De la salle Du point de vue d’un sociologue, il peut sembler étonnant qu’il existe des formes de résistance au « biocapitalisme ». Comme l’a souligné Benjamin Coriat, les communs existent depuis longtemps et regroupent des individus ayant des dispositions et des intérêts communs. Pouvezvous nous parler plus précisément de ces individus et des fabricants de communs ? Serait-il également possible d’obtenir plus de détails concernant l’American Civil Liberties Union ?
Benjamin Coriat Différentes motivations peuvent inciter des individus (ou des groupes d’acteurs) à entrer dans des communs ou à en établir de nouveaux. La nécessité et la survie constituent les raisons principales dans un certain nombre de cas. Par exemple, les personnes chargées de la maintenance des grands systèmes informatiques n’avaient plus accès au code source et étaient en danger de ne plus pouvoir correctement exercer leur métier, ce qui aurait fragilisé la fiabilité des grands systèmes. La nécessité d’améliorer cette situation les a conduits à recourir à des communs. En ce qui concerne le domaine des semences, il existe des risques de destruction de la biodiversité. La seule manière de préserver celle-ci est d’assurer la conservation de toutes les espèces dans des banques de données en constituant ainsi un commun. La nécessité est ainsi un motif important.
Toutefois, d’autres considérations peuvent conduire à la création de communs. Pour un certain nombre d’acteurs, le fait d’accéder à une connaissance partagée et de s’assurer ainsi un accès à des compétences disponibles dans des bases de données, constitue une garantie de leur propre progression intellectuelle et professionnelle. L’accès partagé présente de nombreux avantages pour de nombreuses collectivités de chercheurs. Un intérêt individuel peut également être à l’origine de l’entrée dans un commun. Par exemple, un grand nombre de développeurs qui participent à la conception de logiciels libres se font un nom dans le métier grâce à ce travail, ce qui favorise leur parcours professionnel ultérieur. Les motivations sont donc multiples. Il s’agit d’un mouvement très puissant et diversifié d’individus et de communautés qui ont des motifs multiples de s’associer pour coopérer.
Paul de Brem La nécessité est-elle est un élément primordial lorsqu’un commun est initié ? Cette idée se vérifie-t-elle dans le domaine des biotechnologies ?
Benjamin Coriat Les scientifiques seraient plus à même de répondre à cette question. Pour ma part il me semble que la mise en place d’un commun peut être très intéressante pour des communautés de chercheurs scientifiques motivés par le progrès de la connaissance et par l’importance des retombées en termes de bien-être.
De la salle Je souhaiterais évoquer le cas des banques d’échantillons. Il s’agit d’un domaine qui nécessite, du fait des recherches scientifiques qui sont menées, l’accès à un nombre très conséquent d’échantillonnages. Aucun groupe de chercheurs n’est en mesure de rassembler à lui seul les échantillons nécessaires. Un mouvement de partage s’est ainsi développé. Dans quelle mesure pensez-vous que la nature et la nécessité des communs sont liées à la manipulation de l’information ou du produit ?
Dominique Stoppa-Lyonnet De nombreux exemples de communs existent dans le domaine de la biologie. Après l’identification des gènes de prédisposition aux cancers du sein et de l’ovaire, de nombreuses questions restent posées : quels risques, quels facteurs modificateurs des risques, quelles significations biologiques et cliniques de variations de séquence des gènes BRCA1 et BRCA2 ? Il est indispensable de réunir des données et des acteurs afin de rendre ce travail possible. En ce qui concerne le cancer du sein, il existe trois consortiums internationaux qui réunissent un grand nombre de laboratoires, de médecins et de patients. Ils sont seuls en mesure de mener des études très larges pour répondre aux questions indiquées plus haut : IBCCS (international BRCA1/2 carrier cohort study), CIMBA (consortium of investigators of modifiers of BRCA1/2) et ENIGMA (evidence-based network for the interpretation of germline mutant alleles).
Benjamin Coriat Dans le monde de la recherche, les communs sont des formes d’autant plus appropriées et adaptées qu’elles organisent la coopération « amont » dans la production de connaissances. Les ressources de la recherche fondamentale ainsi mises en commun permettent de s’opposer à la montée de l’exclusivisme qui peut être à l’origine de « tragédies des anticommuns » et entraver le progrès de la connaissance.
De la salle Les communs correspondent à des entités juridiques. Un nouveau cadre juridique a-t-il été créé afin de rendre possible l’existence des communs, ou bien ceux-ci utilisent-ils le droit de la propriété intellectuelle ?
Benjamin Coriat Il n’existe pas de cadre juridique standard pour les communs. Ceux-ci utilisent les cadres juridiques de la propriété intellectuelle (et quelquefois du droit de propriété tout court), non en les subvertissant mais en proposant des alternatives à l’exclusivisme, en imaginant d’autres manières d’utiliser les ressources juridiques proposées par le droit de propriété. Il serait très difficile d’imaginer une formule standard. En effet, chaque commun est spécifique et doit fixer ses propres règles d’accès, de prélèvement et de partage de la ressource mise en commun.
De la salle La dernière question posée met en avant une faiblesse. Il est nécessaire de distinguer la propriété elle-même et l’usage qui en est fait. Un système de brevets existe dans le secteur de la biologie. Il s’agit alors de respecter ce droit. Par ailleurs, une communauté doit faire attention à l’introduction de nouveaux partenaires. En effet, le droit de la concurrence pourrait sanctionner des communs qui ne permettraient pas à des personnes extérieures de pouvoir prendre part à ces entités. La notion de patent pool est intéressante en la matière.
Benjamin Coriat Le fait de déposer des brevets n’est pas une obligation pour les participants à un commun. D’autres formes de protection peuvent être trouvées. Même lorsqu’un brevet est déposé, le détenteur de celui-ci n’est pas tenu d’user de son droit d’exclusivité en vue d’exclure tout le monde. Il est par exemple possible de proposer des licences permettant, dans des conditions définies, l’accès à la connaissance brevetée.
Par ailleurs, un patent pool au sens strict n’est pas un commun. Le fait que des détenteurs de brevets se mettent ensemble et se cèdent des droits d’usage afin de contribuer à verrouiller un marché n’est pas assimilable à un commun. L’existence d’un commun se traduit par le fait qu’il existe, en dehors des individus qui se cèdent un usage exclusif et réciproque, des règles d’accès et de partage qui dépassent les initiateurs du consortium.
De la salle Le fait de contester un brevet ou de mettre en place un commun a été mis en avant. Toutefois, il est également important de mentionner la stratégie qui consiste à pirater les connaissances et à ne pas respecter les droits de propriété intellectuelle. Que se passe-t-il lorsqu’un brevet relatif au secteur de la recherche sur le cancer n’est pas respecté ?
Dominique Stoppa-Lyonnet À partir de 2004, des financements ont été accordés en ce qui concerne la réalisation des tests. Le ministère de la Santé nous encourageait en quelque sorte à agir en qualité de contrefacteurs. En Europe, Myriad Genetics n’a pas entrepris de démarche juridique contre les laboratoires. En revanche, des démarches sévères ont vu le jour aux États-Unis. Un laboratoire de Philadelphie qui conduisait des tests génétiques a dû mettre un terme à ses activités.
Par ailleurs, il est important de rappeler que nos institutions nous incitent à breveter. Une politique de mise à disposition, qui se traduit par la création de licences assez larges, a été instaurée.
Christian Pinset
En écoutant les différents intervenants, il apparaît que différentes modes se succèdent. La commercialisation a été très prisée, avant de laisser la place à l’émergence des communs. Il est nécessaire de réfléchir aux moyens d’établir des transitions entre ces diverses modes. Le commun présente de nombreux avantages, mais n’est pas encore parfait et connaît certaines insuffisances. Par exemple, aucun contrôle sur la qualité des données en matière de cellules souches n’est possible. L’exemple de l’affaire de Myriad Genetics est également très intéressant.
Il est désormais important de passer des idées à la réalisation des projets. Les communs connaissent un problème de financement. La période qui arrive correspond à un moment de transition qui devrait permettre aux différents acteurs de proposer des solutions.
Benjamin Coriat Les communs relèvent d’initiatives d’acteurs librement associés. Ceux-ci se donnent les règles qu’ils souhaitent. Il ne s’agit pas de créations publiques. Toutefois, des financements sont nécessaires pour permettre l’existence des communs. Par ailleurs, ces entités ne constituent pas une solution miracle et ne sont pas appelées à se substituer à tout. Il s’agit d’une solution intéressante à la crise de l’excès d’exclusivisme dans laquelle nous sommes entrés.
De la salle La notion de biologie synthétique présente également un intérêt. Il est en effet probable que les communs rencontrent certains problèmes dans ce domaine. Les professionnels de la biologie de synthèse ont pour habitude de tout mettre en commun, ce qui peut s’avérer problématique en matière de qualité et d’échange des données. Des données académiques sont utilisées en vue de fabriquer une nouvelle biologie. Or les échanges ne sont pas contrôlés. Les sociologues interviennent toujours en aval et lorsque des difficultés apparaissent. Il serait intéressant de leur permettre d’agir en amont afin qu’ils puissent proposer des réflexions et des solutions.
Benjamin Coriat Je ne suis pas un spécialiste de la biologie synthétique. Toutefois, il est en effet nécessaire que ce domaine soit réglementé. Les produits de synthèse peuvent être comparés aux produits dérivés des banques, qui ont posé de nombreux problèmes durant la crise. Ce domaine d’activité doit continuer d’exister, à condition que des réglementations plus précises soient élaborées.
Fabienne Orsi Les propos des différents intervenants semblent mettre en avant une confrontation entre le commun et le brevet, ce qui est quelque peu gênant. En effet, parler des communs suppose de s’interroger sur la notion de la gouvernance. La question du modèle de gouvernance et de la qualité de celui-ci est centrale. En ce qui concerne la biologie de synthèse, il est important de s’intéresser à la réglementation, mais aussi et surtout au modèle de gouvernance mis en place par la communauté.
De la salle L’aspect culturel inhérent à la philosophie des communs doit également être pris en compte. En Chine, la vision conceptuelle de la propriété intellectuelle est différente. Il serait intéressant d’analyser la manière dont les Chinois se comportent en la matière. Par ailleurs, la notion de propriété intellectuelle fait appel à la création de brevets, mais également de dessins, de modèles et de marques. La philosophie des communs s’est répandue dans le monde artistique, avec l’apparition des Creative Commons. Toutefois, cette situation a pour effet d’assécher certaines filières économiques. Lorsque l’information est mise en commun, les opérateurs ne paient plus en vue d’obtenir certaines données.
Benjamin Coriat Tout d’abord, je me suis récemment rendu en Chine. Les Chinois sont passionnés par la question des communs. Leur situation antérieure relevait d’un régime de propriété collective totale. Or, ils sont en train d’évoluer vers des régimes de propriété exclusive. L’idée d’une formule intermédiaire entre ces deux extrêmes les intéresse très fortement. Les communs ont été d’ailleurs développés à plus forte raison dans l’agriculture chinoise.
Ensuite, les Creative Commons relèvent de modèles juridiques. En matière de propriété artistique, le modèle des Creative Commons permet aux auteurs d’indiquer ce qui est légal ou non. Par exemple, un auteur peut accepter que son œuvre soit reproduite, sauf à des fins commerciales. Cela permet de garantir la diffusion de l’œuvre et d’interdire à quiconque de l’exploiter à des fins commerciales à l’insu de l’auteur. De nombreux jeunes créateurs désireux de se faire connaître prennent part à des Creative Commons.
De la salle Certaines marques de biotechnologie disposent d’un droit de propriété industrielle et représentent l’image de la société. Cette dimension est importante. En effet, les droits s’exercent autour du produit et de l’innovation.
Par ailleurs, un des objectifs inhérents à la création de droits de propriété intellectuelle correspond au fait de promouvoir l’innovation. Un équilibre entre les communs et l’exclusivisme doit être établi. Les communs prennent une importance croissante. Il est alors important d’insister sur la notion de dérivé. Les droits de propriété et d’exclusivité doivent s’exercer sur les produits innovants. L’affaire Myriad Genetics a permis de faire évoluer le domaine de la brevetabilité des gènes aux États-Unis. En effet, l’arrêt Myriad implique que les méthodes de diagnostic ne soient plus brevetables, ce qui pose un réel problème économique. Un tel système peut avoir pour effet de freiner l’innovation dans le domaine du diagnostic.
De la salle Une évolution peut également être remarquée dans le domaine de la biologie moléculaire. Pensez-vous que les recherches en amont relatives au gène BRCA1 vont favoriser l’apparition des communs ? Si oui, s’agira-t-il alors de communs multipolaires ? Des groupes de communs rivaux ne sont-ils pas en passe de se constituer ?
Dominique Stoppa-Lyonnet Des communs s’établissent au niveau de la génération des connaissances. Il est possible de s’interroger quant à la durée de vie des plates-formes de biotechnologie. Une réflexion a été initiée au niveau français afin de répondre à cette question. De nouvelles machines sont en train d’apparaître. L’analyse bio-informatique sera à l’avenir rendue plus facile.