Médicaments : L’officine de la nature

Des antibiotiques dans les champignons, un anti-douleur dans le venin d’un serpent, une molécule anti-cancéreuse dans un arbre… La nature est une gigantesque armoire à pharmacie dont les médicaments ne demandent qu’à être découverts. Comment les scientifiques ont-ils l’idée d’aller chercher potions, remèdes et panacée dans le règne animal, végétal ou bactérien ? À quelles difficultés sont-ils confrontés pour passer d’une molécule active dans un organisme à un médicament ? De l’exploration à la production, les étapes à franchir sont nombreuses avant que la nature puisse servir notre santé !

Morphine, aspirine, quinine… et demain peut-être mambalgine. Hormis leur rime, quel est le point commun de ces molécules ? Elles proviennent de la nature et ont donné lieu à des médicaments majeurs. Ainsi, la morphine, puissant analgésique, est extraite de Papaver somniferum, le pavot. Quant à l’aspirine, ou acide acétylsalicylique, elle a été isolée à partir de l’écorce de saule. Connue depuis le XVIIe siècle pour calmer les accès de fièvre qui accompagnent les crises de paludisme, la quinine tire son nom des quinquinas, des arbres de haute altitude de la Cordillère des Andes dont elle est issue. Le monde du vivant offre ainsi de nombreuses molécules aux propriétés biologiques intéressantes. Mais il faut aller les débusquer. Comment les scientifiques pensent-ils à les traquer dans leur repaire naturel ? En réalité, plusieurs critères entrent en ligne de compte et peuvent se croiser. Ainsi, les chercheurs peuvent s’appuyer sur l’ethnopharmacologie. Son principe ? Se fonder sur l’usage traditionnel, en particulier celui des végétaux, mais aussi des animaux ou d’autres produits de la biodiversité, par les populations locales. « On suppose que l’homme a recours aux plantes médicinales depuis la préhistoire », souligne Pierre ChampyPierre Champy
UMR8076 CNRS/Université Paris-Sud, Biomolécules : conception, isolement et synthèse (BioCIS)
, maître de conférence et chercheur au laboratoire de pharmacognosie de l’unité Biomolécules : conception, isolement et synthèse (BioCIS). De plus, la notion de l’alimentation au service du maintien de l’équilibre corporel – en dehors de l’idée de guérison – se retrouve dans toutes les traditions. Le lien entre santé et nature existe donc depuis toujours. En somme, la convergence d'utilisations de telle ou telle plante pour soigner une affection par des générations successives est une indication de la validité d'un usage. Cependant, l'expérience collective n'est pas suffisante pour attester de l'efficacité et de l'innocuité d'un remède traditionnel. Des études complémentaires sont nécessaires, « l'OMS insiste particulièrement sur ce point », rappelle Pierre Champy. L'équipe de Chimie des substances naturelles du laboratoire BioCIS s’appuie « sur la réputation d’activité des plantes en médecine traditionnelle. C’est surtout le cas pour nos collaborations avec l’Afrique de l’Ouest. Notre approche scientifique permet de conforter un usage et a pour but de le valoriser. »
Une approche partagée par Geneviève BourdyGeneviève Bourdy
UMR152 IRD/Université Paul-Sabatier, Pharmacochimie et pharmacologie pour le développement (PharmaDev), équipe PEPS
de l’Institut de recherche pour le développement, au laboratoire PharmaDev, qui précise : « Notre but est de travailler pour le développement, et de lutter contre les pathologies du Sud. C’est pourquoi, bien souvent, nous chercherons plutôt à valider scientifiquement l’usage des remèdes traditionnels utilisés, et pas nécessairement à isoler une molécule active, parmi toutes celles que renferme la plante. Cette dernière approche est plutôt le fait des industriels pour qui il est nécessaire de trouver de nouvelles molécules, non décrites dans la littérature, afin de pouvoir les breveter. L’approche industrielle n’est donc pas forcément la meilleure pour nous. » L’ethnopharmacologue regrette d’ailleurs que le paramètre économique soit le principal à intervenir pour décider de valoriser ou non une plante ou une molécule : « Beaucoup de molécules, beaucoup de plantes, ont des activités remarquables, qui pourraient avoir des applications thérapeutiques très intéressantes. Malheureusement elles n’intéressent personne, car ce sont souvent des molécules connues, dont on ne pourra pas tirer de revenus financiers. »

Sur le terrain

Une fois la région du globe choisie, en fonction des collaborations établies entre un laboratoire et un pays, il faut retrousser ses manches. « Quand on est sur le terrain, il est important d’avoir la méthodologie la plus adéquate par rapport à l’objectif initial. Si nous travaillons avec un industriel, la priorité est d’avoir beaucoup d’échantillons », constate Geneviève Bourdy. Les scientifiques récoltent donc un maximum de plantes différentes, en privilégiant celles qui sont spécifiques à la région ou encore celles qui poussent dans des milieux extrêmes. « Parce qu’on suppose que leur résistance implique la présence de molécules particulières potentiellement intéressantes », renchérit Ali Al-MourabitAli Al-Mourabit
UPR 2301 CNRS/ Université Paris-Sud, ICSN, équipe Chimie exploratoire et appliquée des substances naturelles
, de l’Institut de chimie des substances naturelles (ICSN).
« Lors de la récolte, on peut aussi appliquer des critères de chimiotaxonomie », précise Geneviève Bourdy. Autrement dit, s’appuyer sur l’appartenance d’une plante à une famille dans laquelle des molécules d’intérêt biologique ont déjà été identifiées. Au laboratoire BioCIS, les chercheurs ont étudié la famille des Annonacées, des plantes tropicales, dont l’ylang-ylang est la représentante la plus connue. Leur tableau de chasse des composés isolés affiche des familles chimiques variées qui présentent des activités anti-infectieuses contre les mycoses, les infections bactériennes ou parasitaires : la trypanosomiase humaine africaine, ou « maladie du sommeil », la leishmaniose, le paludisme…

Les secrets marins

Mais les plantes ne sont pas les seules à renfermer des trésors potentiels. Les dolastatines, par exemple, sont de puissants anticancéreux via leur action inhibitrice sur les divisions cellulaires. Or, ces molécules peptidiques proviennent… d’organismes marins. Initialement découvertes dans les lièvres de mer, des mollusques marins de la famille des gastéropodes (comme les escargots), elles sont en réalité produites par des cyanobactéries associées. Autrefois appelées « algues bleu-vert », ce sont des bactéries photosynthétiques, productrices de nombreux métabolitesMétabolites
Composés intermédiaires issus du métabolisme de tout être vivant
.
Depuis 50 ans, les chercheurs sondent ce nouvel eldorado pharmaceutique que constitue le milieu marin. Car si les plantes ont presque été les seules à bénéficier de l’attention des scientifiques, c’est surtout pour des considérations pratiques : elles se laissent plus facilement attraper qu’un serpent ! Finalement assez peu explorés, océans et mers témoignent de leur ancienneté – aux origines de la vie – par la biodiversité qu’ils abritent. Et cette diversité biologique se traduit par une diversité chimique et une originalité des structures moléculaires présentes. « Il y a plus de chance d’en trouver des nouvelles dans le monde marin », approuve Alexandre MaciukAlexandre Maciuk
UMR8076 CNRS/Université Paris-Sud, Biomolécules : conception, isolement et synthèse (BioCIS)
. Une promesse, donc, d’activités biologiques intéressantes. Les organismes qui y vivent n’ayant eu que peu de contact avec l’homme, les scientifiques font, en effet, le pari que les molécules produites au cours de l’évolution peuvent délivrer de nouvelles structures capables d’interagir avec des cibles thérapeutiques identifiées chez l’homme.
Ali Al-Mourabit, lui, s’est plongé dans l’exploration des substances naturelles et la chimie des Spongiaires. Un autre nom pour les éponges, ces organismes à la frontière entre unicellulaire et pluricellulaire, qui étaient autrefois considérés comme des végétaux avant que l’on crée spécialement pour eux un embranchement de la classification du vivant, « à côté » de celui des animaux. La signalisation moléculaire au sein de l’éponge, d’une part, et entre l’éponge et les micro-organismes qui la peuplent – jusqu’à 50 % de son propre poids –, d’autre part, explique l’extraordinaire diversité moléculaire des métabolites trouvés en leur sein. Pourquoi s’y intéresser ? « D’abord, pour mieux les connaître », fait remarquer le spécialiste. Dans l’univers du Grand Bleu, les algues ont déjà été largement étudiées, surtout dans un cadre nutritionnel. Mais les éponges, qui produisent énormément de composés différents, l’ont été beaucoup moins. Les molécules qu’Ali Al-Mourabit traque sont des alcaloïdes pyrrole-2-aminoimidazole (P-2-AI) fabriqués à partir d’acides aminés, les briques élémentaires des protéines. Le terme « alcaloïde » désigne des molécules organiques - au moins un atome de carbone lié à un d’hydrogène -, comportant de l’azote, de nature alcaline (propriété inverse de l’acidité) et donc transformables en sels. « Les P-2-AI révèlent des activités biologiques nombreuses, que ce soit dans la lutte antibactérienne, contre le cancer ou en tant qu’agent immunosuppresseur. » Plus de 150 membres de cette famille à la structure complexe ont été identifiés. Outre le développement toujours espéré par l’industrie pharmaceutique, « nous tentons, au plan académique, d’élucider les voies de biosynthèse de ces métabolites et de les préparer par synthèse organique biomimétique » . La synthèse organique joue souvent un rôle crucial dans le développement thérapeutique des produits naturels, avec pour enjeu la synthèse de dérivés moléculaires qui améliore l’activité pharmacologique recherchée tout en diminuant la toxicité naturelle des composés originels.

Un peu de chimie !

Voici donc les chercheurs en possession de plantes ou d’animaux, qu’ils soupçonnent de renfermer des pépites pour notre santé. Reste à identifier la bonne molécule à l’activité biologique intéressante. Première manipulation, l’extraction : les matières premières naturelles, plantes, parties de plantes, organismes marins, cultures microbiennes sont mélangées avec divers solvantsSolvant
Substance qui a la propriété de dissoudre, de diluer ou d’extraire d’autres substances sans les modifier chimiquement.
qui permettent de solubiliser différentes espèces chimiques en fonction de leur nature et de leurs propriétés physico-chimiques (polarité, hydrophobe, hydrophile...).
Les liquides obtenus renferment de nombreux composés (sucres, graisses, alcaloïdes…) ; les produits responsables de l’activité biologique sont toujours en très faibles quantités. Il faut donc les séparer. Une étape rendue possible grâce au développement des techniques de chromatographie, notamment en phase liquide. Les scientifiques font passer les mélanges extraits au travers d’une colonne remplie de silice. En fonction de leurs propriétés, les composés interagissent avec ce support et vont être plus ou moins retenus. La présence de détecteurs en bas de colonne indique l’ordre de sortie des produits. Différentes fractions sont alors récoltées. La spectrométrie de masseSpectrométrie de masse
Technique physique d’analyse permettant de détecter et d’identifier des molécules par mesure de leur masse, et de caractériser leur structure chimique.
, la résonance magnétique nucléaire (RMN)Spectrométrie par RMN
Technique qui exploite les propriétés magnétiques de certains noyaux atomiques pour déterminer la structure des molécules organiques.
et la cristallographie permettent d’établir les structures chimiques des substances pures isolées : la nature, le nombre d’atomes et leur agencement.
Ici, l’efficacité et la précision des appareils sont primordiales, tout comme la compétence des personnels qui s'en servent ! Jamal OuazzaniJamal Ouazzani
UPR 2301 CNRS/ Université Paris-Sud, ICSN, Laboratoire de microbiologie appliquée (unité Pilote)
, responsable de l’unité Pilote de l’ICSN, s'ingénie à faciliter, et améliorer, les techniques. Le chercheur a ainsi mis au point un matériel qui revendique l'utilisation du plus faible rapport solvant/quantité de matière première et qui minimise ainsi la durée et le coût énergétique de l’extraction. Son nom ? Le Zippertex. Cet appareil, fonctionnant à haute pression et haute température, permet d’atteindre des conditions de l’eau dite subcritique, une propriété qui modifie sa polaritéPolarité
Répartition des charges négatives et positives
et lui confère les propriétés de solvants apolaires.
Avec cette même idée de créer des outils de recherche qui facilitent l'obtention de composés à étudier, les membres de l’équipe se sont penchés sur la façon d’augmenter la production de produits bioactifs par les micro-organismes. «Leur support de culture est un facteur déterminant dans nos recherches », déclare Jamal Ouazzani. Des études préalables ont montré que la fermentation à l'état solide sur un support à base de gel d'agarose ou de sous-produits agricoles permettait d'obtenir un plus grand nombre de métabolites d'intérêt que la fermentation à l'état liquide. Le chercheur a alors mis au point le Platotex, une unité de fermentation automatisée qui offre une surface de culture de 2 m2, combinant les étapes de stérilisation, de culture et de séchage. C’est d’ailleurs grâce à l’amélioration des moyens de production, d’extraction et d’analyse que les chercheurs de l’ICNS ont pu isoler une nouvelle famille de molécules, les géralcines. Isolées à partir d’une souche de la bactérie Streptomyces, elles montrent une activité cytotoxique à l’encontre de lignées de cellules de cancer du sein.
Chaque substance pure est ensuite testée pour évaluer ses propriétés biologiques : l'activité antibiotique, antifongique ou antiparasitaire sur des micro-organismes ou des parasites, l'activité anticancéreuse sur des lignées cellulaires cancéreuses...
Les propriétés pharmacologiques sont ensuite affinées, d’une part, sur les cibles protéiques et, d’autre part, sur les modèles animaux mimant des maladies humaines.

Une production… au-delà des attentes

Voilà donc la molécule la plus prometteuse identifiée. Reste à l’obtenir en grande quantité pour mieux l’étudier. Si la plante ou l’animal la produit de façon abondante, pas ou peu de souci, puisque son éventuelle commercialisation ne risque pas de détruire la biodiversité. Dans le cas contraire, il faut la synthétiser en laboratoire. Et là, les chimistes se heurtent à sa complexité structurale. Les nombreuses réactions qui permettent à un organisme vivant de produire des métabolites secondaires à partir de précurseurs à la structure plus simple font appel à des enzymes dont l’homme ne sait pas toujours reproduire l’action.
Plusieurs possibilités alors : l’une d’elles fait appel à la biotechnologie. S’il s’agit d’une plante, il est possible de lui fournir les précurseurs nécessaires en plus grande quantité en espérant que cela aboutira à une plus grande production de la molécule recherchée. D’autres démarches consistent à transférer un ensemble de gènes codant pour la molécule ou les enzymes nécessaires dans le génome de bactéries, qui serviront d’usine à métabolites. Au lieu de « simplement » reproduire ce composé plein de promesses, les chimistes s’appliquent également à améliorer son efficacité, en modifiant une partie de sa structure ou en synthétisant des dérivés. Françoise GuéritteFrançoise Guéritte
UPR 2301 CNRS/ Université Paris-Sud, ICSN
, directrice de recherche Inserm, responsable de l'équipe Pôle Substances naturelles, à l'ICSN, se souvient de Meiogynine cylindrocarpa, une plante de Malaisie sélectionnée en testant l'activité biologique de multiples extraits de plantes stockés dans une sorte de bibliothèque d’échantillons naturels. Une des molécules, la méiogynine A, isolée de son écorce, possède une activité biologique assez importante sur certaines protéines anti-apoptotiques – qui s’opposent à la mort cellulaire programmée – et présente une structure chimique rare dans la nature. Mais lorsque les chercheurs ont voulu retrouver cette espèce pour isoler de nouveau le composé actif, la plante avait disparu, victime de la déforestation intense. Sa synthèse, ainsi que celle de plusieurs analogues, a alors été réalisée au laboratoire en suivant une voie biomimétique, c’est-à-dire en imitant la manière dont la synthèse a probablement été effectuée naturellement dans la plante. Au cours du processus, quatre molécules ont été créées dont une seule est semblable à la méiogynine A. Les trois autres en diffèrent par la configuration de leurs carbones asymétriques. Or, lors des tests, les chercheurs se sont aperçus que l’une d’entre elles, qui, pour l’instant, n’a jamais été retrouvée dans la plante, possède une activité quatre fois supérieure à celle de la méiogynine A ! En voulant imiter la nature, les chimistes sont parvenus à l’améliorer… presque par hasard.
Quant à Boris VauzeillesBoris Vauzeilles
UMR8182 CNRS/Université Paris-Sud XI, Institut de chimie moléculaire et des matériaux d’Orsay et UPR 2301 CNRS/ Université Paris-Sud, ICSN
, il mise tout sur le click. La chimie « click ». Ce concept, né il y a une dizaine d’années, a pour but d’identifier les réactions efficaces pour réunir deux molécules, notamment via des liaisons énergétiquement très favorables entre un atome de carbone et un autre élément chimique. Sa molécule fétiche ? La déoxynojirimycine, isolée à partir des feuilles du mûrier blanc, originaire d’Asie et importé en Europe pour l’élevage du ver à soie. Il s’agit d’un inhibiteur de glycosidases, les enzymes chargées de « découper » les oligo- et polysaccharidesOligosaccharides
Sucres composés de 2 à 4 molécules d’oses, des sucres simples.
. Par transformation chimique, la structure de base de la déoxynojirimycine a été optimisée pour conduire à des molécules possédant différentes propriétés biologiques. Deux médicaments sont actuellement commercialisés : le miglitol, un antidiabétique oral qui diminue l’absorption intestinale des glucides, et le miglustat, dans le traitement de la maladie de Gaucher, une maladie lysosomale, dans laquelle la fonction digestive de petites vésicules intracellulaires est affectée. « D’autres maladies lysosomales pourraient à terme être traitées par ce médicament », note Boris Vauzeilles. Il y a quelques années, l’équipe du professeur Becq, à l’université de Poitiers, avait montré que le miglustat permettait de rétablir l’activité de la protéine CFTR portant la mutation F508del, responsable de la plupart des cas de mucoviscidose. « À l’Institut de chimie moléculaire et des matériaux d’Orsay et à l’ICSN, nous avons développé une petite chimiothèque de dérivés de déoxynojirimycine, en utilisant la chimie « click ». Leur activité biologique est modulée et peut, selon les cas, favoriser certaines des activités exposées plus haut, contre les enzymes impliquées dans la maladie de Gaucher ou la correction de l’activité de la protéine CFTR. » 

De la chimie à la thérapeutique

Isoler une molécule naturelle, la synthétiser et constater son efficacité contre une pathologie ne fait pas tout : encore faut-il savoir comment elle agit. Récemment, Norbert LatruffeNorbert Latruffe
IFR 100 Inserm/Université de Bourgogne, Laboratoire de biochimie, unité 866 Inserm/EPHE –Université de Bourgogne, Lipides, nutrition, cancer (LNC)
, qui a jusqu’à peu dirigé une équipe de l’unité Lipide, nutrition, cancer, a levé un coin du voile qui entoure le resvératrol, synthétisé dans les grains de raisin et présent dans le vin rouge. Des études épidémiologiques et expérimentales avaient déjà montré que ce polyphénol – un type de molécule organique très représentée dans le règne végétal – agissait sur l’organisme comme un agent préventif des maladies cardiovasculaires ainsi que de certains cancers.
Dans 25 % des cas de cancers, la prolifération anarchique des cellules serait rattachée à des processus inflammatoires, dont certains sont liés aux micro-ARN, des séquences non codantes régulatrices de gènes. Selon plusieurs études, la présence de l’un d’entre eux, miR- 155, en grande quantité dans le sang est directement impliquée dans la réponse inflammatoire et serait liée à la formation de certains cancers comme les leucémies, les cancers du sein ou du poumon. Norbert Latruffe et ses collaborateurs américains de l’université de l’Ohio ont montré que le resvératrol jouait un rôle important en modulant l’expression de deux micro-ARN, miR- 663 et miR- 155, dans une lignée cellulaire de monocytes humains, un type de globules blancs. Cette régulation entraîne une série de réactions en chaîne qui aboutit au contrôle de l’expression de gènes impliqués dans la production de prostaglandines ou les réponses inflammatoires aux LPS (lipopolysaccharide bactérien). D’autres travaux sur des cellules cancéreuses colorectales ont également suggéré l’implication du resvératrol dans la modulation de miR-663 dans le contrôle de l’expression du TGF bêta, un agent oncogénique favorisant le développement de tumeurs. Plus récemment, le professeur a également mis en évidence l’implication du resvératrol dans la différenciation musculaire précoce.
Mais il n’est pas toujours évident de faire ce type d’études. Michel MieschMichel Miesch
UMR7177 CNRS/Université de Strasbourg, Institut de chimie de Strasbourg, Chimie organique synthétique (LCOS)
, à l’Institut de chimie de Strasbourg, tente de découvrir si Hoodia gordoni, une plante grasse qui pousse en Afrique du Sud, possède bien les propriétés qu’on lui attribue. Les San, une population nomade de la région, s’en serviraient, en effet, lors de longs déplacements dans le désert du Kalahari pour diminuer la sensation de soif et de faim. De nombreux produits coupe-faim vendus sur Internet se vantent d’en contenir.
Dans le contexte de l’obésité, problématique majeure de santé publique, une molécule avec de telles propriétés aurait son utilité. La littérature scientifique tend à désigner un glycostéroïde nommé P57 extrait de H. gordoni comme responsable des effets. Mais Michel Miesch reste néanmoins dubitatif : « Certaines études n’indiquent pas quelles molécules étaient réellement testées, d’autres semblent avoir nécessité une grande quantité de P57 pourtant très difficile à obtenir. » Bien que son laboratoire soit parvenu à réaliser la synthèse de la partie stéroïde de P57 en 13 étapes, elle reste complexe. Ce produit ainsi que divers analogues ont été testés in vitro sur différents récepteurs spécifiques (RCPG, kinases) impliqués dans le désordre métabolique lié aux pathologies de l’obésité. La diversité des structures chimiques (environ 40) et des récepteurs (environ 200) a permis de dégager des résultats préliminaires améliorant l’état des connaissances sur les propriétés de ces composés. Toutefois, le mode d’action et la détermination de la cible demandent des travaux complémentaires.

Les découvreurs ont de l’avenir

Après avoir localisé, ramassé, synthétisé et scruté les effets de ces précieuses substances, une dernière étape, longue et délicate, se profile à l’horizon avant que n’émerge le médicament de demain : les essais cliniques. Ils permettront de le développer et de le tester. Ils sont en général confiés aux grandes industries pharmaceutiques. Mais certains chercheurs se chargent eux-mêmes d’avancer la phase de développement en créant leur start-up. C’est le cas de Laurent MeijerLaurent Meijer
FR2424 UPMC/CNRS/INSU, Station biologique de Roscoff (SBR) (en détachement)
, co-fondateur de la société ManRosTherapeutic, hébergée par la Station biologique de Roscoff. Le chercheur étudie depuis plusieurs années les vertus antitumorales ou antineurodégénératives de molécules sécrétées par les éponges et les ascidies, un autre type d’organismes marins. Chez l’homme, ces molécules sont susceptibles d’agir sur les protéines kinases, capitales dans la vie et la mort des cellules. Actuellement, plusieurs programmes contre la polykystose rénalePolykystose rénale
Maladie génétique héréditaire à l’origine de 10 % des cas d’insuffisance rénale terminale
, les cancers et la maladie d’Alzheimer sont en études précliniques.
Après les études in vitro et chez l’animal, les essais cliniques portent sur l’homme. La première phase évalue la tolérance et la toxicité du produit : la molécule est en général testée sur des volontaires sains. La deuxième phase cherche à établir la preuve du concept d’efficacité : elle concerne un petit groupe de patients volontaires. Quant aux essais de phase 3, ils sont effectués sur un large panel de patients : le candidat-médicament est comparé à un placebo ou à un médicament de référence. Si les résultats sont validés, c’est seulement à ce moment, au bout de 10 ans en moyenne, que la molécule peut recevoir une autorisation de mise sur le marché (AMM) délivrée par les autorités nationales compétentes (Agence nationale du médicament et des produits de santé, en France). Après l’obtention de l’AMM, la phase 4 consiste à surveiller le nouveau médicament, afin de détecter d’éventuels effets secondaires.
Le chemin est long, qui conduit d’un organisme à un médicament. Mais certains sortent vainqueurs de cette course de fond, comme la navelbine et le taxotère, puissants anticancéreux provenant de la pervenche de Madagascar et de l’if du Pacifique. Quelles potentialités offre encore la nature ? « On considère qu’il existe entre 250 et 300 000 espèces végétales », rappelle Françoise Guéritte. Or, seuls 10 % d’entre elles ont été étudiés d’un point du vue biologique et chimique. Pour les micro-organismes, qui représentent plusieurs millions d’espèces, le ratio est de moins de 10 % chez les bactéries et moins de 5 % chez les champignons. Et très peu des 500 000 espèces d’organismes marins ont été étudiées. « Or, le nombre de molécules que l’on pourrait préparer avec onze atomes, par exemple, a été évalué à plus de 26 millions. Parmi toutes ces possibilités, certaines pourraient devenir demain des médicaments efficaces contre des maladies comme le cancer ou encore la maladie d’Alzheimer. » Il reste donc encore un nombre considérable de tiroirs à explorer dans cette armoire à pharmacie qu’est la nature, même si tous ne pourront pas être ouverts…

Julie Coquart