique, chimie, informatique, les nanotechnologies laissent augurer qu’on pourrait à terme associer le vivant à l’inerte, avec la mise au point de mini-robots capables de réparer l’organisme. Et de remettre en question les limites de ce qu’on appelle aujourd’hui « humanité » ! Pour Jacques Grassi, ces craintes relèvent plutôt du fantasme ; pour les chercheurs qui travaillent dans le domaine de la nanomédecine, l’objectif n’est pas « l’homme augmenté » mais bien celui de « l’homme réparé ».
Entre octobre 2009 et février 2010, un débat national sur les nanotech nologies a été lancé en France, afin de discuter de la place que la société serait susceptible de leur accorder. Mais ces réunions publiques qui se sont tenues dans plusieurs villes n’ont rien donné de tangible. La question de l’éthique de ces technologies reste donc, elle, entre les mains des prin cipaux comités d’éthique sensibilisés, comme le Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies de la Commission européenne, le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, le Comité d’éthique du CNRS, etc.
En fait, le problème réside dans l’évaluation des risques, encore parcellaire. Les études « nanotoxicologiques » se multiplient, mais toutes peinent à établir des conclusions utilisables. En effet, un même nanomatériau peut avoir plusieurs structures et morphologies possibles, et donc des réactivités variables. Difficile aussi d’extrapoler à l’homme des résultats obtenus sur le modèle animal ou à l’échelle de cellules, in vitro. Les nanoparticules peuvent aussi passer les barrières de l’organisme et s’accumuler dans les tissus. Quelles en sont les conséquences à long terme ? « Il manque clairement aujourd’hui des études permettant de mesurer la toxicité des nanoparticules, sur l’homme ou sur l’environnement. Le problème est qu’il n’y a pas de financement aujourd’hui pour assurer ce type d’études, elles ne concernent que 2 à 3 % des budgets des établissements de recherche et des agences de financement », ajoute Aurélie MoriceauAurélie Moriceau
Centre d’études sur la coopération juridique internationale (CECOJI), UMR CNRS 6224 CNRS/Université de Poitiers, Membre du programme Nanonorma coordonné par Stéphanie Lacour
, docteur en droit public, spécialiste des questions touchant à la bioéthique et aux nanotechnologies. « Il convient d’envisager la régulation juridique des nanotechnologies en distinguant les applications à des fins médicales de celles à des fins industrielles », précise-t-elle. Pour les spécialistes, ce sont les applications industrielles qui soulèvent actuellement le plus de questions. Les nanoparticules sont déjà produites de façon « intentionnelle » (par opposition avec les particules naturellement présentes dans l’environnement) dans des domaines divers, depuis le bâtiment, l’automobile, l’emballage, la chimie, l’environnement, jusqu’à l’énergie et bien évidemment la santé. Les fabricants produisent-ils ces nanoparticules dans des conditions qui évitent d’exposer les travailleurs et empêchent leur rejet dans l’environnement ? Comment se comportent les produits qui en contiennent une fois chez les consommateurs : subissent-ils un phénomène d’abrasion, libérant ainsi des nanoparticules ?
Le rapport Évaluation des risques liés aux nanomatériaux pour la population générale et pour l’environnement, publié en 2010 par l’Afsset après avoir été saisie par les directions générales de la santé, de la prévention des risques et du travail, en appelle sur ces points au principe de précaution : « Une enquête menée auprès des acteurs, employés de l’industrie et des laboratoires, fait état de mesures de protection à géométrie variable, faute de méthodes et d’outils de mesure adaptés, et de consignes de protection adaptées et harmonisées », selon les auteurs. Ils continuent ainsi : « De grandes difficultés ont été rencontrées pour identifier des produits contenant des nanomatériaux manufacturés. Le manque de traçabilité des nanomatériaux intégrés dans ces produits finis a ainsi été clairement mis en évidence. Par ailleurs, même lorsqu’un produit contenant des nanomatériaux est identifié, l’accès aux données qui le caractérisent est très limité. »
Concernant la santé, « s’il existe une réglementation assez stricte pour encadrer les recherches biomédicales et la mise sur le marché des produits de santé, se pose toutefois la question de savoir si celle-ci est pertinente, c’est-à-dire adaptée à la spécificité des nanotechnologies dans le domaine de la santé ? Bien que l’on ait ajouté récemment quelques lignes relatives à la toxicité et l’écotoxicité dans les formulaires de l’AfssapsAfssaps
Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé
et que l’Union européenne ait adopté en 2007 une réglementation sur les thérapies innovantes, puis renforcé celle relative à la pharmacovigilance, susceptibles de prendre en compte les nanotechnologies, tout cela reste embryonnaire et surtout insuffisant »,
continue Aurélie Moriceau. Cependant, il n’y a pas de vide juridique, le cadre législatif relatif aux recherches biomédicales et aux autorisations de mise sur le marché des médicaments, produits de santé s’applique. Ce que confirme Jacques Grassi : « Pour développer des nanoparticules en santé, une des règles est qu’elles ne doivent pas s’accumuler dans les tissus et qu’elles doivent être le moins toxique possible. L’autorisation de mise sur le marché va prendre en compte les risques et les bénéfices et un nouveau produit ne sera utilisé que si la faveur va aux bénéfices, on parle de service médical rendu.»

Le business de la nanomédecine

L’administration de médicaments via les nanotechnologies sera, selon les analystes, le secteur le plus porteur. Reste à franchir le fossé entre recherche et applications commerciales. Et le pari n’est pas encore gagné.

Bio-ingénierie cardiovasculaire. Observation d’un anévrisme de l’aorte abdominale chez un rat anesthésié avec un Nano SPECT/CT Bioscan, caméra permettant l’acquisition et la fusion d’images par tomographie et scanner
Ⓒ Patrice Latron/Inserm
Répartition des brevets en nanomédecine
Ⓒ Frédérique Koulikoff/Inserm
Les nanotechnologies seront-elles un tournant majeur pour nos sociétés, affectant profondément des mondes aussi divers que l’informatique, la construction, les pro duits de grande consommation comme les textiles ou les cosmétiques, et bien évidemment la santé ? Une chose est sûre : les spéculations économiques vont bon train. En 2001, le marché mondial des nanotechnologies, tout juste émergent, était estimé à 40 milliards d’euros. Or de nouvelles estimations font plus que multiplier ces prévisions : d’après la National Science Foundation américaine, sur la période 2010-2015, les enjeux économiques liés aux nanotechnologies pourraient dépasser la barre des 1 000 milliards d’euros ! Au cœur de cette poussée, la nanomédecine n’est pas en reste. En 2009, le cabinet d’études californien Global Industry Analysts affirmait que la nanomédecine pourrait recouvrir un business dépassant les 160 milliards de dollars (environ 120 milliards d’euros). Pour expliquer ce juteux marché, le rapport se fonde sur le lancement, au cours des dernières années, de nombreux programmes visant à faire des ponts entre la recherche clinique et la commercialisation des applications. « Ce transfert des technologies est surtout le fait de start-up créées à la suite des développements réalisés au sein de laboratoires de recherche. Les industriels ne se lancent pas vraiment eux-mêmes dans la recherche. Ils attendent plutôt de voir ce que donne un produit et le rachètent éventuellement », observe Patrick Boisseau, rappelant la frilosité dont fait preuve le secteur pharmaceutique à l’égard des nanotechnologies. Jacques Grassi voit également d’autres raisons à ce manque d’engouement commercial. « Souvent ces technologies n’apportent pas, pour l’instant, d’éléments essentiels en termes de diagnostic par rapport à ce que nous savons faire dans des laboratoires classiques. Et les avantages techniques qu’elles procurent doivent encore trouver des créneaux de développement : pouvoir analyser de nombreuses substances en même temps n’a pas forcément un intérêt pratique. Si dans le cadre des allergies, il est utile de tester 50 à 100 substances en parallèle, ces opportunités restent encore trop peu nombreuses », observe le chercheur.

Un marché encore potentiel

Le domaine le plus porteur d’après les analystes ? L’administration ciblée de médicaments, qui occuperait 75 % des ventes d’après ObservatoryNANO, une structure de l’Union européenne qui produit des analyses scientifiques et économiques sur le développement des nanotechnologies. Les traitements anticancers seraient, quant à eux, l’objet de toutes les futures attentions, affirme un autre rapport, publié par Industry Research Solutions. Autre caractéristique du marché de la nanomédecine : son extrême fragmentation. En témoigne le nombre de publications traitant par exemple de nanovecteurs et de nanomédecine sur PubMed, le site de référence archivant les travaux scientifiques : plus d’un millier l’an passé !
Reste que les investissements à réaliser sont considérables, constate un rapport de l’ObservatoryNANO : « La durée moyenne entre les premières investigations quant à un possible médicament et son entrée sur le marché est de 10 à 15 ans. Ce développement coûte entre 800 millions et 1,2 milliard de dollars (environ 600 à 900 millions d’euros). »
Qui plus est, les retombées ne sont pas toujours là ! « En santé, les avancées vont toujours moins vite que ce que l’on imagine. Quand j’étais à la faculté, dans les années 1970, la biologie moléculaire explosait. Pourtant, les vraies retombées, avec les thérapies géniques, ne sont intervenues que ces dernières années ! Et encore, ce ne sont pas des pratiques courantes, rappelle Jacques Grassi. Ceci s’explique entre autres par le fait que les nanotechnologies sont issues du monde de la physique, à des années-lumière des préoccupations de la santé. Sans compter que l’on ne peut pas faire ce que l’on veut avec l’être humain, un frein qui ne s’applique pas au monde des nanos dans l’électronique. » La nanobulle économique, elle, est bel et bien là : on spécule, on promet une révolution. Quant à la réalité ? Il faudra sans aucun doute encore attendre pour que notre médecine marche aux (petits) pas des nanos !

Alice Bomboy