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Med Sci (Paris). 2010 August; 26(8-9): 685–687.
Published online 2010 August 15. doi: 10.1051/medsci/2010268-9685.

Les relations complexes entre hémoglobinopathies et paludisme

Dominique Labie1*

1Inserm U567-UMR CNRS 8104, Institut Cochin, 24, rue du Faubourg Saint-Jacques, 75014 Paris, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Animaux, Génotype, Hémoglobine S, génétique, Hémoglobinopathies, complications, Hémoglobines, métabolisme, Humains, Paludisme, sang, prévention et contrôle, Paludisme à Plasmodium falciparum, Plasmodium falciparum

Protection contre le paludisme - Données historiques

Les relations entre les hémoglobinopathies - l’hémoglobine S (HbS) en particulier, responsable de la drépanocytose - et le paludisme à Plasmodium falciparum ont été évoquées de longue date. Constatées par Beet dès 1949 [ 1] en Rhodésie (actuel Zimbabwe), elles ont permis de formuler l’hypothèse d’un polymorphisme équilibré (balanced polymorphism) basé sur la constatation, malgré le décès précoce de la majorité des drépanocytaires SS homozygotes, d’une survie préférentielle des hétérozygotes AS, qui acquièrent un niveau de protection atteignant 60-80 % contre les complications sévères de la malaria [ 2]. Cet équilibre a pu être présenté comme l’exemple le plus typique de sélection naturelle [ 3]. La quasi-identité de la distribution géographique de l’HbS en Afrique et de celle des zones d’impaludation était un argument important en faveur de cette hypothèse. Par la suite, divers travaux ont cherché à déterminer les causes moléculaires et cellulaires de cette survie. La première explication remonte à 1970 : Luzzatto constatait alors que la vitesse de falciformation des globules rouges (GR) in vitro était 2 à 3 fois plus rapide pour les globules rouges (GR) AS parasités, ce qui entraînait la mort « suicidaire » du parasite et la séquestration des GR au niveau de la rate [ 4]. Le phénomène fut ensuite reproduit en montrant que le parasite survit moins bien dans des cultures de GR AS maintenus dans des conditions de pO2 et de pH comparables à celles du sang veineux [ 5]. In vivo, dans la circulation veineuse profonde où la pO2 est basse, les parasites sous forme de schizontes forment à la surface des GR des protubérances (knobs) qui adhèrent aux parois des microveinules, entraînant là encore l’élimination de la cellule parasitée. On a aussi suggéré le rôle d’une perte de potassium et de la déshydratation cellulaire qui s’ensuit [ 6]. Toutes ces données ont été parfaitement résumées en 2008 par Weatherall, qui montrait de plus qu’un processus de sélection naturelle analogue s’était exercé dans pratiquement toutes les hémoglobinopathies majeures, HbC, HbE, mais aussi dans les α- et β-thalassémies [ 7], ainsi que dans d’autres pathologies du GR, enzymatiques (déficit en glucose-6-phosphate déshydrogénase G6PD) ou membranaires (groupes sanguins, elliptocytose, ovalocytose). Différentes études de populations ont depuis validé cette hypothèse malgré des variations qui seraient dues à une distribution géographique inégale des différents génotypes.

Réinfection de l’anophèle par l’hôte humain

Sur le plan épidémiologique et clinique le paludisme à P. falciparum représente dans les pays d’Afrique subsaharienne un fléau majeur ; les accès palustres se comptent par millions, et le nombre de décès annuels, majoritairement des enfants de moins de 5 ans, est de l’ordre du million. Le traitement par la chloroquine, l’usage du DDT, avaient nettement amélioré ces résultats. L’extension progressive de formes du parasite résistantes aux différentes thérapeutiques est un problème croissant d’année en année, l’artémisine et ses dérivés restant encore efficaces sur les formes graves de paludisme (→). La drépanocy-tose est, dans les mêmes pays, la maladie génétique la plus fréquente, posant aussi de difficiles problèmes de prise en charge et responsable de nombreux décès dans l’enfance et à l’adolescence.

(→) Voir la Nouvelle de Vincent Segura, page 701 de ce numéro

Un travail récent effectué au Burkina Faso (ex Haute-Volta) et coordonné par les scientifiques de l’Université La Sapienza à Rome, apporte un élément nouveau d’importance majeure concernant la relation entre la variabilité génétique des Hb et la transmission entre l’hôte humain et l’anophèle vecteur [ 8]. Alors que les études antérieures étaient focalisées sur la transmission par l’anophèle du Plasmodium à l’hôte humain, ce dernier travail envisage au contraire le prélèvement par l’anophèle du parasite chez l’homme infecté. Les auteurs rappellent ce qu’on sait du cycle du parasite introduit dans l’organisme par la piqûre de l’anophèle femelle. Après un passage dans le foie, les mérozoïtes libérés dans la circulation s’y reproduisent au cours d’un cycle érythrocytaire asexué qui est seul pathogène [ 9]. Après un certain nombre de ces cycles, les parasites évoluent vers la formation de gamétocytes mâles et femelles qui seront prélevés par l’anophèle au cours d’un nouveau repas sanguin. Le cycle sexué se déroule alors dans l’organisme du parasite, aboutissant à la formation d’oocytes disponibles pour une nouvelle infection (Figure 1).

Infectivité comparée de l’hôte selon son génotype HBB

La présente recherche a exploré l’influence des génotypes de l’hémoglobine (génotype au locus de la β-globine HBB) sur cette étape de transmission de l’hôte au vecteur. Les auteurs ont voulu savoir si les variants génétiques, HbS ou HbC, dont on sait qu’ils sont protecteurs contre les formes graves de paludisme, avaient aussi un impact sur le retour du Plasmodium vers le moustique. L’étude, qui se poursuit depuis 2001 et a inclu 3 739 individus, a été épidémiologique, parasitologique et entomologique. Chez l’hôte, on a étudié la fréquence et la densité des formes sexuées de gamétocytes présents dans la circulation et responsables de la transmission à l’anophèle vecteur ; ce travail a été effectué in vivo et contrôlé ex vivo. Chez l’anophèle (6 446 insectes) on a exploré le taux et la densité des oocytes après contrôle du génotype sanguin du sujet prélevé par le moustique. Deux enquêtes épidémiologiques ont été menées en milieu rural dans des contextes différents, l’une sur 1 737 enfants de moins de 15 ans à la fin de la saison de transmission maximale du paludisme en 2001, l’autre en 2007 sur 2 002 sujets de tous âges à la fin de la saison sèche où la transmission est moindre. La densité de parasites ne variait pas selon le génotype HBB de l’hémoglobine, mais on constatait dans les deux enquêtes un taux de gamétocytes (réservoir de formes sexuées) supérieur dans le sang des sujets porteurs de l’HbC. Une différence (x 4), présente dans les deux séries chez les sujets CC, était retrouvée dans la deuxième enquête chez les sujets AC ; un allèle adaptatif C influerait donc sur la formation des gamétocytes. La différence est nette également si on considère le rapport formes sexuées/asexuées (supérieur de 50 % et 65 %). Aucune différence significative n’était, en revanche, observée in vivo chez les sujets AS. Bien que l’association entre allèle C et formation de gamétocytes ait été constamment retrouvée, et pour tenir compte des différences d’âge et de populations, les auteurs ont effectué une vérification ex vivo. Le degré d’infectivité avait été évalué in vivo en déterminant le taux d’oocytes chez 3 869 moustiques disséqués 7 jours après leur repas sanguin chez des hôtes dont on connaissait le génotype HBB : AA, AS, AC, CC. La dissection à J3 de 10 % des insectes dans chaque groupe a permis de vérifier un « bruit de fond » identique dans tous les groupes (P = 0,99). En revanche, la dissection à J7 identifiait l’origine de la contamination puisqu’elle montrait une densité d’oocytes nettement supérieure quand l’origine de l’infection était un sang contenant l’HbC (p = 0,002); la densité chez les homozygotes était supérieure à celle des hétérozygotes AC (p = 0,004). Le risque d’infection de l’anophèle est multiplié par deux s’il se nourrit du sang de sujets porteurs d’HbC, l’infectivité du sang d’individus AS, quoique moindre, étant encore supérieure à celle du sang de sujets AA (p = 0,018). Le sang des mêmes sujets a été cultivé sur membrane et présenté à des anophèles naïfs, élevés en insectarium, dont ce prélèvement était la première contamination. Le génotype HBB des sangs contrôlés était AA, AS, AC et CC. Les résultats constatés chez 2 171 moustiques sont encore plus démonstratifs qu’in vivo : le risque d’infection est élevé (x 4) quel que soit le génotype du sang comparé à un sang AA : AS (p = 0,00015), AC (p = 0,0003), CC (p = 0,0005). On notera que, dans cette procédure in vitro, c’est à partir du sang des sujets AS que le taux d’oocytes mesuré est particulièrement élevé.

Influence du génotype HBB sur l’efficacité de transmission du paludisme : hypothèses mécanistiques

Cette mise en évidence d’une influence du génotype HBB sur l’efficacité de transmission du paludisme est exemplaire du rôle de la génétique de l’hôte dans la transmission d’une maladie infectieuse. Quels peuvent être les mécanismes cellulaires en cause ? Ceux en cause dans la protection de l’hôte ont fait l’objet d’études multiples [7] : ils ont majoritairement ciblé l’HbS, dont l’impact en santé est majeur en Afrique, mettant en évidence chez les hétérozygotes AS plusieurs mécanismes de protection : diminution de l’invasion parasitaire des GR, moindre formation de rosettes et modification de l’adhérence des érythrocytes AS infectés à l’endothélium [ 10]. Concernant l’HbC, on a montré une moindre expression de l’antigène PfEMP-1 du parasite modifiant l’adhérence à la paroi vasculaire de globules rouges porteurs de cette hémoglobine [ 11]. Ces mécanismes concernent tous les formes parasitaires asexuées, mais en revanche, on sait peu de choses sur la façon dont le génotype HBB pourrait influencer la formation des gamétocytes en fin de cycle asexué chez l’hôte. La promotion de la différenciation sexuée fait-elle intervenir les mêmes mécanismes que la protection ? Des hypothèses ont été faites, plus ou moins anciennes, dont une formation accélérée de gamétocytes en présence de nombres élevés de réticulocytes [ 12], une modification par les variants HBB de la réponse immunitaire [ 13], le rôle d’une moindre prise de médicaments par les sujets protégés. On peut envisager une explication plus « finaliste » : il y a un avantage compétitif des formes asexuées sur les formes sexuées, mais en même temps un risque d’extinction. En cas de danger, notamment de perte de l’hôte, nécessaire au cycle du parasite, on peut imaginer un biais vers l’augmentation des formes sexuées, qui serait bénéfique pour le parasite en permettant sa reproduction, et pour l’hôte en diminuant chez lui la densité parasitaire [14].

Conclusion et perspectives

L’ensemble des résultats du travail de Gougna et al. introduit une nouvelle dimension dans notre approche des interactions entre hémoglobinopathies et gravité du paludisme dans les pays où les deux problèmes sont endémiques. Des variants HBB, considérés comme protecteurs, seraient-ils à l’origine d’une aggravation de la transmission du paludisme ? La question est d’importance majeure concernant l’HbS étant donné son impact en santé publique. La variabilité des terrains génétiques en Afrique rend nécessaire une étude de terrain similaire dans d’autres pays où l’incidence de l’HbS est un problème dominant, par exemple dans certaines régions de la république démocratique du Congo (RDC) où elle atteint 40 % sans la coexistence d’hémoglobinose C. On aimerait aussi savoir si une situation comparable existe dans d’autres pays où existent d’autres variants HBB. On pense, entre autres, à l’HbE en Asie du Sud et du Sud-Est.

Conflit d’intérêts

L’auteur déclare n’avoir aucun conflit d’intérêts concernant les données publiées dans cet article.

References
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