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Med Sci (Paris). 2013 August; 29(8-9): 807–810.
Published online 2013 September 5. doi: 10.1051/medsci/2013298022.

Instabilité chromosomique et cancer, enfin des CIN révélateurs

Maïlys Le Borgne,1* Nicolas Chartier,1* and Marc Billaud1**

1Inserm, U823; Université Joseph Fourier - Grenoble 1 ; Institut Albert Bonniot, Rond-point de la Chantourne, BP 170, Grenoble, F-38700, France
Corresponding author.
*Les deux premiers auteurs ont contribué de manière égale à la rédaction de cette chronique

MeSH keywords: Aneuploïdie, Vieillissement de la cellule, Instabilité des chromosomes, Altération de l'ADN, Gènes suppresseurs de tumeur, Humains, Perte d'hétérozygotie, génétique, Tumeurs

 

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La majorité des cancers chez l’homme se caractérisent par une instabilité chromosomique aussi appelée CIN (chromosomal instability) [ 1]. La CIN est un phénomène dynamique se traduisant par le gain ou la perte de chromosomes entiers ainsi que par des remaniements structuraux des chromosomes [1]. Ce processus contribue donc à l’aneuploïdie des cellules malignes et à la constitution d’une hétérogénéité intratumorale. En clinique, la CIN est associée à un mauvais pronostic des tumeurs bronchiques, mammaires et colorectales [1].

La question étudiée par Charles Swanton et son équipe (Cancer Research UK, Londres, Royaume-Uni), et qui fait l’objet de cette chronique, avait pour but de distinguer si la CIN résulte de défauts lors de la réplication de l’ADN ou d’erreurs au cours de la mitose. Il est en effet bien établi qu’une perturbation du point de contrôle du fuseau mitotique - dont la fonction est de prévenir en anaphase une ségrégation aberrante des chromosomes - favorise le développement d’une aneuploïdie [ 2]. Ainsi, des mutations des gènes BUB1 (budding uninhibited by benzimidazoles 1), BUBR1, MAD1 (mitotic arrest deficient 1-like protein) et MAD2, qui codent pour des protéines du complexe de surveillance de la transition métaphase/anaphase, ont été identifiées dans les cancers [2]. Cependant, la question d’un rôle prépondérant, ou non, de ce gain ou de cette perte d’un chromosome entier dans l’établissement de la CIN et dans le processus tumoral reste un sujet de controverse. Ainsi, la présence d’un chromosome 21 surnuméraire dans le syndrome de Down n’est pas associée à une instabilité chromosomique ni à une incidence plus élevée de tumeurs fréquentes dans la population générale. Qu’en est-il alors des perturbations de la réplication de l’ADN ? Les anomalies structurales des chromosomes incluant délétions, amplifications et translocations sont des évènements cytogénétiques dont la causalité dans le développement néoplasique est bien démontrée. Des cassures de l’ADN lors de sa réplication sont à l’origine de ces aneusomies segmentaires et pourraient donc être à la base de la majorité des cas de CIN. Reste que la distinction, parmi les mécanismes moléculaires responsables de la CIN, entre défauts prémitotiques ou mitotiques, méritait d’être abordée de manière systématique ; c’est ce qui a été entrepris par le groupe britannique dont les résultats ont été récemment publiés dans la revue Nature [ 3].

Stress réplicatif, une condition « CINe qua non » pour l’instabilité chromosomique

Afin de discriminer si la CIN est due à une défaillance de mécanismes prémitotiques ou mitotiques, l’équipe britannique a réalisé une analyse d’images d’anaphases à haute résolution sur une série de cellules de lignées de cancers colorectaux (CRC) avec CIN (CIN+) ou sans CIN (CIN-). Une quantification des aberrations chromosomiques observées a montré que la majorité de celles-ci consistaient en des chromosomes acentriques ou des ponts anaphasiques. De plus, aucun défaut notable de la fonction du point de contrôle de mitose ou de la cohésion des chromatides sÅ“urs, ni aucune augmentation significative du nombre de fuseaux mitotiques multipolaires n’ont été observés dans les lignées CIN+. Ainsi, la première conclusion surprenante de ce travail était que les défauts chromosomiques spécifiques à la CIN évoquaient un dérèglement de type prémitotique.

Le stress réplicatif peut être à l’origine de cassures double brin de l’ADN [ 4]. En accord avec cette notion, l’équipe britannique a confirmé que le traitement de cellules de CRC CIN- avec de l’aphidicoline, un inhibiteur des ADN polymérases réplicatives, entraînait la production d’anomalies du nombre de chromosomes, des cassures double brin de l’ADN ainsi que l’activation de protéines impliquées dans la réponse aux dommages à l’ADN. De manière similaire, des cassures de l’ADN et l’activation des mécanismes de réparation ont été mises en évidence par les auteurs dans les lignées CIN+. La vitesse de progression des fourches de réplication a ensuite été mesurée par la technique de peignage moléculaire de l’ADN après incorporation d’analogues halogénés de la thymidine, et cette vitesse était effectivement ralentie dans les cellules CIN+. L’ensemble de ces données étaient donc en accord avec la notion que le stress réplicatif avait un rôle majeur dans la génération de la CIN.

Identification des bases génétiques de la CIN

Quels étaient alors les gènes dont l’altération somatique était impliquée dans le processus conduisant à la CIN ? La consultation des banques de données compilant les mutations identifiées dans les cancers, Cancer Genome Atlas et COSMICS, indiquait que le gène suppresseur de tumeur TP53 était muté plus fréquemment dans les CRC CIN+. Cependant, les auteurs ont constaté que TP53 était aussi muté dans un tiers des cas de CRC CIN- et, de plus, les données de la littérature suggéraient que des altérations de ce gène étaient plus permissives que causales dans ce processus [ 5].

La question qui se posait alors était de savoir s’il existait des régions du génome altérées de manière récurrente dans les CRC CIN+ ? Si oui, ces segments chromosomiques contenaient-ils des gènes dont la délétion contribuait à la CIN ? Afin de tester expérimentalement cette hypothèse, l’équipe anglaise a réalisé des expériences d’hybridation génomique comparative (CGH-array) sur une série de 26 CRC aneuploïdes et 20 lignées de CRC CIN+. Cette stratégie a permis de déterminer que la perte d’hétérozygotie du bras long du chromosome 18 (18q) était un événement présent dans 80-90 % des CRC aneuploïdes et des CRC CIN+.

Quels sont ces suppresseurs de CIN ? 

Les anglo-saxons disposent du terme « brute-force » pour décrire la méthode qui a été ensuite employée. Une centaine de gènes localisés en 18q et présents à moins d’une copie par cellule dans un tiers des CRC CIN+ ont été répertoriés. Des expériences de blocage de l’expression de chacun de ces gènes ont été réalisées par ARN interférence (ARNi) dans une lignée de CRC CIN- et les conséquences phénotypiques, en particulier les défauts de ségrégation chromosomique en anaphase ont été enregistrées. Grâce à cette approche expérimentale, trois gènes : ZNF561 (zinc finger protein 561), PIGN (phosphatidylinositol glycan anchor biosynthesis, class N) et MEX3C ont été identifiés que les auteurs, jouant sur l’homonymie CIN et SIN ainsi que sur la résonnance vertueuse de ce nouveau concept, ont baptisés suppresseurs de CIN. L’équipe a ensuite accumulé les preuves de l’incrimination de ces gènes dans la CIN. La première vérification a confirmé que ces trois gènes étaient bien délétés, soit individuellement, soit en groupe, dans plus de 80 % des tumeurs aneuploïdes. Deuxièmement, l’extinction de chacun de ces gènes dans plusieurs lignées CIN- produisait des défauts de ségrégation chromosomique. Troisièmement, des expériences d’inhibition de l’expression de chacun de ces gènes par ARNi dans une lignée CRC CIN- ont corroboré les résultats indiquant que, dans ces conditions, les cellules étaient soumises à un stress réplicatif (Figure 1).

Des travaux antérieurs avaient révélé l’importance du stock intracellulaire de nucléotides libres dans la spécification des origines de réplication [ 6]. En outre, on savait que l’instabilité génomique due à l’expression d’oncogènes résultait, au moins en partie, d’un défaut de coordination entre la biosynthèse des nucléotides et la prolifération cellulaire [ 7]. D’où l’hypothèse que l’ajout de nucléosides au milieu de culture de cellules n’exprimant plus un de ces trois suppresseurs de CIN devait réduire l’instabilité chromosomique. C’est bien ce qui a été observé et ce traitement a aussi diminué d’environ 50 % les erreurs de ségrégation chromosomique ainsi que l’expression des marqueurs du stress réplicatif dans les cellules de CRC CIN+.

Du langage des CIN à une approche intégrative du cancer

Grâce à ce travail, on sait désormais que l’instabilité chromosomique résulte essentiellement d’un stress réplicatif. Rappelons qu’il existe un lien mécanistique entre la CIN et la constitution d’une hétérogénéité intratumorale dont les conséquences sur le pronostic et sur la résistance thérapeutique sont bien connues. Ces résultats sont donc complémentaires d’une étude provenant du même groupe et qui avait fait l’objet d’une précédente chronique [ 8]. Si le sceau d’une découverte scientifique est d’être à l’origine de nouvelles questions, nul doute que cette étude représente une percée significative. Par exemple, des anomalies du chromosome 18q sont retrouvées dans de nombreux types de tumeurs solides. Quel est alors le statut de ces trois gènes dans ces cas de cancers ? On ignore aussi le mode de fonctionnement de ces trois suppresseurs de CIN. La nature des protéines codées par ces gènes ne nous fournit pas beaucoup d’indications puisque ZNF516 est un facteur de transcription à doigts de zinc, PIGN correspond à un enzyme participant à la biosynthèse du glycosylphosphatidylinositol (GPI) et MEX3C possède les caractéristiques d’une protéine de liaison à l’ARN. Une mutation faux-sens de PIGN a été associée au syndrome polymalformatif HPMR (hyperphosphatasémie et retard mental) de transmission récessive [ 9]. Les patients décèdent tôt au cours de leur vie et il est donc impossible de savoir si ils présentent une prédisposition au cancer. Serait-il possible que cette pathologie se caractérise au niveau moléculaire par une CIN constitutionnelle ? Dans ce contexte, il est curieux de noter que des mutations de deux autres gènes codant des enzymes intervenant dans la synthèse du GPI sont aussi responsables du syndrome HPMR [ 10, 11]. Ces deux gènes, PIGV et PIGO, sont localisés respectivement sur les chromosomes 1p36 et 9p13, dans des régions où les pertes d’hétérozygotie sont fréquentes dans les cancers. Il serait probablement opportun d’étudier si ces deux gènes sont aussi altérés dans des néoplasies CIN+. Notre équipe a identifié il y a quelques années les quatre gènes MEX3 chez l’homme [ 12] et il est tentant de penser que des dysfonctionnements des trois autres gènes MEX3 pourraient aussi contribuer à la CIN. On peut également se demander si ce travail pourrait déboucher sur des applications cliniques utiles au cancérologue ? Quelle est la valeur pronostique de l’altération de ces trois suppresseurs de CIN ? La mise en évidence de leur délétion pourraitelle constituer un test diagnostique de la CIN dont l’identification reste techniquement délicate ?

Si l’étude du groupe de Charles Swanton méritait l’exclusivité de cette chronique, c’est qu’elle représente une démonstration convaincante de la puissance conjuguée des approches disponibles aujourd’hui en oncogénomique. Grâce à la combinaison des techniques de cartographie par CGH-array, de l’exploitation des banques de données génétiques cataloguant les mutations présentes dans les tumeurs, des outils de génomique fonctionnelle et de l’analyse d’images à haute résolution, un début de réponse a pu être apporté à une question fondamentale en cancérologie qui restait irrésolue. Il ne fait guère de doute que la convergence extrêmement rapide des disciplines relevant des « -omiques » avec d’autres branches de la biologie est en train de transformer en profondeur l’oncologie. L’avènement de la médecine dite « sur mesure » dans le sillage des progrès de l’oncogénomique, mais aussi les nouveaux dispositifs numériques ont déjà changé et vont continuer de modifier la relation patient/soignant.

Nous sommes probablement entrés dans l’ère de ce que le cardiologue américain Eric Topol appelle la destruction créatrice de la médecine [ 13] et qui illustre par une formule frappante les bouleversements auxquels nous assistons.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Acknowledgments

Nous remercions sincèrement Laurence Lafanechère, Sylvie Mazoyer et Jean-Pierre Rouault pour leur relecture critique du manuscrit.

 
 
Aneuploïdie : caractérise une cellule qui présente un nombre anormal de chromosomes. On reconnaît deux types majeurs d’aneuploïdie : (1) celle due à la perte d’un chromosome - aussi appelée monosomie - et dont un exemple est le syndrome de Turner où la personne avec un phénotype féminin n’a qu’un seul chromosome X (X0) ; (2) celle due à un gain de chromosome, dont un exemple bien connu est la trisomie 21 ou syndrome de Down.
Aneusomie : ce terme a une signification voisine de celle d’aneuploïdie et qualifie une anomalie quantitative des chromosomes.
Aneusomie segmentaire : anomalie quantitative d’une région chromosomique due à un mécanisme impliquant une délétion, une amplification ou une translocation. Les syndromes s’accompagnant de microdélétions comme le syndrome de Williams (microdélétion en 7q11.23) sont des pathologies caractérisées par des aneusomies segmentaires.
Instabilité chromosomique ou CIN : ce terme décrit un processus dynamique se traduisant par le gain ou la perte de chromosomes entiers ainsi que par des remaniements structuraux des chromosomes. La CIN est donc à l’origine d’aneuploïdies et d’aneusomies segmentaires et son caractère métastable en fait un des moteurs principaux de l’hétérogénéité intratumorale.
Instabilité microsatellitaire ou MSI : instabilité génomique due à un fort taux de mutations dans de courtes séquences d’ADN répétées en tandem et réparties sur tout le génome. Des mutations des gènes codant des protéines intervenant dans le système de réparation des mésappariements sont responsables de la MSI et sont à l’origine du cancer colorectal héréditaire sans polypose (HNPCC).
Instabilité génomique : terme générique désignant toutes les formes d’instabilités du génome dont la CIN et la MSI.
Perte d’hétérozygotie : ou LOH pour loss of heterozygosity. Perte d’un allèle à un locus donné.
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