Neuro-informatiqueMEdecine de demain
Cortex numérique

Et si le secret de nos pensées était percé par une alliance entre le monde des télécommunications et celui des sciences et technologies de l’information appliquées à la santé ? C’est en tout cas le pari que veulent relever Claude BerrouClaude Berrou
Télécom Bretagne, Département d’électronique
et Fabrice WendlingFabrice Wendling
Unité 1099 Inserm - Université Rennes 1
. Le premier a élaboré une théorie de l’information mentale et espère que le second pourra la valider expérimentalement.

* Laboratoire Traitement du Signal de l'Image (LTSI). Mise en place d’un casque muni de 256 électrodes
© Équipe SESAME/LTSI/UMR 1099 Inserm/Inserm
Sur un écran d’ordinateur, une banane apparaît. Un homme à la tête recouverte d’électrodes reconnaît le fruit. Il en donne le nom, puis l’épelle. L’exercice se répète avec 70 objets différents, puis la série entière recommence. La scène se passe à Rennes, dans les locaux du CHU. Au total, ils seront 20 volontaires à se prêter au jeu de Neucod, pour Neural coding, auquel participe l’équipe SESAME (Systèmes épileptogènes : signaux et modèles) du laboratoire Traitement du signal et de l’image (LTSI), dans le cadre du laboratoire d’excellence COMIN Labs (voir encadré). L’enjeu ? Rien de moins que de décrypter comment le cerveau stocke l’information et la restitue. Ou plutôt apporter la preuve de la validité de la théorie de l’information mentale proposée par Claude Berrou, professeur à Télécom Bretagne, et ses collaborateurs.

Un codage binaire

Ce spécialiste des télécommunications est, rappelons-le, le co-inventeur, avec Alain Glavieux, du turbocode. Cet ingénieux code correcteur permet d’éviter les erreurs lors de la transmission d’un message informatique en se fondant sur la redondance : l’information initiale est, en effet, encodée par deux codeurs simples. En réception, deux décodeurs collaborent pour contrôler que le message reçu est le bon : chacun dispose de l’information et d’une redondance associée produite par l’un des deux codeurs. Les deux décodeurs vérifient chacun de leur côté la probabilité que l’information a été transmise correctement, puis s’appuient sur leurs résultats respectifs pour s’en assurer et éventuellement la corriger. Soit le mot « malin ». Imaginons que le premier codeur ait pour consigne de lui associer un synonyme et le second codeur, un synonyme d’une anagramme. Le décodeur 1 recevra donc le message suivant : « malin ; futé », et le décodeur 2 : « liman ; lagune ». Chacun pourra donc vérifier que l’information dont il a la charge est correcte. Après échange de leur analyse et possible correction, les deux décodeurs peuvent « annoncer » que le mot transmis est bien « malin ». Il se passerait donc la même chose dans le cerveau où l’information serait codée de façon binaire (0 ou 1), distribuée en petites unités et soutenue par des réseaux de liaison. Et c’est à ce niveau que les recherches de l’équipe SESAME rejoignent la théorie de Claude Berrou. Le lien ? La distribution. Avec le turbocode, l’information est redondante et distribuée, c’est-à-dire répartie en plusieurs éléments, qui sont autant d’unités plus faciles à traiter. Pour le spécialiste des télécoms, il ne peut en être autrement dans le cortex. Le travail collaboratif des deux décodeurs, s’appuyant à la fois sur des données communes et d’autres qui leur sont propres, est par exemple à rapprocher du fonctionnement des deux hémisphères du néocortex, indépendants mais reliés par le corps calleux. Et Claude Berrou va encore plus loin dans la recherche de similitudes. Le succès du turbocode, utilisé pour la 3G et la 4G de la téléphonie mobile, a permis au chercheur d’obtenir un financement du Conseil européen de la recherche (Advanced Grant) pour son nouveau projet : identifier et exploiter les analogies observées entre la structure et les propriétés du cortex cérébral, et celles des décodeurs correcteurs d’erreurs modernes. Sa mise en algorithmes de notre cerveau s’appuie sur la théorie des graphes. Empruntée aux mathématiques, elle permet de poser et de résoudre de nombreux problèmes. Il fait ainsi l’hypothèse que le cortex est structuré en réseaux de neurones, formant des micro-colonnes, assimilés aux nœuds d’un graphe. Une information - un mot, un souvenir, une idée - serait supportée par un ensemble de nœuds reliés par des traits, reflets de leur connectivité. À terme, c’est même un cortex numérique, capable d’apprentissage, qu’il espère pouvoir créer. Cette organisation, plausible d’un point de vue biologique, s’affranchit du fonctionnement chimique des neurones mais offre bien les caractéristiques de l’information mentale. Celle-ci est, en effet, robuste et pérenne, car elle se maintient malgré les agressions physiques et chimiques dont le cerveau est l’objet. Ce qui implique qu’elle soit redondante pour pallier les possibles altérations. Cependant, « les neurosciences computationnelles, qui cherchent à comprendre le fonctionnement du cerveau par des modèles mathématiques, ne sont efficaces que si l’on peut valider expérimentalement ce qu’on voit dans le modèle informatique », déclare Fabrice Wendling.

À la source des signaux

Et c’est le but de l’expérience menée par les chercheurs de SESAME dans le laboratoire rennais. « Lorsque les volontaires épellent le nom de l’objet reconnu à l’écran, ils mettent en jeu la mémoire de travail, celle qui permet de retenir un numéro de téléphone le temps de le composer », explique Fabrice Wendling, directeur de recherche Inserm et responsable de l’équipe. Au cours de cette tâche cognitive, l’activité cérébrale est enregistrée grâce à 256 électrodes.  « Nous disposons d’hypothèses assez fortes sur les régions du cerveau mises en jeu. Leur activation se traduit par des signaux, recueillis par les électrodes, que notre unité sait traiter. » Ils sont le reflet de l’activité en profondeur, surtout néocorticale. En se fondant sur le principe de la résolution du problème inverse et sur la mesure de la connectivité cérébrale, les chercheurs espèrent réussir, à partir de signaux dont ils ignorent l’origine, en retrouver les sources et leurs interactions. En d’autres termes, les réseaux impliqués. Et donc mettre en évidence la structuration fonctionnelle du cortex théorisée par Claude Berrou. L’intérêt de l’équipement utilisé, acquis grâce à un appel d’offres de la Fondation française pour la recherche sur l’épilepsie, réside dans la haute résolution spatiale qu’il permet d’obtenir avec les électroencéphalogrammes. Initialement, il sert à l’analyse de signaux émis par le cerveau de patients souffrant d’épilepsie. « Cette maladie est très invalidante, surtout quand elle est réfractaire aux médicaments. Notre but est aussi d’identifier les réseaux de neurones impliqués ensemble, et de manière anormale, lors des crises. »
Au-delà des connaissances sur le cerveau qu’ils apporteront, les travaux engagés devraient donner lieu à des applications médicales, dans certains désordres neurologiques. Une meilleure compréhension du cerveau faciliterait ainsi les traitements lorsqu’il dysfonctionne, comme dans l’épilepsie.

Julie Coquart

* Laboratoire Traitement du Signal de l'Image (LTSI). Analyse et comparaison de tracés d'enregistrement électroencéphalographique obtenus avec des électrodes intracrâniennes (en pointillés sur la radio en incrustation) : signaux normaux
© Patrice Latron/Inserm
* Laboratoire Traitement du Signal de l'Image (LTSI). Analyse et comparaison de tracés d'enregistrement électroencéphalographique obtenus avec des électrodes intracrâniennes (en pointillés sur la radio en incrustation) : épileptiques
© Patrice Latron/Inserm