Pouvoir du marketing et réponses nécessaires en matière de santé publique

2017


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Communications

Gerard Hastings
Institute for Social Marketing, University of Stirling et Open University, Royaume-Uni
École des Hautes Études en Santé Publique, France1
L’entreprise est une entité incroyablement efficace. Dans sa forme moderne, telle qu’elle a émergé au début du xxe siècle, elle a su déployer une force de frappe impressionnante et de portée mondiale. Sa réussite est telle qu’elle a rapidement surpassé l’État-Nation, tant en taille qu’en influence : les données de la Banque mondiale indiquent que plus de la moitié des entités économiques les plus importantes au monde sont désormais des entreprises et non des pays (Pingeot, 2014renvoi vers). Dans la plupart des cas, cette position dominante a été conquise non par la tyrannie ou la coercition, mais par la persuasion. Elle séduit chacun d’entre nous et nous incite à lui donner toujours plus d’argent, même s’il est évident que cela va nous nuire. Qu’il s’agisse des maladies de l’ère industrielle dues au tabac, à l’alcool ou à la malbouffe, des activités socio-économiques minées par les grandes surfaces ou des ravages de la surconsommation sur notre planète, les preuves sont nombreuses de la capacité des multinationales à générer chez nous un sentiment de fidélité autodestructeur qui dépasse l’entendement.
Le mécanisme d’action privilégié de ces entreprises s’appelle le marketing. Bien que ce terme soit parfois considéré comme équivalent au concept de publicité, il s’agit en réalité d’un montage complexe de techniques de persuasion qui permet d’obtenir l’entière coopération des citoyens, aussi bien que celle des dirigeants politiques et de toutes les parties prenantes.
Dans cette communication, nous aborderons en détail la matrice du marketing. Nous verrons ensuite que, même si les instruments du marketing moderne, tels les campagnes Facebook et les jeux publicitaires, peuvent sembler innovants, le principe de contrôle qu’ils mettent en œuvre remonte au moins au xvie siècle, comme décrit par Étienne de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire (La Boétie, 1548renvoi vers). Enfin, pour reprendre l’analyse de La Boétie, nous en conclurons que la réponse se trouve dans le développement d’une vision critique du marketing, la remise en question de notre degré de coopération volontaire et l’abandon progressif de cette coopération. Le rôle des autorités de santé publique est de permettre cette réévaluation de la situation, et de fournir un environnement social et réglementaire où elle puisse s’exprimer pleinement.

Bien plus que de la publicité

Le terme « marketing » est souvent employé comme un synonyme de « publicité », c’est-à-dire un mot-valise qui désigne tout à la fois les messages publicitaires télévisés, les relations publiques, les fenêtres pop-up, le parrainage d’opérations diverses, les produits dérivés, les discours de vente et toutes les autres formes de communication commerciale que nous rencontrons au quotidien. Cependant, quelles que soient l’étendue et l’influence de ces activités promotionnelles, elles sont loin de suffire pour décrire la véritable nature et la puissance du marketing ; ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Le marketing n’est pas juste une affaire de promotion, il regroupe tout ce qu’une entreprise fait pour nous inciter à acheter ses produits et services. C’est l’association d’une bonne idée et d’un arsenal composé d’outils robustes et bien affûtés.
Cette idée est d’une simplicité confondante : les experts en marketing ont compris qu’il était bien plus efficace de produire ce que l’on peut vendre, plutôt que d’essayer de vendre ce que l’on produit. Lorsque vous avez réussi cette manœuvre une ou deux fois, vous gagnez peu à peu la confiance du consommateur et vous pouvez ainsi renouveler l’opération plus facilement. La rhétorique du marketing est donc rassurante car démocratique : « le client est roi », « apporter de la valeur », « service client », « liberté de choisir », « satisfaction client »… Au Royaume-Uni, le lèche-vitrines est parfois désigné sous le terme « shopping thérapeutique ». Si le langage devient franchement grandiloquent dans la bouche des théoriciens en la matière, il reste tout aussi rassurant : lors d’une récente conférence, on a ainsi pu entendre les spécialistes raisonner en termes de « co-création de valeur », d’« égalité d’intégration des ressources », afin de « donner les moyens d’agir aux clients » et d’« intégrer la valeur pour rendre nos vies meilleures »2 .
Ces formulations rassurantes cachent une activité incessante. Les experts en marketing consacrent leur temps à étudier, comprendre et développer les stratégies pour répondre à nos besoins. Ils mettent sur pied des groupes d’étude, des enquêtes, des outils de suivi de la consommation, des études de tous types et de toutes tailles pour atteindre notre cerveau et notre cœur. Implicitement, le marketing reconnaît que nous sommes tous différents et qu’il faut donc proposer un certain degré de personnalisation pour atteindre le niveau maximal de satisfaction. Cela suppose donc de mener davantage de recherches, de « connaître » les clients, afin de pouvoir les segmenter en groupes raisonnablement homogènes qui pourront ensuite être ciblés par des offres sur mesure. Les produits et services sont conçus pour nous, puis savamment et logiquement distribués et positionnés au prix qui correspond le mieux à notre perception de la valeur, accompagnés d’outils de promotion destinés à attirer l’attention sur tous ces avantages. Ces quatre P (produit, positionnement, prix et promotion) forment la base de la recette marketing, qui est soigneusement et collectivement modelée pour accroître notre satisfaction. Un service client performant s’assure que nous accédons à des produits et services désirables mais également que notre processus d’achat est agréable et satisfaisant. Ainsi, les professionnels du marketing nous conquièrent en tant que clients en répondant à tous nos besoins, y compris ceux que nous n’avions pas encore imaginés, de telle sorte que nous soyons satisfaits de nous-mêmes et de notre consommation. Comme nous pouvons le lire et l’entendre dans certains slogans, « c’est tout ce qu’on aime, nous savons que nous achetons moins cher et nous le valons bien »3 .
Ce processus s’est généralisé au cours des dernières décennies, à mesure que les experts du marketing réalisaient à quel point il était intéressant de transformer des transactions dédiées en « relations mutuellement profitables ». L’adverbe mutuellement désigne le fait que nous obtenons les produits et services que nous recherchons, tandis que le vendeur s’assure de notre fidélité et des perspectives commerciales à long terme qui en découlent. En ce sens, les entreprises n’ont pas seulement la capacité à répondre à nos besoins actuels mais également à anticiper nos besoins futurs, ce qui leur permet d’améliorer considérablement leur planification stratégique. Le concept de « marketing relationnel » a bouleversé l’activité commerciale au cours des 30 dernières années, comme en témoigne la pléthore de programmes et de cartes de fidélité qui nous sont proposés. Un chercheur est même allé jusqu’à établir un parallèle entre ces campagnes commerciales à long terme et le mariage (Gummesson, 1994renvoi vers). Ce n’est pourtant qu’une fausse représentation des relations humaines qui sont associées à un véritable attachement émotionnel. En effet, il n’y a rien de sincère dans la carte de fidélité Auchan ou le programme Voyageur SNCF : ce ne sont que des stratégies commerciales intéressées, déguisées en offres généreuses.
Ce glissement vers la démarche relationnelle souligne également le fait que le marketing ne s’adresse pas seulement à nos besoins fonctionnels mais cible également notre dimension psychosociale. Cette mission de grande ampleur s’incarne dans la marque, qui ajoute une valeur émotionnelle, psychologique et même spirituelle à un produit qui reste par ailleurs passe-partout. Une basket n’est qu’une chaussure comme une autre jusqu’à ce qu’elle soit ornée de la virgule Nike, qui la transforme en accessoire de mode ultracool. Le whisky est un alcool distillé parmi tant d’autres, jusqu’à ce qu’il devienne Glenfiddich, une marque familiale emblème de la tradition écossaise. De même, dans les mains du client conquis, l’iPhone devient un fétiche. Comme on peut le lire dans un célèbre manuel de gestion d’entreprise, « aujourd’hui, les professionnels du marketing préfèrent parler des marques plutôt que des produits. Ils agissent ainsi parce qu’ils savent que les consommateurs n’achètent pas uniquement des caractéristiques physiques mais également les aspects psychologiques associés à l’offre d’un fournisseur » (Doyle, 2003renvoi vers). L’époustouflante capacité des multinationales du tabac à transformer un produit carcinogène addictif en un mode de vie revendiqué illustre avec force la puissance du marketing lorsqu’il s’agit de nous convertir à sa cause.
Les professionnels du marketing savent par ailleurs que nos vies obéissent à des macro-déterminants, que nous prenons nos décisions non uniquement par notre simple volonté mais également en fonction des circonstances sociales et de l’environnement physique dans lequel nous évoluons. La consommation d’un whisky dépend autant des dispositions du code de la route et de la politique de taxation de l’alcool que des préférences gustatives des amateurs. Le choix d’un smartphone dépend de la disponibilité du réseau et des règles qui en définissent l’utilisation dans les lieux publics, ainsi que de la fidélité à la marque. Les efforts marketing ciblent donc autant les politiques et les législateurs que les consommateurs. Ce « marketing des décideurs » s’attache à faire en sorte que l’environnement commercial soit et demeure aussi favorable que possible. Par exemple, lorsqu’il y a quelques années le Parlement européen envisageait de légiférer pour que l’étiquetage des produits alimentaires soit plus explicite – notamment via une signalétique à feux tricolores pour distinguer les aliments sains de ceux qui sont néfastes pour notre santé – on estime que l’industrie agroalimentaire a dépensé un milliard d’euros pour lutter contre ce projet, et le faire échouer4 . De même, les cigarettiers ont bâti pendant des années des alliances avec d’autres secteurs industriels (dans la publicité ou dans le tourisme par exemple) pour contourner la réglementation anti-tabac. C’est ainsi que la corruption des membres du Congrès est devenue une maladie chronique de la politique américaine.
Plus subtilement, les entreprises se lancent massivement dans des campagnes de responsabilité sociale. Elles s’associent à une organisation caritative ou à une grande cause dans le but explicite d’améliorer leur réputation. À titre d’exemple, Coca-Cola a conclu un partenariat avec le WWF après avoir été accusée de polluer les ressources en eau des pays en développement. De même, un article paru récemment dans le British Medical Journal détaille la manière dont les industriels des boissons alcoolisées courtisent les hommes politiques britanniques pour saper un projet de loi visant à instaurer un prix minimum par unité d’alcool. Des études faisant référence dans le domaine ont montré qu’en fixant un prix de vente minimum des boissons alcoolisées, on limite la consommation excessive d’alcool, sans impact sur les buveurs modérés. Les professionnels du secteur y ont vu une menace pour leurs ventes et ont exploité les relations stratégiques qu’ils entretiennent avec les parlementaires pour s’y opposer. Comme pour les consommateurs, « il s’agit vraiment de bâtir des relations à long terme avec des acteurs politiques stratégiques afin de pouvoir exercer une influence de manière très subtile… et au sein de ces relations à long terme, on observe un niveau ahurissant de proximité » (Gornall, 2014renvoi vers). Leur acharnement à faire échouer cette mesure est impressionnant car, alors même que le Premier ministre David Cameron avait publiquement déclaré sa ferme intention de la voir adopter, après un an de pressions, les industriels sont parvenus à enterrer le projet5 .

Dommages sur la santé publique

Le prix que nous payons pour que nos besoins soient constamment satisfaits est un système qui intervient dans tous les aspects de notre vie personnelle, culturelle et politique, et génère des dangers à la fois subtils et extrêmement graves. L’essor et l’expansion du capitalisme suscitent ainsi des questionnements qui étaient pourtant minoritaires avant la parution du pamphlet de Rachel Carson, Printemps silencieux (Carson, 1962renvoi vers).
Les dommages pour la santé physique furent les premiers mis en évidence à grande échelle. Le gagnant dans ce domaine est le tabac, avec des chiffres qui font peur, qu’il s’agisse de la mortalité (jusqu’en 2015 on l’estimait à huit millions de morts par an6 ) ou du risque relatif (plus d’un fumeur sur deux qui ne parvient pas à se sevrer décèdera du tabac, selon Doll et Peto, 1981renvoi vers). Soixante ans après ces premières constatations, le fait que les grandes multinationales du tabac existent encore et affichent une santé florissante laisse penser que notre système économique comporte indiscutablement certaines lacunes. Le tabac n’est pas le seul secteur en cause car l’impact sur la santé de l’alcool et d’une alimentation de plus en plus dominée par des produits ultra-transformés est également source de grandes inquiétudes, et il est désormais évident que ce mode de consommation occasionne autant de dégâts.
L’industrie agroalimentaire illustre à quel point la logique marketing peut être brutale. La transformation des aliments, autrement dit les pommes de terre qui deviennent de délicieuses chips ou la production d’un appétissant hamburger à partir de viande premier prix, permet de démultiplier la valeur monétaire ajoutée. Si l’on prend un exemple au Royaume-Uni, on trouvera par exemple en grande surface des pommes de terre en vrac à environ 80 pence le kilo, alors que les chips crème et oignon sont vendus à près de 15 £ le kilo7 . Ce delta permet de dégager un budget marketing colossal qui sera dédié à présenter ce produit transformé sous son meilleur jour auprès des consommateurs. La formulation du produit (la manipulation des teneurs en sel, sucre et graisses) assure l’appétence, tandis que les autres éléments de la recette marketing (la présentation sur le lieu de vente, la tarification et la promotion) se combinent pour renforcer l’inclination à consommer stimulée par le goût. Hélas, puisque la manipulation des teneurs en sel, sucre et graisses se traduit généralement par une augmentation de la quantité de ces composants, la valeur nutritionnelle s’en trouve de fait et inévitablement réduite (Renvoi vers).
Le marketing alimentaire est donc synonyme de nocivité pour la santé. Celui qui règne au sein des industries du tabac et de l’alcool est porteur des mêmes dangers que les spécialistes du marketing parviennent tout de même à transformer en bénéfices aux yeux des consommateurs. C’est ainsi que nous sommes confrontés à toutes ces maladies non contagieuses et pourtant si familières – BPCO, cancer, diabète, maladies cardiovasculaires – qui sont au cœur des priorités de santé publique. Le fait que l’on parle désormais régulièrement d’« épidémies industrielles » (Jahiel et Babor, 2007renvoi vers) démontre bien le lien étroit entre ces maladies et le marketing d’entreprise, et vient bousculer le discours rassurant du marketing lorsqu’il évoque la satisfaction du client et la souveraineté du consommateur.
Figure 1 Pourquoi le marketing alimentaire est néfaste (d’après Hastings, 2015)
L’universalité et la puissance de cette démarche marketing vont également à l’encontre du concept selon lequel le client a les moyens d’agir. Sachant qu’un hypermarché propose environ 40 000 références8 et qu’il faut onze heures pour ne serait-ce que compter jusqu’à 40 000, la plupart de nos achats sont motivés par une impulsion au sein même du magasin, une tendance que les experts en marketing exploitent à fond. Les études menées sur l’atmosphère des commerces de détail montrent à quel point le plus infime aspect de l’environnement, « de l’éclairage à la musique, en passant par les employés » (Grewal et coll., 2014renvoi vers), peut avoir un impact sur le comportement d’achat. Des travaux récents ont notamment démontré que la diffusion d’une senteur simple (par opposition aux senteurs complexes ou à l’absence de senteur) génère plus de dépenses, tandis que l’affichage des prix en rouge (au lieu du noir) augmente la valeur perçue (Grewal et coll., 2014renvoi vers). Le simple fait de déplacer un produit d’une allée latérale à l’allée centrale peut multiplier les ventes par cinq (Holmes, 2011renvoi vers). L’ouvrage de Robert Cialdini, Influence et manipulation (Cialdini, 2007renvoi vers), explique comment ceux qu’il appelle les « professionnels de la conformité » s’appuient sur des décennies de travaux en psychologie pour nous faire faire ce qu’ils veulent. C’est ainsi que nous achetons des produits, que nous gagnons et dépensons notre argent, non dans notre intérêt mais pour obéir aux « gourous » du marketing.
Ces dommages individuels s’accompagnent en outre de dommages collectifs. Les grandes surfaces étranglent les commerces de proximité et mènent à l’industrialisation de l’agriculture car la course aux profits nécessite de vendre toujours plus en réduisant les marges.
Par ailleurs, cette motivation fondée sur la rentabilité signifie que seuls ceux qui ont les moyens peuvent accéder aux « bienfaits du marketing ». En l’absence de régulation compensatoire, ce mécanisme exacerbe inévitablement les inégalités : on en offre toujours davantage à ceux qui peuvent acheter. Au niveau local, ces disparités génèrent des schémas de consommation très divers et la segmentation de la société qui en découle est devenue banale au point de ne plus être remarquée. Les voitures que nous conduisons et les vêtements que nous portons nous différencient sur la base de nos préférences personnelles mais également au regard de notre niveau de revenus. Les marques qui vendent du rêve et la consommation ostentatoire renforcent ce phénomène, et au niveau mondial, les conséquences sont dramatiques car elles prennent la forme d’une régression. Joel Bakan montre ainsi comment l’industrie pharmaceutique subvient aux besoins parfois futiles des riches malades de l’hémisphère nord mais ignore les maladies mortelles des pays pauvres (Bakan, 2004renvoi vers). Cet aveuglement causé par la recherche du profit a atteint son paroxysme dans le domaine du traitement du VIH et de la recherche sur les antirétroviraux. Dans les premières années du xxie siècle, on a évalué à dix millions le nombre de décès dus au sida alors que les laboratoires pharmaceutiques invoquaient la propriété intellectuelle pour bloquer la mise à disposition des versions génériques de leurs traitements sur le marché africain – et ce malgré le fait que leurs spécialités avaient été développées en majeure partie grâce à des financements publics9 . Ce problème n’est cependant pas limité à certains secteurs d’activité, il est systémique. Comme décrit dans une récente encyclique du Pape François, aujourd’hui « vingt pour cent de la population mondiale consomment les ressources de telle manière qu’ils volent aux nations pauvres, et aux futures générations, ce dont elles ont besoin pour survivre » (Encyclique Laudato Si du Saint-Père François, 2015). Et pourtant, comme nous l’avons démontré plus haut en décrivant les dommages collatéraux pour la santé publique, même ces 20 % souffrent de cette injustice. Ainsi que l’ont mis en évidence dans leurs travaux Wilkinson et Pickett (2010renvoi vers), les inégalités sont mauvaises pour tous. Les riches en sont victimes tout comme les pauvres.

Le géant égoïste

L’une des facettes des inégalités générées par le marketing, qui est de plus en plus perceptible depuis quelques années, est la rémunération dans les entreprises. Les sommes astronomiques versées aux cadres dirigeants en salaires et en primes diverses suscitent l’émoi du grand public et sont en contradiction flagrante avec la rhétorique marketing du service à la clientèle. Comment la crise des subprimes qui a enrichi des traders peu scrupuleux en ruinant les petits emprunteurs peut-elle être décrite comme de la « co-création de valeur » ou « l’intégration de la valeur pour rendre nos vies meilleures » ?
Nous touchons là du doigt le paradoxe qui se trouve au cœur des grosses entreprises. Une entreprise est détenue par ses actionnaires et, de par la loi, elle doit faire passer leurs intérêts avant tout. Quoi que puisse dire la terminologie marketing, l’objectif sera donc toujours la maximisation de la rentabilité. Dans un système où l’actionnaire décide de tout, la souveraineté du consommateur est un leurre. La volonté d’accroître la satisfaction client est réelle mais ce n’est qu’un outil pour assurer la croissance de la rentabilité pour l’actionnaire. Comme le renard des fables de La Fontaine, les experts en marketing nous flattent pour mieux nous tromper. C’est la seule théorie qui peut expliquer pourquoi l’industrie du tabac qui tue la moitié de sa fidèle clientèle peut en même temps pratiquer un marketing totalement assumé. L’une des fonctions essentielles du marketing est de masquer cette contradiction en présentant un égoïsme primaire sous les habits du service et de la valeur ajoutée.
Il y a environ un siècle, un nouvel outil est ainsi apparu : la valorisation de la marque. Le concept a été mis au point par le géant américain de l’énergie General Electric, pour tenter de mettre un visage humain sur ce qui était en réalité un conglomérat monolithique visant par essence l’obtention d’un retour sur investissement maximal pour ses actionnaires. Pour ce faire, l’entreprise a littéralement mis un visage sur ses campagnes de communication, celui de ses employés. Ainsi, tout en étant un signe de propriété, une marque constitue une stratégie délibérée de déguisement de la réalité : l’accumulation de pouvoir sans scrupule. La marque nous rend passifs.
Depuis les débuts de General Electric, la concentration des pouvoirs dans les entreprises s’est accentuée. En s’appuyant sur les données de la Banque mondiale et du magazine Fortune, Pingeot (2014renvoi vers) a démontré que « 110 des 175 plus grandes entités économiques en 2011 étaient des entreprises (contre 65 pays), soit une écrasante majorité de plus de 60 % » (Pingeot, 2014renvoi vers). Il en ressort que les revenus de Royal Dutch Shell, Exxon Mobil et Wal-Mart, pris séparément, dépassent le PIB cumulé des 110 pays les plus pauvres (c’est-à-dire de plus de la moitié des États au monde). D’ailleurs, le problème ne s’arrête pas à la question de la taille. Les analyses des réseaux démontrent clairement que les interconnexions entre les multinationales permettent de concentrer encore plus le pouvoir, de sorte que moins de 150 sociétés détiennent 40 % de la richesse totale et 80 % de cette richesse est entre les mains de 737 sociétés.
Cette puissance s’accompagne d’un niveau d’influence considérable, qui a pour conséquence l’asservissement du débat politique aux idées favorables aux entreprises. Pingeot montre ainsi comment les intérêts des multinationales s’invitent aux Nations Unies, dans des discussions portant sur des questions cruciales comme la pauvreté, les droits de l’Homme et le développement durable. Il s’ensuit une dangereuse confusion entre les causes, les effets et les solutions potentielles, la préférence allant finalement aux partenariats public-privé, aux solutions gérées par le marché et à la poursuite d’une croissance continue.
Cette accumulation de pouvoir affaiblit d’autant plus toute idée de souveraineté du consommateur. Dans l’industrie agroalimentaire par exemple, un nombre restreint de sociétés détient une pléthore de marques (Renvoi vers). Et pourtant, alors que l’on pourrait penser avoir l’embarras du choix, les options sont très limitées. De tout cela le marketing ne dit rien, il se contente de cibler nos besoins et nos désirs et d’y répondre au mieux.
Figure 2 La consolidation dans l’industrie agroalimentaire
Ce fonctionnement binaire autour de la satisfaction individuelle permet également de détourner l’attention de ce qui se passe autour. Les bas prix pratiqués par les grandes surfaces dissimulent les dégâts provoqués chez les petits commerçants et, par extension, au tissu économique et social local. Ce que l’on voit et ce que l’on touche, le pain et le beurre à moindre coût, permet de faire abstraction des injustices qui émaillent la chaîne d’approvisionnement. Là encore, cet aveuglement provoqué par le marketing confine à l’autopunition : « Les consommateurs sont le dernier atout du grand capital dans le conflit qui l’oppose aux producteurs, alors même que les producteurs sont souvent aussi les consommateurs. En voulant toujours plus pour moins cher, les consommateurs-producteurs se tirent une balle dans le pied et favorisent la délocalisation de leurs emplois. Lorsqu’ils souscrivent un crédit à la consommation pour pallier la diminution de leur pouvoir d’achat, ils enrichissent les manœuvres consuméristes par une obligation de travailler, à laquelle ils souscrivent en tant que débiteurs, et qui est appliquée par les prêteurs » (Calder, 2014renvoi vers).
Ces à-côtés qui sont sous-estimés peuvent prendre des proportions alarmantes au niveau mondial. La croissance exponentielle de la consommation est au cœur de notre mode de vie et le rend non viable dans ces conditions. Même en laissant de côté les considérations liées aux changements climatiques causés par l’Homme et au réchauffement de la planète, un système qui repose sur le déploiement de toutes les compétences de professionnels du marketing pour nous faire acheter toujours plus semble incompatible avec la réalité d’un monde qui a ses limites propres. Comme l’explique le climatologue Stephen Emmott, concrètement, « nous devons consommer moins. Beaucoup moins. Moins d’aliments, moins d’énergie, moins de toutes sortes de choses. Moins de voitures, moins de voitures électriques, moins de t-shirts en coton, moins d’ordinateurs portables, moins de téléphones mobiles. Vraiment moins. » (Emmott, 2013renvoi vers). En d’autres termes, nous devons arrêter de succomber aux offres alléchantes du marketing. Emmott est extrêmement pessimiste car, selon lui, « la consommation mondiale continue d’augmenter de manière régulière, décennie après décennie » (Emmott, 2013renvoi vers), et l’issue ne pourra être que catastrophique. Comme nous le rappelle le Pape François, pour être cruciales, ces considérations écologiques sont inextricablement liées au problème des inégalités décrit plus haut car « nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres » (Encyclique Laudato Si du Saint-Père François, 2015).

Étienne de La Boétie et le paradoxe de la coopération

Au vu des conséquences calamiteuses de ce système dirigé par le marketing, il est d’autant plus perturbant de constater qu’il repose entièrement sur notre coopération volontaire. Rien ne nous oblige à acheter. Et pourtant, nous travaillons dur pour gagner de l’argent que nous échangerons ensuite volontairement contre des cigarettes qui détruiront nos poumons, un lot promotionnel au supermarché qui détruit nos emplois ou ce 4×4 qui pollue notre planète. Le marketing est indubitablement puissant. Sa portée est immense et ne cesse de croître grâce aux progrès des technologies numériques. La consolidation et l’expansion continue de l’industrie agroalimentaire restreignent nos horizons. Et pourtant, si nous ne pouvons pas décider de ne pas acheter, nous pouvons au moins définir les limites de notre relation avec ces géants. La figure 2 nous rappelle une vérité, ce qui fait mal : nous continuons à coopérer.
Rien de tout cela n’étonnerait Étienne de La Boétie. En 154810 (La Boétie, 1548renvoi vers), alors qu’il n’a que 18 ans, il entreprend d’expliquer ce qui constitue le grand mystère de la science politique : pourquoi sommes-nous si obéissants ? En examinant l’histoire du monde, toutes sociétés confondues, il constate que la grande majorité de la population obéit à une petite minorité qui n’a rien d’exceptionnel. Selon les mots de La Boétie, « ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes ». Et peu importe comment elle a conquis le pouvoir car les autocraties et les démocraties se ressemblent à cet égard : le pouvoir de l’élite dépend fondamentalement de la coopération du peuple. Le maître « a-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? ».
Dans son analyse, il identifie quatre mécanismes de contrôle, que l’on retrouve à l’identique dans le marketing d’entreprise :
• Le pain. Il explique qu’il était facile d’obtenir le soutien de la foule romaine, pour le prix d’un repas : « Les tyrans faisaient ample largesse du quart de blé, du septier de vin, du sesterce ; et alors c’était vraiment pitié d’entendre crier Vive le roi ! » Aujourd’hui, nous avons le droit d’acheter parmi les 40 000 références de nos hypermarchés. Cependant, dans la Rome antique, le pain était donné à la foule tandis que nous devons payer le nôtre et, par là même, enrichir et renforcer le pouvoir de l’élite. Nous témoignons en outre de notre consentement, non par de pathétiques vivats patriotiques, mais avec nos cartes de fidélité ;
• Le cirque. Le divertissement aussi contribue à gagner le soutien du peuple : « Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, la compensation de leur liberté ravie ». Les jeux et les retransmissions d’événements sportifs en continu sur nos écrans sont leur équivalent moderne et, là encore, alors que les Romains en bénéficiaient gratuitement, nous sommes d’accord pour payer ces services. L’explosion des opérations de parrainage marketing des événements sportifs et autres formes de divertissement ces dernières années, illustre la puissance de l’association innocente. Comme La Boétie le pressentait, Coca-Cola et McDonalds ont bien compris la valeur marketing d’un spectacle comme les Jeux Olympiques (encadré I) ;

Encadré I : Une association innocente

Les Jeux Olympiques, dont les origines remontent à la Grèce antique, sont une véritable fête où l’humanité tout entière se rassemble autour d’événements sportifs. Comme le Comité International Olympique (CIO) l’a exprimé dans le premier Principe fondamental de l’Olympisme : « L’Olympisme est une philosophie de vie, exaltant et combinant en un ensemble équilibré les qualités du corps, de la volonté et de l’esprit. Alliant le sport à la culture et à l’éducation, l’Olympisme se veut créateur d’un style de vie fondé sur la joie dans l’effort, la valeur éducative du bon exemple, la responsabilité sociale et le respect des principes éthiques fondamentaux. » Pourtant, si vous consultez la page Parrainage olympique du CIOa, vous découvrez qu’en fait « les Jeux Olympiques sont l’un des supports marketing internationaux les plus efficaces au monde, avec une audience de plusieurs milliards de personnes dans plus de 200 pays et territoires ». Vous pouvez lire que Coca-Cola est un partenaire majeur des Jeux Olympiques depuis 1928, ainsi que McDonald’s depuis 35 ans, même si le sucre et le gras ne sont pas au cœur de l’alimentation des athlètes.
Le site du CIO explique que le programme TOP, « le plus haut niveau de parrainage olympique » des entreprises, a débuté en 1985 pour « développer une source de revenus diversifiée et établir avec les entreprises des partenariats à long terme pouvant servir la cause du Mouvement olympique dans son ensemble ». Sur le plan de la trésorerie, cette stratégie a payé : dans le rapport marketing du CIO, disponible sur ce même site, nous apprenons que les revenus du programme TOP sont passés de 96 millions de dollars pour la période 1985-1988 à 866 millions de dollars pour 2005-2008. En retour, « les entreprises TOP bénéficient de droits et avantages de marketing mondial exclusifs au sein de leur catégorie de produits définie ». « Les sponsors peuvent exercer ces droits partout dans le monde et développer des programmes marketing en collaboration avec les divers membres du Mouvement olympique qui participent au programme TOP ».
Les avantages commerciaux de ce fonctionnement sont évidents et sont au nombre de cinq selon un ouvrage marketing de référence : obtenir de la publicité, générer des opportunités de divertissement, encourager des associations favorables entre les marques et les entreprises, améliorer les relations entre les communautés et générer des occasions de promotion. Et plus particulièrement, le parrainage d’événements sportifs « transfère les valeurs correspondantes au sponsor : santé, jeunesse, énergie, rapidité, dynamisme, virilité » (Jobber, 2001renvoi vers). Ainsi l’auteur explique-t-il que « lorsqu’il voit le nom, le logo et d’autres symboles du sponsor en fil rouge au cours d’un événement, le public apprend à associer cette entreprise avec l’activité correspondante ». Ou, comme le dit La Boétie, « ce système, cette pratique, ces allèchements étaient les moyens qu’employaient les anciens tyrans pour endormir leurs sujets dans la servitude. Ainsi, les peuples abrutis, trouvant beau tous ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir qui les éblouissait, s’habituaient à servir aussi niaisement mais plus mal encore que les petits enfants n’apprennent à lire avec des images enluminées ».
• Le symbolisme. Le mystère, la magie et la propagande sont également à l’œuvre : « C’est vraiment pitoyable d’ouïr parler de tout ce que faisaient les tyrans du temps passé pour fonder leur tyrannie ; combien de petits moyens ils se servaient pour cela, trouvant toujours la multitude ignorante tellement disposée à leur gré, qu’ils n’avaient qu’à tendre un piège à sa crédulité pour qu’elle vint s’y prendre ». Le portrait de la Rome antique dressé par La Boétie peut facilement être transposé à l’ère moderne pour décrire la publicité et la stratégie de marque. Les mots qu’il emploie pour décrire son époque ne manquent pas d’à-propos. Ainsi, dans la France du xvie siècle, ceux qui détiennent le pouvoir « avant de commettre leurs crimes, même les plus révoltants les font toujours précéder de quelques jolis discours sur le bien général, l’ordre public et le soulagement des malheureux », ce qui correspond à la responsabilité sociale des entreprises d’aujourd’hui. Aucun cigarettier ne se risquerait à mettre en place la dépendance au tabac chez une nouvelle génération d’enfants sans présenter au préalable un rapport sur papier glacé vantant les actions caritatives qu’il mène en Afrique subsaharienne ;
• La collusion. L’élite est minoritaire et nous sommes si nombreux. Comme nous le rappelle Joseph Stiglitz11 , le rapport de forces est de 99 pour 1, alors comment peuvent-ils nous dominer ? La Boétie affirme que cela n’est possible que grâce à la coopération d’une armée de serviteurs qui tire elle-même un bénéfice de cette organisation. Ceux qui profitent, dans quelques proportions que ce soit, du régime du tyran constituent ce qu’il appelle « le secret et le ressort de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie ». De nos jours, la recherche du profit rend plus vif encore cet égoïsme. Comme détaillé dans l’encadré II, une boisson sucrée et peu diététique comme le Coca-Cola peut facilement se diffuser aux quatre coins de la planète alors que la mise à disposition de préservatifs gratuits est impossible dans certaines régions. L’armée de serviteurs qui profite ainsi d’un système marketing agrégé est considérable : il y a plus d’une dizaine d’années, on estimait que 30 millions de personnes supervisaient l’utilisation de 5 000 milliards de dollars par an, rien qu’aux États-Unis (Wilkie et Moore, 2002renvoi vers).

Encadré II : Comment la recherche du profit suscite la coopération

Le marketing social autour des préservatifs dans les pays en développement est un exemple intéressant à plus d’un titre. Les premiers projets d’incitation à la contraception en Inde ont consisté à expédier des quantités massives de préservatifs gratuits mais, parce qu’ils étaient gratuits, les distributeurs et les utilisateurs potentiels ne leur accordaient que peu d’intérêt. Les produits étaient abandonnés à la moisissure dans les entrepôts, les consignes de stockage et de distribution n’étaient pas respectées et les préservatifs ont fini par acquérir une mauvaise réputation auprès du grand public.
À l’opposé de cette démarche, les produits commerciaux comme les sodas faisaient bien mieux. Ils étaient correctement distribués (le plus pauvre des villages semblait avoir son distributeur de Coca-Cola) et stockés et rapidement consommés. Le rôle de la marque était alors prépondérant et la réussite découlait de la commercialisation car tous les intervenants de la chaîne d’approvisionnement étaient désireux de gagner de l’argent en assurant une distribution efficace. Même le client final y gagnait car le produit bénéficiait de la valeur ajoutée de la marque, auquel contribuait le prix. Les spécialistes du marketing ont relancé le projet des préservatifs en faisant payer, à un prix modeste, leurs produits. L’utilisation des préservatifs a bondi et la disponibilité s’est considérablement améliorée (Harvey, 1997renvoi vers ; Dahl et coll., 1997renvoi vers).
Cependant, cette description sous-estime la situation sur deux points essentiels. Tout d’abord, le déploiement savamment pensé du marketing des actionnaires oblige les responsables de santé publique à endosser une part croissante du problème, comme l’illustrent parfaitement les « accords de responsabilité12  » instaurés au Royaume-Uni. Et, de même, la population dans son ensemble doit adhérer à cette tendance. L’interrogation de La Boétie « D’où tire-t-il les innombrables argus qui vous épient, si ce n’est de vos rangs ? » équivaut à une prédiction dans laquelle il décrit par anticipation notre ère numérique, où nous utilisons volontairement nos smartphones et les réseaux sociaux pour transmettre des quantités massives de données à l’industrie du marketing. Comme le décrit Mark Grindle (Hastings et coll., 2011renvoi vers), non seulement nous participons à notre propre surveillance mais nous acceptons de payer pour ce privilège et même, grâce aux réseaux sociaux, nous faisons le travail des experts en marketing. Lorsque Diageo a conclu récemment un partenariat avec Facebook, l’objectif affiché était de « nous assurer non seulement de toucher de nouveaux clients mais de les mobiliser pour qu’ils deviennent des ambassadeurs de nos marques » (Bradshaw, 2011renvoi vers).
Si les observations de La Boétie nous mettent mal à l’aise, elles n’en restent pas moins impossibles à réfuter. Pour compléter le sombre tableau qu’il dresse, il décrit avec cinq siècles d’avance la théorie des normes sociales et prévoit que nous nous habituerons à notre servitude. Puisque tout le monde agit de la même manière et affirme que c’est ainsi qu’il faut agir, nous en arrivons à considérer notre coopération autodestructrice comme parfaitement normale. C’est ainsi que le statu quo est renforcé, que l’inertie s’installe et que la domination est pérennisée.
Et pourtant, même La Boétie serait pris au dépourvu devant l’ampleur du succès du marketing d’entreprise. Alors que les identités nationales et les drapeaux n’y parviennent qu’en situation de guerre ouverte, les marques et le logo excellent à abolir les frontières et permettent ainsi au marketing d’établir sa domination mondiale.

La solution d’Étienne de La Boétie

Heureusement, comme cela arrive souvent lorsque le diagnostic est précis, La Boétie nous apporte également un espoir. Il est possible d’agir et même de trouver le remède. Sa première source de consolation repose sur le fait que, si la plupart d’entre nous sommes, volontairement ou involontairement, aspirés par le système, certains restent en dehors et « sentent le poids du joug et ne peuvent s’empêcher de le secouer ». C’est là que se trouve le creuset du changement. « Ce sont ceux qui, ayant d’eux-mêmes l’esprit droit, l’ont encore rectifié par l’étude et le savoir. […] la servitude ne pourrait jamais les séduire, pour si bien qu’on l’accoutrât. ».
La Boétie insiste ensuite sur le pouvoir de l’éducation pour faire émerger ce changement. Il note qu’au fil des époques, les tyrans l’ont toujours redoutée et réprimée car elle porte en elle les germes du changement. « Il est en notre âme un germe de raison, qui, réchauffé par les bons conseils et les bons exemples, produit en nous la vertu ; tandis qu’au contraire, étouffé par les vices qui trop souvent surviennent, ce même germe avorte. ».
Cependant, outre « les bons conseils et les bons exemples », il précise qu’il faut avoir en soi le courage et la détermination, deux qualités essentielles. La Boétie conte ainsi l’histoire d’Hippocrate : « Ce digne homme avait certes le cœur bon » puisqu’il refusa de servir le roi de Perse pour se consacrer à soigner le peuple grec. L’éducation doit faire preuve de cette force de conviction, de cette grandeur d’âme si elle veut sortir le peuple de sa torpeur et permettre à une minorité éclairée de se libérer car « tous ceux qui, voyant leur pays mal mené et en mauvaises mains, formèrent le dessein de le délivrer, en vinrent facilement à bout ». Ces concepts n’existaient pas alors mais ce que La Boétie appelait de ses vœux, c’était plus que de l’éducation, c’était la prise de responsabilité, le raisonnement critique et la possibilité pour le peuple d’identifier la servitude et de se rebeller. Il aurait sûrement approuvé la campagne Truth (Farrelly et coll., 2002renvoi vers) qui appelait les adolescents américains à se révolter contre l’industrie du tabac.
En outre, comme l’affirme La Boétie et comme le prouve la campagne Truth, le système actuel est vulnérable aux attaques. La longue liste des problèmes du capitalisme consumériste que nous avons énoncés ici démontre son immense pouvoir mais elle dévoile également ses faiblesses sous-jacentes.
In fine, La Boétie puise espoir dans notre tendance à l’inertie. Alors même que le système actuel inique est gravé dans le marbre par la force de l’habitude, des solutions éclairées telles que celles que nous présentons ci-après ont le potentiel de s’imposer. Un changement durable est possible.

Une nouvelle vision de la santé publique

Près de 500 ans après avoir été énoncé par Étienne de La Boétie, le concept de « servitude volontaire » résonne étrangement dans notre monde capitaliste et consumériste. Le problème de fond est exactement le même : du cancer du poumon à la fonte de la calotte glaciaire, nous participons de notre plein gré à notre destruction. L’analyse des causes telle qu’il l’expose est toujours aussi limpide : nous continuons à céder à l’appel du pain et des jeux, une offre éculée habillée d’un symbolisme évocateur, et nous continuons à profiter, bien que chichement, du système en place. Sa solution elle aussi sonne juste : nous devons commencer à nous rebeller, non en fomentant des révolutions ou en érigeant des barricades, mais tout simplement en cessant de coopérer.
Dans cette ère marquée par les épidémies industrielles, les inégalités croissantes et une planète ravagée par la surconsommation, la santé publique doit relever le défi lancé par La Boétie. Nous devons prendre conscience que nous sommes l’avant-garde d’une armée informée qui connaît les défauts du système et nous devons utiliser nos compétences et notre perspicacité pour rallier le plus grand nombre à la cause du changement. Les objectifs de santé publique ne peuvent plus se limiter à la microgestion de comportements spécifiques – arrêter de fumer, limiter la consommation d’alcool, faire de l’exercice – même si ces changements sont bénéfiques sur le plan individuel. Il ne s’agit pas non plus d’aller à contre-courant et de légiférer pour que tous adoptent de meilleurs comportements, car ces mesures seront de toute manière difficiles à mettre en œuvre ou considérablement dénaturées par le pouvoir et l’influence des experts en marketing. Les problèmes auxquels nous sommes confrontés compromettent la capacité et l’éthique de ces ambitions limitées.
Dans cette nouvelle approche de la santé publique, « l’attachement démontré par Michael Marmot envers les déterminants sociaux de la maladie doit être remis en perspective en examinant de la même manière les déterminants commerciaux de la maladie » (Hastings, 2012renvoi vers) et ce programme se compose de trois axes de travail. Tout d’abord, l’agent pathogène – le marketing d’entreprise – doit être contenu par une réglementation solide, indépendante et exhaustive. L’objectif doit être de réduire l’exposition de chaque citoyen au marketing commercial, et les entreprises parties prenantes ne doivent pas participer au développement ou au déploiement de ces nouvelles règles ; elles se contentent d’y obéir. Ensuite, le marketing commercial doit être contré par des messages de santé publique et une stratégie de déconstruction bien pensée. La campagne numérique menée récemment par CRUK, Smoke This13 , qui vise directement les cigarettiers, en est une excellente illustration. Enfin, le volet le plus important est la restauration d’une démarche critique au sein de la population. Le changement est en marche car les médias commencent à s’intéresser à ces sujets mais il faut creuser encore pour cibler non seulement la publicité mais aussi le système néolibéral dans son ensemble. La recette du marketing, le marketing des actionnaires et les impératifs de rentabilité qui obligent les entreprises à rechercher le profit avant tout doivent être exposés un par un, et dénoncés. Il ne s’agit pas seulement d’en parler dans les médias mais plutôt de sensibiliser les foules au marketing.
Les trois C – confinement, contre-attaque et critique – sont interdépendants : sans le soutien du grand public, la réglementation est affaiblie et, parallèlement, la volonté de légiférer des politiciens est considérablement renforcée par la demande populaire, tous deux étant motivés et facilités par un contre-marketing efficace (Renvoi vers). L’interdiction de fumer dans les lieux publics qui a été instaurée en Écosse en 2006 illustre parfaitement ce potentiel stratégique : l’alignement presque total des souhaits du grand public et du parlement a triomphé des multinationales toutes-puissantes et a débouché sur ce que la plupart des observateurs considèrent comme la plus grande réussite du gouvernement McConnell.
Figure 3 Réponse de la santé publique au marketing d’entreprise (d’après Hastings, 2015)

Conclusion

Le marketing a fourni aux entreprises des outils remarquablement puissants pour influencer le comportement humain. À la fois multifacette (communication, conception des produits, distribution et tarification) et stratégique (en exploitant des attitudes à long terme comme l’habitude, la fidélité et la norme sociale), il est utilisé avec succès pour influencer les consommateurs comme les décideurs. Le marketing a offert aux entreprises une croissance exponentielle et un pouvoir illimité, tout en favorisant une surconsommation dangereuse concentrée dans les franges les plus riches de la population mondiale.
Les entreprises sont maintenant plus riches que bon nombre de pays et leurs ressources progressent en proportion. Tout cela a des répercussions considérables sur la gouvernance mondiale. La surconsommation est associée à un cortège de problèmes sociaux et individuels, notamment l’explosion des maladies non contagieuses, l’accroissement des inégalités, la perte de capital social et, in fine, la dégradation de notre planète.
Étienne de La Boétie avait identifié les causes sous-jacentes de ces problèmes, ainsi que la fragilité potentielle des systèmes oppresseurs comme le capitalisme car, malgré leur puissance évidente, ils reposent sur la coopération volontaire du reste de la population. La solution selon lui réside dans le peuple qui doit devenir plus critique, remettre en cause son propre comportement et ainsi arrêter progressivement de coopérer. En langage du xxie siècle, cela signifie que nous devons arrêter de nous comporter en consommateurs et agir en citoyens.
Les autorités de santé publique doivent alors intervenir pour faciliter le changement en encourageant le raisonnement critique, l’indépendance d’esprit et la remise en question que cela suppose. Cette remise à plat individuelle doit correspondre à une évolution réglementaire et, plus particulièrement, à une régulation des forces du marketing mondial qui veulent nous contraindre à la passivité et à l’obéissance. Ces deux approches fonctionnent en symbiose car, dans une démocratie, la manière la plus efficace d’introduire un changement réglementaire est de répondre à la demande du peuple, tandis qu’une évolution éclairée de la loi génère une prise de conscience critique.

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