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Med Sci (Paris). 2013 May; 29: 11–12.
Published online 2013 June 7. doi: 10.1051/medsci/201329s203.

Introduction

Thomas Heams1*

1AgroParisTech, UMR (Inra/AgroParisTech) 1313 Génétique Animale et Biologie Intégrative - Domaine de Vilvert, 78352Jouy-en-Josas et 16, rue Claude Bernard, 75005Paris, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Prévision, Changement social, Responsabilité sociale, Biologie synthétique, éthique, législation et jurisprudence, tendances

 

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Comprendre l’émergence de la biologie de synthèse implique d’abord de questionner la notion même d’émergence. Tout porte à croire que cette émergence se déroule sous nos yeux : le nombre de publications se réclamant de la biologie de synthèse connaît une véritable explosion - la base de données PubMed recensait une publication sous ce mot-clé en 2002 ; elles sont plus de 500 pour la seule année 2012.

Tout dépend néanmoins de la définition que l’on donne à la biologie de synthèse : cette définition est floue, ce qui est le propre de toute discipline émergente, mais peut nous faire courir le risque de ne pas tous parler des mêmes objets ni objectifs. Une définition me servira de guide pour éclaircir le débat : la biologie de synthèse est la discipline qui s’ancre dans la biologie, fait appel à l’informatique et à l’ingénierie et vise à intervenir massivement sur les organismes en utilisant des règles rationnelles pour les comprendre ou les transformer.

Une telle définition peut servir de plus petit dénominateur commun à un paysage de recherche d’une très grande richesse, allant de travaux sur les formes minimales de vie, voire de protovie, à des travaux sur les mammifères, en passant par des modifications génétiques massives sur des micro-organismes et l’exploration de nouveaux codes génétiques. Malgré son minimalisme, cette définition laisse néanmoins place à l’interprétation : que veut dire « intervenir massivement » ? Qu’est-ce qu’une règle rationnelle ? La réponse à ces questions est subjective et parle de l’époque à laquelle celles-ci sont posées : elle permet d’analyser la problématique de l’émergence de la discipline en termes historiques.

En effet, quand Jacques Loeb publie en 1906 sa Dynamique de la matière vivante, il implique que derrière cette dynamique repose la possibilité d’une intervention. Plus tard, quand Wacław Szybalski déclare ouverte en 1974 l’ère de la « biologie de synthèse » parce qu’il devenait alors possible d’insérer des gènes d’un organisme dans un autre et ainsi de « construire des génomes entièrement nouveaux », il se fonde sur l’état d’esprit de l’époque, qui considère une telle intervention comme massive. Cela est de nature à tempérer l’idée que la biologie de synthèse soit, dans son concept même, un projet réellement inédit.

Pour autant, ces deux épisodes interviennent à des points de bascule de la science biologique : Jacques Loeb publie son livre quelques années après la redécouverte des lois de Mendel de l’hérédité génétique, et Wacław Szybalski ouvre l’ère de la biologie de synthèse quelques années après que les enzymes de restriction ont été découvertes et instrumentalisées par les biologistes moléculaires, permettant la bascule de cette discipline de l’analyse du vivant vers sa transformation. Dans les deux cas, les gènes et génomes semblent avoir été l’objet biologique par lequel s’est exprimée notre confiance dans notre pouvoir transformateur, mais aussi un certain fantasme de puissance. Il n’est donc peut-être pas étonnant que ce scénario se soit rejoué à l’orée du XXie siècle, quand les techniques de séquençage d’un génome sont devenues massives, les simulations informatiques puissantes, et quand le savoir a pu se déconcentrer et se partager via des réseaux d’information qu’il a été tentant d’assimiler de manière mimétique à ceux qui organisent notre vie biologique. Il demeure donc nécessaire de conserver notre esprit critique aussi vivace que l’est notre enthousiasme devant cette discipline naissante.

La question des enjeux est si vaste que je n’en retiendrai que deux. Le premier est un enjeu de savoir : la responsabilité de tous les acteurs de cette discipline, qu’ils en soient les praticiens ou les observateurs critiques, est de ne pas la laisser ensevelir sous un discours qui se contenterait de la célébrer. À en croire nombre de parutions, la biologie de synthèse serait à la fois moderne, collaborative, transdisciplinaire, pédagogique, audacieuse, innovante, bref l’horizon indépassable de la biologie, renvoyant à la poussière des bibliothèques une biologie analytique dépassée. L’adage de Richard Feynman : « ce que je ne peux pas créer, je ne peux pas le comprendre », si souvent évoqué en biologie de synthèse, deviendrait un nouveau dogme.

La biologie de synthèse ira au-devant de grandes désillusions si elle ne creuse que le sillon de la puissance technique : elle se banaliserait en une forme de « supertransgenèse », rêve marchand impressionnant techniquement, mais assez vide conceptuellement. Le vivant recèle en effet encore de nombreux mystères. Le désordre fondamental qui règne dans les cellules est un défi à ceux qui les considèrent comme de petits ordinateurs ou de petits programmes. Le génome, bien que crucial, n’est pas le centre de la cellule : il dépend d’elle autant que l’inverse. Les niveaux d’organisation que nous décrivons par commodité s’interpénètrent.

La biologie de synthèse peut contribuer à défricher ces questions et d’autres. Elle en a tous les atouts et est même nécessaire. Si elle en fait l’impasse, elle ne sera qu’une biologie appliquée, produisant quelques dociles « employés du mois » qui clignoteront, dépollueront, feront tourner des moteurs, mais ne nous parleront pas de la beauté rebelle du vivant.

Le second enjeu est celui de notre responsabilité de chercheur. Mes maîtres à l’Institut national d’agronomie où j’ai étudié avant d’enseigner, m’ont appris qu’être en position de perturber un système conférait beaucoup de responsabilités à de nombreuses échelles. Si nous nous préparons à modifier massivement certaines formes de vie, nous ne devons pas déléguer cette responsabilité à d’autres. Prenons l’exemple de l’acide artémisinique, précurseur de l’artémisinine. Cette substance antipaludéenne produite par la plante Artemisia annua peut être désormais produite dans des levures grâce à un tour de force biotechnologique qui est à ce jour l’une des grandes réalisations de la biologie de synthèse. S’il y a lieu de se réjouir qu’un tel processus de fabrication soit désormais envisageable, il faut rappeler que la culture d’Artemisia nourrit chaque année des milliers d’agriculteurs et leurs familles en Afrique et en Asie. Il ne s’ensuit pas qu’il ne faille rien faire, ni rien faire évoluer. Cela implique cependant que notre vigilance sur les conséquences de nos actes soit à la hauteur des défis que nous nous fixons. La pluridisciplinarité, si prompte à accompagner la geste de la biologie de synthèse, doit aussi nous rappeler à nos devoirs. Si nous allumons la flamme du progrès, pour reprendre une métaphore prométhéenne, sa lumière doit être utile à tous et non seulement à nous-mêmes.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.