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Med Sci (Paris). 2011 June; 27(6-7): 582–584.
Published online 2011 July 1. doi: 10.1051/medsci/2011276007.

Le langage n’est pas le propre de l’homme, « parole » de singes !

Alban Lemasson,1* Martine Hausberger,2** and Klaus Zuberbühler3***

1Université de Rennes 1, Éthologie animale et humaine (EhoS), UMR6552-CNRS, station biologique35380Paimpont, France
2Université de Rennes 1, Éthologie animale et humaine (Ethos), UMR6552-CNRS, bâtiment 25, Campus de Beaulieu263, avenue du Général Leclerc, CS 7420535042Rennes Cedex, France
3St Andrews University, School of PsychologySouth StreetSt Andrews, FifeKY169JP, Royaume-Uni
Corresponding author.

MeSH keywords: Animaux, Comportement animal, Cercopithecus, physiologie, psychologie, Peur, Caractéristiques humaines, Humains, Langage, Linguistique, Mâle, Sémantique, Spécificité d'espèce, Parole, Vocalisation animale

 

Un perroquet gris a autant de talent que nos célèbres imitateurs [ 1]. Un jeune étourneau a besoin d’un tuteur adulte pour apprendre le chant de son espèce. Une baleine bleue apprend de ses aînés le dialecte régional. Une marmotte dorée signale en criant la nature du danger repéré [ 2]. Un cheval reconnaît ses amis à l’oreille [ 3]. Que reste-t-il de particulier à l’homme et à son langage si complexe, la syntaxe  ? Peut-être pas…

Certes, nous savons, depuis les premiers travaux sur l’apprentissage du langage humain aux grands singes, que nos cousins primates peuvent comprendre des phrases complexes et construire des phrases par l’intermédiaire de claviers d’ordinateur (comme Kanzi, le bonobo étudié par Sue Savage-Rumbaugh) ou de gestes signés (comme Koko, le gorille étudié par Penny Patterson).

Mais qu’en est-il du singe en contexte naturel, utilise-t-il de manière spontanée une forme primitive de syntaxe ? Depuis longtemps, le terme syntaxe est utilisé pour décrire les chants d’oiseaux, de baleines ou de gibbons. Cependant il s’agit plus d’une similitude apparente, leurs chants étant composés d’une succession d’unités sonores, mais sans que l’on ait pu jusqu’ici prouver que l’arrangement des unités donnait un sens fonctionnel.

© Agathe Laurence

L’accommodation vocale chez les mones

Nous étudions, depuis une dizaine d’années, le comportement vocal de la mone de Campbell, à la fois en captivité (centre de primatologie de l’université de Rennes 1) et dans la nature (parc national de Taï, Côte d’Ivoire). Ce singe vit en harem avec un mâle, plusieurs femelles et leurs progénitures. Leur habitat forestier visuellement dense fait du vocal le mode de communication privilégié. Nous avions déjà trouvé des analogies entre leur communication et le langage, comme l’« accommodation vocale », un processus par lequel deux individus socialement proches convergent pour parler/vocaliser de façon plus similaire [ 4]. Chez les mones, les variantes acoustiques partagées entre partenaires varient d’une année à l’autre en fonction des changements d’affinité survenus dans le réseau social : de nouveaux liens sont associés à de nouvelles variantes qui semblent ainsi servir de « badge vocal social ». Des expériences de diffusion de ces cris ont montré que les mones faisaient bien la différence entre une variante inconnue (qu’elles ignorent), une variante actuelle (à laquelle elles répondent vocalement) et une variante « démodée » (qui plonge le groupe dans un long silence inhabituel) [ 5]. De plus, ces cris ne sont pas émis de manière isolée mais sont utilisés aussi dans des interactions vocales impliquant généralement deux ou trois individus. L’analyse des règles temporelles et sociales d’organisation de ces échanges révèle que : (1) les femelles respectent un délai minimum (et maximum) de réponse, évitant ainsi notamment de se « couper la parole » ; (2) les femelles crient à tour de rôle et n’émettent presque jamais deux cris d’affilée dans un même échange [ 6]. Même si nous sommes encore loin du vrai dialogue, nous avons peut-être ici une trace des prémices de la conversation et des règles de tour de parole, prédominantes chez l’humain. Un phénomène bien décrit par les ethnologues qui travaillent sur les conversations des sociétés orales humaines traditionnelles est l’attention particulière portée à la parole des aînés. Nous avons retrouvé ce phénomène chez la mone : on constate qu’avec l’âge, les femelles crient de moins en moins mais qu’elles suscitent de plus en plus d’attention, pratiquement chacun de leurs cris induit une réponse vocale. À l’inverse, les jeunes crient beaucoup et suscitent peu d’intérêt.

Nous avons également montré la capacité des mones à communiquer de manière sémantique. Pour étudier cette compétence à encoder des messages, nous avons observé des contextes d’émission spontanés des animaux sauvages mais également conduit des expériences de simulation de présence de prédateurs [ 7]. Cela consistait à présenter aux singes un léopard et un aigle empaillés (leurre physique) ou simplement le son correspondant par haut-parleur (leurre acoustique). Nous avons ainsi découvert que les femelles émettaient un cri d’alarme « léopard » et un cri d’alarme « aigle » en détectant ces prédateurs. Ces deux cris n’existent plus chez les femelles captives qui, en revanche, émettent leur propre cri d’alarme « humain ». Il est fort probable que nous ayons affaire ici à une des rares preuves d’innovation vocale par l’animal.

Krak, Krakoo, Hok, Hokoo ou l’organisation syntaxique chez les mones

Quelques auteurs, comme Noam Chomsky et Steven Pinker, ont longtemps décrit le langage comme strictement propre à l’homme, sans aucun précurseur possible chez l’animal car le langage serait qualitativement différent de toute forme de communication animale. Ils s’appuient sur un critère fondamental complexe : la syntaxe. Encore une fois, la mone nous a réservé bien des surprises. Nous avons découvert deux niveaux d’organisation syntaxique primitive chez le mâle adulte. Ce dernier possède dans son répertoire six cris « forts » (appelés Boom, Krak, Hok, Krakoo, Hokoo, Wakoo). Des analyses acoustiques nous ont permis de montrer que le Krakoo et le Hokoo ne diffèrent respectivement du Krak et du Hok que par l’ajout optionnel d’un suffixe invariant « oo » (Figure 1) [ 8]. Alors que Krak et Hok encodent un message d’alarme sur la perception d’un prédateur, respectivement « léopard » et « aigle », l’ajout du suffixe « oo » généralise le message en « danger provenant du sol » (Krakoo) ou « de la canopée » (Hokoo). De plus, ces six cris ne sont pas émis seuls mais sont combinés en séquences vocales de 2 à 40 cris successifs (Figure 2) [ 9]. Une séquence donnée peut comporter jusqu’à 4 types de cris. La composition de la séquence ainsi que l’ordre et le rythme de succession des types de cris permettent d’encoder des messages supplémentaires. Le mâle émet une série de Boom s’il veut rassembler ses femelles avant un départ. Il émet une série de Krakoo lorsqu’il entend un prédateur. Le mâle mone peut aussi grouper deux séquences existantes en produisant une série de Boom suivie par une série de Krakoo pour informer d’un tout autre danger comme la chute d’un arbre. Insérer un type de cri particulier dans une séquence existante lui permet aussi de préciser ou de modifier le message. Ainsi, en insérant des Krak ou des Wakoo dans la séquence de Krakoo, le mâle précise l’identité du prédateur, respectivement léopard et aigle. S’il insère des Hokoo entre les Boom et les Krakoo de la séquence « chute d’arbre », le message est complètement modifié, informant de la présence d’un groupe conspécifique compétiteur en bordure du territoire. Enfin, des capacités prosodiques, notamment d’encodage de messages supplémentaires dans le rythme de la séquence vocale, ont été découvertes [ 10]. Ainsi, plus le phénomène repéré est dangereux, plus le débit d’émission des Krakoo est rapide. Une émission rapide de Hok indique par ailleurs que le mâle va contre-attaquer le prédateur.

Il est fort probable que cette capacité à combiner de façon sémantique des sons (affixation, séquence vocale) soit apparue au cours de l’évolution pour permettre aux primates d’augmenter leur pouvoir communicatif en dépit des fortes contraintes anatomiques qui limitent leurs capacités de plasticité acoustique. Ceci a probablement été une étape-clé de l’émergence du langage. Savoir si cette capacité est le reflet d’une émergence parallèle guidée par certains facteurs socio-écologiques, ou si nous avons ici la démonstration de vrais précurseurs du langage nécessite de multiplier les études comparatives à différents niveaux phylogénétiques. Que l’on se rassure, à ce stade de nos connaissances, l’homme garde des facultés qui lui sont propres, comme le fait de communiquer sur l’avenir, le passé ou sur un lieu éloigné ou encore comme le fait de profiter de son potentiel syntaxique pour générer un nombre infini de messages. Du moins, pour le moment…

Conflit d’intérêts
Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts concernant les données publiées dans cet article.
References
1.
Snowdon CT Hausberger M . Social influences on vocal development . Cambridge: : Cambridge University Press; , 1997 .
2.
Blumstein DT . The evolution of functionally referential alarm communication: multiple adaptations; multiple constraints . Evolution Communication. 2002; ; 3 : :135.-147.
3.
Lemasson A , Boutin A , Boivin S , et al. Horse (Equus caballus) whinnies, a source of social information . Anim Cogn. 2009; ; 12 : :693.-704.
4.
Lemasson A , Hausberger M . Patterns of vocal sharing and social dynamics in a captive group of Campbell’s monkeys . J Comp Psychol. 2004; ; 118 : :347.-359.
5.
Lemasson A , Zuberbühler K , Hausberger M . Socially meaningful vocal plasticity in Campbell’s monkeys . J Comp Psychol. 2005; ; 119 : :220.-229.
6.
Lemasson A , Gandon E , Hausberger M . Attention to elders’ voice in nonhuman primates . Biology Letters. 2010; ; 6 : :325.-328.
7.
Ouattara K , Zuberbühler K , N’goran KE , et al. The alarm call system of female Campbell’s monkeys . Anim Behav. 2009; ; 78 : :35.-44.
8.
Ouattara K , Lemasson A , Zuberbühler K . Campbell’s monkeys use affixation to alter call meaning . PloS One. 2009; ; 4 : :e7808..
9.
Ouattara K , Lemasson A , Zuberbühler K . Generating meaning with finite means in Campbell’s monkeys . Proc Natl Acad Sci USA. 2009; ; 106 : :22026.-22031.
10.
Lemasson A , Ouattara K , Bouchet H , et al. Speed of call delivery is related to context and caller identity in Campbell’s monkey males . Naturwissenschaften. 2010; ; 97 : :1023.-1027.