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Med Sci (Paris). 2012 June; 28(6-7): 588–590.
Published online 2012 July 16. doi: 10.1051/medsci/2012286011.

Évolution adaptative des bactéries
Le hasard et la nécessité1

Dominique Labie1** and Erick Denamur2*

1UMR-S1016, département de génétique, développement et pathologie moléculaire, Institut Cochin, université Paris Descartes (UMR-S1016), 24, rue du Faubourg Saint-Jacques, 75014Paris, France
2Inserm U722, Écologie et évolution des micro-organismes, Université Paris Diderot, Faculté de médecine Xavier Bichat, 16, rue Henri Huchard, 75018Paris, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Adaptation biologique, génétique, Animaux, Variation des antigènes, Bactéries, pathogénicité, Infections à Burkholderia, épidémiologie, microbiologie, Infections à Escherichia coli, Évolution moléculaire, Humains, Échappement immunitaire, Infections à Pseudomonas, Température

 

Comment les bactéries s’adaptent-elles à leur environnement au cours de processus infectieux aigus ou chroniques chez l’homme ? Quelle est la base génétique de l’évasion immunitaire, de la résistance aux antibiotiques ? Cette question, soulevée depuis des années, a été explorée en laboratoire, soit dans des expériences d’évolution expérimentale utilisant des souches microbiennes définies que l’on repique pendant de nombreuses générations dans des milieux liquides contrôlés [ 1, 2], soit par l’étude de souches isolées au cours de processus pathologiques [ 3]. Ces travaux ont, cependant, été longtemps limités par les conditions techniques, essentiellement la difficulté à obtenir un nombre suffisant de séquences de génomes bactériens pour des résultats statistiquement valables. Les techniques de séquençage à haut débit permettent actuellement une caractérisation précise des évolutions bactériennes ; les caractères de cette évolution adaptative ont été étudiés dans les deux situations évoquées ci-dessus, cultures de laboratoire et processus pathologiques. Nous l’illustrons dans trois exemples tirés de la littérature récente et de notre propre expérience.

Diversification bactérienne au cours du processus infectieux par Pseudomonas aeruginosa et Escherichia coli

Une équipe danoise, étudiant l’adaptation de Pseudomonas aeruginosa au cours du temps chez des patients atteints de mucoviscidose, propose un mode de diversification par étapes : période initiale de changements pléiotropes, puis dérive génétique entraînant peu de modifications, et ralentissement lié sans doute à l’arrivée au niveau du pic adaptatif [ 4]. Dans un autre exemple, nous avons étudié la diversité phénotypique et génotypique des souches d’Escherichia coli chez des patients présentant des infections extraintestinales [ 5]. L’étude, menée chez 19 patients, incluait l’analyse de 229 isolats d’E. coli. Elle a identifié deux types de diversité : infection d’un même patient par des clones différents, ou microhétérogénéité d’un clone unique. Cette variabilité, et la résistance aux antibiotiques qu’elle entraîne, est en rapport avec l’équilibre entre autopréservation et compétence nutritionnelle (SPANC balance, self-preservation and nutritional competence). Elle est associée à des taux d’expression variable, chez des isolats coexistants, de la sous-unité Sigma de l’ARN polymérase (RpoS) qui est un régulateur majeur de réponse au stress à effet pléiotrope. Cette observation suggère une diversification s’opérant pendant le processus infectieux avec sélection de une ou deux mutations par génome plutôt qu’une microhétérogénéité préexistant à l’infection par des isolats différents. Les indications de thérapie antibiotique doivent évidemment en tenir compte.

Epidémie de Burkholderia dolosa : opportunité d’analyse d’évolution du pathogène

Une observation épidémiologique exceptionnelle faite par des chercheurs de Harvard a permis de préciser l’existence de gènes pathogènes candidats au cours de l’évolution de la mucoviscidose chez une série de patients [ 6]. En 1990, une épidémie de Burkholderia dolosa, pathogène transmissible entre humains, avait touché 34 patients atteints de mucoviscidose, tous suivis à Boston. Chez 14 d’entre eux, dont le premier à avoir été infecté, on a pu, pendant 16 ans, prélever et conserver 112 isolats séquencés récemment, l’ensemble des séquences obtenues couvrant le temps de l’évolution. On a identifié 492 SNP (single nucleotide polymorphism), soit environ deux par an, taux déjà décrit chez certains pathogènes au cours d’infections prolongées [3]. La construction d’un arbre phylogénétique suggérait un réseau de transmission entre patients et permettait de reconstruire la structure du dernier ancêtre commun. Au niveau individuel on constatait, pour les patients chez lesquels plusieurs prélèvements sanguins étaient disponibles, le transfert successif dans la circulation de plusieurs clones.

L’évolution du pathogène a ensuite été explorée au niveau du gène par l’étude de 2 phénotypes. La résistance à une fluoroquinolone, la ciprofloxacine, était associée de façon constante à des substitutions d’acides aminés en T83 ou D87 de la gyrase bactérienne, et l’acquisition indépendante de ces variants suggérait une pression sélective exercée par l’antibiotique. Par ailleurs, l’expression sur la membrane externe de la bactérie de l’antigène O des lipopolysaccharides était corrélée à celle d’un nucléotide du gène BDAG-02317 codant pour la glycosyltransférase. Celle-ci, absente du fait d’un codon stop dans le génotype ancestral, était intégralement restaurée chez neuf sujets par deux mutations gain de fonction différentes. L’organisme humain disposant, outre ces exemples, d’autres moyens de pression sur la bactérie, les auteurs ont cherché, indépendamment de l’expression de phénotypes définis, à identifier des gènes sélectionnés, mais aucun argument de sélection n’a été retrouvé au niveau des régions codantes. Pouvait-on distinguer les gènes mutés à multiples reprises de ceux dont une mutation unique avait diffusée par contagion en confrontant 561 mutations observées aux 5 014 gènes de B. dolosa ? Au cours d’une évolution neutre, l’existence de mutations dans un même gène aurait dû être rare, statistiquement peu différente de 1, or l’observation montrait 17 gènes porteurs de plus de trois mutations, et même plus de 10 mutations pour quatre gènes. Pour confirmer l’hypothèse d’une sélection, les auteurs ont alors évalué les rapports entre substitutions non synonymes et synonymes (dN/dS) : voisin de la neutralité en cas d’une ou deux mutations, ce rapport était, pour les gènes porteurs de trois mutations, 18 fois supérieur, témoignant d’une adaptation évolutive certaine.

Ces gènes sélectionnés pouvaient-ils nous informer sur les processus de pathogenèse outre la résistance aux antibiotiques et la présentation de l’antigène O ? On a trouvé que quatre d’entre eux étaient impliqués dans la synthèse de la membrane, deux dans la sécrétion, et cinq dans la résistance aux antibiotiques, tous processus connus. Six de ces gènes, en revanche, n’avaient pas été signalés au cours d’infections pulmonaires, et le mécanisme de trois d’entre eux reste mal défini. Les trois autres gènes seraient impliqués dans une régulation dépendante de l’oxygène, ce qu’on peut rapprocher de l’oxygénation très basse du mucus chez les patients de mucoviscidose, et qui rappelle la relation décrite entre sensibilité à l’oxygène in vivo et virulence de Shigella [ 7]. Cette étude d’évolution bactérienne in vivo a donc permis de préciser les mécanismes de pathogenèse de l’infection dans la mucoviscidose, et elle pourrait suggérer de nouvelles cibles thérapeutiques.

Mutations bénéfiques au cours de l’adaptation thermique de cultures d’E. coli

Parallèlement à ces travaux, un autre abord a étudié l’évolution expérimentale d’une bactérie placée en conditions stressantes, méthode envisagée dès 2001 par des chercheurs de l’université de Californie, Irvine, États-Unis [1]. Le développement des techniques de séquençage a permis à cette équipe, en collaboration avec notre laboratoire, de mettre en évidence une convergence évolutive de mutations bénéfiques variées au cours de l’adaptation thermique de cultures d’E. coli [ 8]. Les auteurs ont pour cela utilisé 115 échantillons d’E. coli, issus du même clone originaire B REL1206 adapté à 37 °C. Ces bactéries ont été transférées à 42,2 °C (température maximale permettant la survie) et cultivées pendant 2 000 générations. L’adaptation thermique est un phénomène complexe qui modifie respiration, croissance et reproduction. La séquence génomique complète d’un clone prélevé dans chaque culture a été effectuée en fin d’expérience et comparée à la séquence ancestrale. On a identifié 1 258 mutations de novo, en moyenne 11 par clone, de nature variée, mutations ponctuelles, diverses délétions ou insertions. On ne constate pas de corrélation entre le nombre de mutations de chaque clone et l’efficacité de la culture, mais le rapport dN/dS (5,75) ainsi que les mutations intergéniques montrent que la majorité des mutations (environ 80 %) sont bénéfiques, certaines étant partagées par plusieurs lignées. Il en est ainsi d’une mutation de la sous-unité b de l’ARN polymérase (rpoB) et du gène rho codant pour un facteur de terminaison de la transcription. Une courte homologie aux extrémités des grandes délétions peut expliquer une recombinaison homologue.

La convergence au niveau des gènes porteurs d’une mutation a ensuite été analysée. Certains résultats sont évidents : le gène ybaL, par exemple, est muté dans 65 lignées (mutations variées), éventualité hautement improbable (P < 10-100). On constate dans l’ensemble une convergence supérieure au niveau des gènes individuels à celle observée au niveau des sites. La sélection est encore plus forte au niveau de groupes fonctionnels multigéniques : la totalité des gènes porteurs de plus de cinq mutations appartient à 10 unités fonctionnelles seulement. C’est en particulier le cas du complexe ARN polymérase : rpoB (205 mutations) et rpoS, le gène de réponse au stress cité plus haut [5, 9]. Des résultats, sûrement encore sous-estimés, confirment cette différence : la convergence trouvée est de 2,6 % pour les mutations ponctuelles, et de 31,5 % au niveau des unités fonctionnelles, et un grand nombre de mutations bénéfiques sont localisées dans un petit nombre de ces unités opératoires.

La question dès lors se pose des interactions entre ces mutations bénéfiques. Des résultats limités récents ont montré une action épistatique négative entre des mutations bénéfiques, avec décélération de l’adaptation [ 10, 11]. Une telle action épistatique négative a été retrouvée dans les données du travail décrit ci-dessus avec des quasi-exclusions de mutations (la présence de mutation au codon 17 du gène rho est en complète répulsion avec la mutation au codon 966 de rpoB). D’autres associations ont été trouvées témoignant d’épistasie positive : l’effet d’une mutation dans une unité fonctionnelle dépend du fond génétique d’une autre unité fonctionnelle [8].

Ces travaux utilisant le séquençage à haut débit permettent de « capturer l’évolution en action » d’une façon inimaginable il y a encore quelques années.

Liens d’Intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1  C’est le titre d’un célèbre ouvrage de Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne [12].
References
1.
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