Épigénétique
Comment se joue la partition du génome ?

C’est la fin du « tout ADN » ! L’épigénétique ouvre la porte à des mécanismes modulant de façon transmissible et réversible l’expression des gènes, sans toucher à la séquence de l’ADN. Cette transmission, qui repose sur un « marquage » particulier des gènes, joue un rôle clé dans le développement et peut s’observer également au fil des générations.  Comment les marques épigénétiques sont-elles mises en place ? Comment jouent-elles sur le fonctionnement et l’architecture du génome ? Comment sont-elles transmises de cellules mères à cellules filles ? Et éventuellement au-delà des générations ?

Dossier réalisé sous la direction d’Edith Heard, directrice de l’unité Inserm Génétique et biologie du développement

À la fin du XIXe siècle, Gregor Mendel consigne ses observations sur des croisements entre variétés de petits pois : de ses conclusions naissent les lois dites de Mendel, qui définissent comment les caractères sont transmis de génération en génération. En 1953, c’est au tour de James Watson et Francis Crick d’apporter leur contribution à la génétique en découvrant la structure en double hélice de l’ADN. Sydney Brenner, François Jacob et Matthew Meselson mettront ensuite en évidence l’existence de molécules, les ARNm, qui font le lien entre l’ADN et les protéines. Cependant, alors que toutes nos cellules sont porteuses de la même information génétique, il existe une centaine de types cellulaires, aux fonctions et propriétés différentes : cela prouve que la séquence du génome ne peut pas tout expliquer. Intuitivement, il apparaît évident qu’il existe une donnée qui vient s’ajouter à l’information fournie par les gènes : elle permet la diversification des potentialités génétiques au sein des différents types de cellules et est transmise de façon stable au cours des générations cellulaires pour constituer des organes et tissus fonctionnels pendant le développement. C’est la définition d’origine de l’épigénétique, proposée par l’embryologiste écossais Conrad Waddington dans les années 1940 : il désigne, en effet, l’épigénétique comme le lien entre le génotype (l’ensemble des gènes) et le phénotype (l’ensemble des caractères exprimés). Les clones permettent d’apprécier cette correspondance imparfaite entre génotype et phénotype. En effet, le clone de la brebis Dolly n’était pas exactement sa copie conforme ; il en va de même pour celui du chat Copycat : pourtant exactement identique au niveau génétique, il en est différent par le phénotype au niveau du pelage.
L ’épigénétique dessine donc une nouvelle vision des liens entre notre génotype et notre phénotype. Jusque-là, on pensait que les caractères dont nous héritions étaient seulement liés aux différentes versions de gènes qui nous étaient transmis par nos parents. Aujourd’hui, on sait que non seulement nos caractères dépendent de ces gènes hérités, mais aussi des marques épigénétiques portées par la chromatineChromatine
Association de l'ADN et de protéines
. D’autres éléments comme les prions et des ARN non codants, sous-entendu « ne codant pas des protéines », interviennent aussi. « L’épigénétique, comme la définit Edith HeardEdith Heard
Unité Inserm 934-CNRS UMR3215/Université Pierre-et-Marie-Curie
, directrice de l’unité Génétique et biologie du développement à l’Institut Curie, à Paris, c’est tout changement d’activité ou de fonctionnement du génome qui n’implique pas un changement au niveau de la séquence d’ADN et qui est héritable au cours des divisions cellulaires ou de la méioseMéiose
Division cellulaire aboutissant à la production des cellules sexuelles, les gamètes, en vue de la reproduction
. »
« De plus, ajoute Déborah Bourc’hisDéborah Bourc’his
Unité Inserm 934-CNRS UMR3215/Université Pierre-et-Marie-Curie
, chef de l’équipe Décisions épigénétiques et reproduction chez les mammifères, à l’Institut Curie, pour être réellement qualifiée d’épigénétique, la modification de l’expression mise en œuvre par un signal doit persister de manière autonome, dans la cellule exposée et dans ses cellules filles, et ce, même lorsque le stimulus initial a disparu. »

Des marqueurs du destin des cellules

« En anglais, on dit littéralement que la chromatine “ vient avec plusieurs goûts ” », illustre Raphaël MargueronRaphaël Margueron
Unité Inserm 934-CNRS UMR3215/Université Pierre-et-Marie-Curie
, chef de l’équipe Atip-Avenir Mécanismes de la répression par les protéines polycomb, de l’Institut Curie. Les goûts de la chromatine ? Ils sont notamment déterminés par la présence ou l’absence de marques biochimiques, qui sont apposées sur l’ADN et sur les histones, des protéines autour desquelles s’enroule l’ADN. Ainsi, des groupements méthyle fixés au niveau de l’ADN des promoteurs ou séquences régulatrices des gènesPromoteur d’un gène
Séquence d’ADN sur laquelle se fixe l’enzyme qui débute la transcription du gène en ARNm.
répriment généralement leur expression. Les histones peuvent subir toutes sortes de modifications (acétylation, méthylation, phosphorylation) qui influencent le compactage et l’accessibilité de la chromatine. Elles peuvent aussi être reconnues par des protéines spécifiques, et avoir ainsi un impact sur l’activité des gènes associés (Voir infographie ci-après).
« L’épigénétique définit une logique de fonctionnement du génome, et s’il y a un domaine où elle s’applique avant tout, c’est bien à la différenciation cellulaire, au cours de laquelle des lignées de cellules différentes sont créées », insiste Saadi KhochbinSaadi Khochbin
Unité Inserm 823/Université Joseph-Fourier, Centre de recherche Institut Albert-Bonniot
, directeur du département Différenciation et transformation cellulaire de l’Institut Albert-Bonniot, à Grenoble. En réponse à des signaux développementaux, les cellules s’engagent dans un destin particulier, où des facteurs de transcription vont activer ou éteindre certains gènes : les marques épigénétiques vont venir consolider et perpétuer ces décisions. «  Les expériences qui tentent de redonner leur pluripotencePluripotence
Capacité à donner tous les types cellulaires
à des cellules différenciées s’intéressent de près aux mécanismes épigénétiques : en parvenant à les lever, on pourrait “ revenir en arrière ”, à un stade où les cellules étaient épigénétiquement naïves, non engagées dans un mode spécialisé d’expression génique. La difficulté tient au fait qu’on n’a pas affaire à quelques marques épigénétiques indépendantes, mais à tout un système de signalisation encore très peu connu. Imaginez qu’on décide de changer le sens de circulation d’un axe routier, mais en ne modifiant qu’un panneau de signalisation sur deux : il y aurait forcément de la confusion ! Le balisage épigénétique est comparable 
», souligne le chercheur grenoblois.
La méthylation de l’ADN et des histones influence l’expression des gènes
© infographie : Sylvie Dessert
La méthylation de l’ADN
© Alain Aurias - Anne Rousselet / Institut Curie

Une méthylation maintenue

Aujourd’hui, les scientifiques connaissent la nature de certains de ces acteurs moléculaires. « Beaucoup de marques liées à la chromatine ont été décrites, mais toutes ne sont pas transmissibles d’une cellule à sa fille. De fait, très peu d’entre elles peuvent à ce jour être qualifiées d’épigénétiques, au sens stables et héritables », précise Vincent ColotVincent Colot
Unité Inserm 1024-CNRS UMR 8197/École normale supérieure Paris
, directeur de recherche à l’Institut de biologie de l’École normale supérieure (IBENS), à Paris. Pour la méthylation de l’ADN, le caractère épigénétique est tout à fait reconnu : non seulement on sait que cette marque peut se transmettre au travers des divisions cellulaires, mais on a également identifié le mécanisme moléculaire en jeu.
« Lors de la réplication de l’ADN, chacun des deux brins sert de matrice à la synthèse d’un nouveau brin.
Si l’on part d’une cellule mère avec les deux brins méthylés, les deux cellules filles se retrouvent chacune avec un brin méthylé (issu de la cellule mère) et un autre qui ne l’est pas (le brin néosynthétisé) : on dit que l’ADN de ces cellules filles est hémi-méthylé. Or, il existe une enzyme, la méthyltransférase dite de “ maintenance ”, capable de reconnaître cette information de méthylation sur un brin et de la copier sur l’autre », explique le chercheur. Avec son équipe, il travaille sur l’espèce Arabidopsis thaliana, une plante à fleurs au génome entièrement séquencé. Un de leurs objectifs est de comprendre comment des variations de méthylation de l’ADN peuvent être induites par l’environnement et transmises au travers des générations. En effet, l’environnement, normal ou pathologique, en fournissant des signaux, est à même de modifier le modèle d’expression d’une cellule, qui peut être éventuellement transmis de façon épigénétique. Les scientifiques ont d’ailleurs identifié plusieurs mécanismes qui permettent à l’environnement d’imprimer des changements sur le patrimoine épigénétique. «  Les folatesFolates
Aussi connus sous le nom d’acide folique, ou de vitamine B9, c’est un composé hydrosoluble riche en groupements méthyle et essentiel à la synthèse des acides nucléiques
, qu’on absorbe
via l’alimentation, en sont une bonne illustration », propose Claudine JunienClaudine Junien
UMR Inra-ENVA-CNRS 1198
, généticienne au sein de l’équipe Biologie du développement et reproduction, à l’Institut national de la recherche agronomique de Jouy-en-Josas, et présidente de la DOHaD, une association débattant des origines développementales de la santé et leurs implications. « Ils font office de substratsSubstrat
Molécule qui, après liaison à une enzyme, est transformée.
pour les enzymes méthyltransférases : ils apportent ainsi à la cellule ce qu’il lui faut de groupements méthyle, afin que le modèle de méthylation et de déméthylation se déroule correctement. C’est pourquoi ils sont essentiels, notamment au cours de la grossesse : en cas de carence, le développement embryonnaire peut être altéré. »
Encore plus remarquable, Oliver Rando, de l’École médicale de l’université du Massachusetts, a montré que l’alimentation du père avait une influence sur sa descendance, tout au moins chez la souris. Deux groupes de mâles ont ainsi suivi des régimes différents en termes d’apport protéique. Chez les souriceaux dont les pères avaient suivi le régime faiblement protéiné, les auteurs ont constaté, dans le foie, une augmentation de l’expression des gènes impliqués dans la biosynthèse des lipides et du cholestérol. L’étude épigénétique du foie a montré de nombreuses variations du profil de méthylation de l’ADN en fonction du régime paternel.
Génétique Reproduction et Développement, GReD *. Préparation d’échantillons d’A. thaliana, plante modèle génétiquement modifiée pour étudier la régulation épigénétique
© Patrice Latron/Inserm
Préparation d’échantillons d’A. thaliana, plante modèle génétiquement modifiée pour étudier la régulation épigénétique
© Vincent Colot/Unité 1024 Inserm/UMR 8197 CNRS/Inserm
Comment la méthylation de l'ADN se maintient
© Infographie Sylvie Dessert

Au fil des générations

Et chez l’homme ? Les habitudes paternelles ont-elles, elles aussi, une influence sur le patrimoine épigénétique et la santé de leurs enfants ? En 2005, une étude menée à l’université d’Umeå, en Suède, s’est intéressée à un village où la qualité des récoltes a été consignée avec soin, de la fin du XVIIIeau début du XIX e siècle. L’alimentation des grands-pères qui ont connu de très bonnes récoltes (sur-nutrition) ou de très maigres récoltes (sous-nutrition) semble ainsi avoir des répercussions sur la santé de leurs petits-enfants. D’un côté, la malnutrition du grand-père est associée à un risque quatre fois plus grand de décéder d’un diabète que dans la population générale. D’un autre côté, la surnutrition des grands-pères entraîne sur deux générations une espérance de vie diminuée, de six ans en moyenne, par rapport aux enfants et petits-enfants de grands-parents qui ont enduré de mauvaises récoltes.
Il n’y a pas que l’alimentation qui peut maudire plusieurs générations : le stress subi par un individu pourrait lui aussi faire des dégâts sur la santé psychique de ses descendants. Chez les rats, des chercheurs se sont penchés sur l’influence des soins maternels. Suivant que les mères s’occupent beaucoup de leurs petits (en les léchant, par exemple), ou peu, une relation a été établie entre ces comportements et la sensibilité des petits au stress quand ils grandissent. On pense que le petit bien materné sécrète une hormone, la sérotonine, de façon plus importante que celui qui a été délaissé. Celle-ci pourrait ainsi déclencher une cascade de signalisations qui culminerait par le dépôt de modifications épigénétiques sur des gènes liés à la réactivité au stress.
« Toutes ces modifications épigénétiques sont déclenchées par des schémas préprogrammés, enfouis dans les gènes », résume Saadi Khochbin. Mais lorsque des facteurs environnementaux, comme une malnutrition ou un stress, surgissent, les schémas s’adaptent. « Quand des ouvriers construisent un bâtiment, ils ont beau avoir les plans de l’architecte, ils vont quand même apporter les modifications nécessaires aux opérations si des imprévus surviennent. L’épigénétique fonctionne de même : des contraintes de stabilité, assurant le déroulement des plans de base habituels, cohabitent avec une certaine plasticité, qui permet de réorganiser les choses si besoin », illustre le chercheur. Les marques qui régulent les gènes liés à l’alternance du jour et de la nuit sont ainsi plastiques par essence : transitoires, elles oscillent sur un rythme de 24 heures afin d’activer/désactiver les gènes gouvernant le métabolisme des sucres, des acides gras... Il en va de même pour l’environnement, à même de modifier les plans de fonctionnement du génome.

L’exemple agouti

Pour comprendre comment ces marques épigénétiques se transmettent de parents à enfants, les expériences conduites sur les souris agoutis ont apporté quelques clés. Prenons un groupe de souris possédant le même génotype responsable de la couleur du pelage. Malgré cela, certaines seront de couleur typiquement agouti (brun chiné), et d’autres jaunes. Particularité de ces dernières, elles sont plus susceptibles à l’obésité, au diabète et à l’apparition du cancer. Le responsable ? Non pas une mutation génétique, mais l’état de méthylation d’une petite séquence présente à proximité du gène responsable de la couleur : à l’état méthylé, le gène agouti est réprimé, la couleur sera brune, mais à l’état déméthylé, le gène sera actif et la couleur, jaune. «  Si la mère possède une séquence méthylée, on observe dans la descendance une proportion plus importante de petits qui portent une séquence méthylée et un pelage brun. On peut donc légitimement penser que la marque épigénétique, la méthylation de la séquence, est capable de passer au travers des générations », indique Claudine Junien.
Selon Vincent Colot, le mécanisme est le même que celui qui permet de maintenir la méthylation entre une cellule mère et sa fille, permettant une transmission sur 10, 15, 100 divisions, voire sur la vie d’un organisme. « Si ces méthylations affectent les cellules sexuelles, les spermatozoïdes ou les ovocytes, elles peuvent tout à fait être transmises à la descendance par le même processus », explique-t-il. Chez les plantes, le spécialiste et ses collègues ont identifié que de telles marques se transmettaient très aisément au travers des générations. Après avoir créé une collection de lignées recombinantes « épigénétiques » (baptisées « epiRILS ») d’Arabibopsis, les chercheurs de l’IBENS ont ainsi pu montrer l’héritabilité sur plusieurs générations de plusieurs caractères, dépendants de l’épigénétique comme le moment de la floraison ou la taille des plantes.
Agouti, une histoire de méthylation
© Infographie Sylvie Dessert

Les gamètes mâles protégés

Cellules de l’hérédité par excellence, les gamètes sont au cœur des recherches des épigénéticiens. «  Caractériser leur patrimoine épigénétique est important à la fois pour comprendre l’identité de ces cellules sexuelles et la manière dont elles protègent le matériel héréditaire, mais aussi pour comprendre dans quelle mesure ce patrimoine épigénétique peut être transmis à la génération suivante », explique Déborah Bourc’his. Spermatozoïdes et ovocytes ont ceci de particulier qu’ils sont à la fois extrêmement différenciés, pour assurer le processus de fécondation, tout en devant également conserver une part de pluripotence, qui donnera la capacité à l’individu issu de cette fécondation de générer tous les types cellulaires.
Les gamètes mâles illustrent on ne peut mieux cette double caractéristique inédite. « Comparés aux gamètes femelles, les gamètes mâles ont besoin de voyager et de sortir de l’organisme. C’est une situation unique, car les cellules sont normalement programmées pour fonctionner dans l’organisme. Dans ce contexte, ces cellules subissent d’importantes transformations afin que le transport du génome se fasse de façon sûre, sans qu’il soit muté ou endommagé », explique Saadi Khochbin. Ainsi, au cours de la spermatogenèse, les histones autour desquelles est enroulé l’ADN sont remplacées par des protéines de structure plus petite, les protamines, pour que le génome puisse être encore plus compacté.
« De la même façon que l’épigénétique définit une logique de fonctionnement du génome lors de la différenciation cellulaire, elle en définit ici une qui dicte comment créer un emballage résistant. Un peu comme si on demandait à un déménageur d’emmener un précieux colis : comment l’emballerait-il, le rangerait-il, le transporterait-il ? », ajoute le chercheur. Les scientifiques de l’Institut Albert-Bonniot ont mis la main sur un élément important pour décrypter ces mécanismes dits de programmation post-méiotique du génome masculin : la protéine Brdt, pour « double bromodomain protein ».« Comme une serrure qui s’accorde avec une clé, Brdt reconnaît des modifications particulières des histones, lorsque celles-ci sont hyperacétylées. Or, cet état prévaut juste avant que s’opère le remplacement des histones par les protamines. Brdt est en fait la molécule qui permet ce remplacement », détaille Saadi Khochbin, dont l’équipe a récemment publié les résultats de ces travaux.
« Spermatozoïdes et ovocytes, en tant que cellules reproductrices, transmettent à la descendance une information génétique mais aussi épigénétique, reprend Déborah Bourc’his. La plupart de cette information épigénétique héritée des gamètes parentaux ne résiste pas à quelques divisions cellulaires de l’embryon après fécondation. Cet effacement de l’identité gamétique est crucial pour que l’embryon acquière la capacité de pluripotence. » C’est d’ailleurs exactement le même mécanisme mis en jeu dans les expériences de reprogrammation induite artificielle : dans ce cas, on impose à une cellule adulte différenciée un retour à une identité épigénétique naïve, pluripotente, soit par transfert dans un ovocyte, soit par expression forcée d’un cocktail de facteurs de pluripotence, comme dans le cas des cellules souches pluripotentes induites (iPS). Ces travaux ont été l’objet du Prix Nobel de médecine 2012 1 .
Hyperacétylation des histones, image 1. Après acétylation des histones, Brdt (en vert) induit un compactage spectaculaire de l’ADN (en bleu) des gamètes mâles.
© Saadi Khochbin/Unité 823 Inserm /Inserm
Hyperacétylation des histones, image 2. Après acétylation des histones, Brdt (en vert) induit un compactage spectaculaire de l’ADN (en bleu) des gamètes mâles.
© Saadi Khochbin/Unité 823 Inserm /Inserm

L’empreinte parentale

Cette vague d’effacement post-fécondation permet donc de restaurer la pluripotence, mais, incidemment, limite l’éventuelle transmission d’états épigénétiques entre les générations. Ceci s’oppose aux plantes, qui ne sont pas soumises à cette reprogrammation. Cependant, chez les mammifères et l’homme en particulier, il existe une poignée de gènes qui font exception en maintenant un état de méthylation hérité des gamètes parentaux, et ce, tout au long de la vie. Ils sont de plus asymétriquement marqués dans l’ovocyte et dans le spermatozoïde, créant ainsi des inégalités d’expression de ces gènes sur les chromosomes maternels et paternels. Il s’agit du phénomène d’empreinte parentale, qui impose le recours à un mode de reproduction sexuée chez les mammifères. « L’ovocyte a un rôle dominant sur ce processus d’empreinte parentale, puisque c’est lui qui contrôle la méthylation et la réduction à l’expression d’une seule copie parentale de la plupart des gènes impliqués. De manière intéressante, ce processus contrôle des voies biologiques importantes pour l’établissement de connexions entre la mère et le petit, avant et après la naissance »,souligne Déborah Bourc’his, qui vient de publier avec son équipe des résultats sur les mécanismes inhérents à l’empreinte parentale et le recensement des gènes marqués par ce sceau parental.
Est-ce que ce type de séquences pourrait être porteur de formes de transmission épigénétique transgénérationnelle ? «  Non, car cette transmission se limite à une seule génération : les marques de méthylation concernées sont remises à zéro dans les précurseurs des gamètes du nouvel individu, afin de permettre de rétablir une empreinte en fonction de son sexe, à savoir une empreinte maternelle dans l’ovocyte et une empreinte paternelle dans le spermatozoïde. » En revanche, chez la souris, les scientifiques ont identifié des séquences dont la méthylation a la particularité de n’être jamais effacée au cours de cycle de vie, ni dans l’embryon après fécondation, ni dans les progéniteurs des gamètes. Il s’agit de séquences d’ADN parasites mobiles particulièrement agressives et spécifiques du génome de la souris, dont l’expression et la transposition peuvent lacérer le génome. En mettant sous silence ces transposons, la méthylation joue un rôle de défense crucial pour préserver l’intégrité du matériel génétique, et ce, dans tous les types cellulaires et tout au long de la vie. «  Il est tentant de proposer que ce type de séquences puisse fournir un support pour des transmissions épigénétiques transgénérationnelles… Mais bien que les transposons soient aussi une composante importante du génome humain, l’existence de telles séquences épigénétiquement imperturbables n’a pas encore été démontrée, d’où l’absence pour l’instant de toute preuve mécanistique formelle de ce type de phénomène », insiste la chercheuse.

Un X inactivé

Un autre phénomène épigénétique concerne l’inactivation du chromosome X chez les mammifères femelles. Contrairement aux cellules de mâles mammifères (XY), celles des femelles possèdent toutes deux chromosomes X : l’un des deux doit être « éteint », afin que ses informations génétiques ne soient plus lues. La raison ? « Les mâles ne portent généralement qu’un seul X. Les femelles, deux. Si ces deux X continuent à s’exprimer au cours du développement, l’embryon meurt très vite car une double dose de protéines produites par l’expression des gènes du X est létale. Pour que le dosage soit le même pour chaque sexe, il faut qu’un des X se taise chez les femelles », explique Edith Heard. Ce phénomène a lieu au cours du développement précoce, puis l’état silencieux d’un X est propagé de façon stable tout au long des divisions cellulaires. «  C’est l’un des exemples les plus frappants d’épigénétique en action chez les mammifères : un chromosome entier est traité de manière différente dans le même noyau, et ce traitement, maintenu de façon stable dans les cellules somatiques, est entièrement inversé dans la lignée germinale », souligne la spécialiste. Au départ, cette inactivation touche le X maternel ou le X paternel au hasard, dans chaque cellule de l’embryon femelle précoce. Les femelles mammifères sont ainsi des mosaïques cellulaires, chaque cellule exprimant soit le X paternel soit le X maternel. Ainsi, dans le cas d’une mutation liée à l’X, cause de diverses maladies (retard mental, hémophilie, dystrophies musculaires, etc.), en fonction du pourcentage de cellules dans lesquelles le X actif est celui qui a muté, les femelles vont manifester un phénotype plus ou moins atténué. Et ce, contrairement à leurs fils, porteurs de la même mutation. Ils sont sévèrement touchés car ils n’ont qu’un seul X : toutes leurs cellules sont donc affectées.
« Avancer dans la connaissance de l’épigénétique est passionnant mais tellement complexe. Son challenge, c’est de maintenir une certaine stabilité tout au cours de la vie, afin qu’une cellule cardiaque reste une cellule cardiaque. Mais dans le même temps, l’épigénétique doit permettre au moment du développement une flexibilité importante pour que chaque cellule trouve sa place et sa fonction spécifiques », résume Raphaël Margueron. Ce mélange de stabilité et de flexibilité est loin, en effet, de ce que nous connaissions jusque-là avec la génétique. « Cette dernière est rigide : on ne modifie pas beaucoup l’information nucléique, et quand il y a tout de même modification, on ne revient pas en arrière. Dans le cas de l’épigénétique, les changements, eux, sont nombreux, et, qui plus est, réversibles ! D’où l’espoir de développer des thérapies. Mais il est toujours compliqué de caractériser un changement épigénétique et de le lier, par exemple, avec l’apparition des maladies : une modification est-elle vraiment la cause de telle affection, ou fait-elle partie de la flexibilité normale d’une cellule à l’autre ? », interroge le chercheur. C’est peu dire que la compréhension des lois qui gouvernent l’épigénétique reste donc, encore, un vaste chantier.

Alice Bomboy