Logo of MSmédecine/sciences : m/s
Med Sci (Paris). 2013 May; 29: 61–68.
Published online 2013 June 7. doi: 10.1051/medsci/201329s216.

Sciences sociales et biologie de synthèse
Opportunités et contraintes

Claire Marris1*

1Senior research fellow, King’s College et CSynBI Department of social science, health and medicine School of social sciences and public policy King’s Building, Strand Campus King’s College London, LondonWC2R 2LS, Royaume-Uni
Corresponding author.

MeSH keywords: Comportement coopératif, Désaccords et litiges, Financement du gouvernement, Communication interdisciplinaire, Inventions, Connaissance, Londres, Marketing, Modèles théoriques, Organismes génétiquement modifiés, Politique publique, Soutien financier à la recherche comme sujet, Sciences sociales, économie, Biologie synthétique, éthique, Royaume-Uni, Universités

 

inline-graphic medsci2013292sp61-img1.jpg

Une chercheuse en sciences sociales au King’s College London

Je suis chercheuse en sciences sociales spécialisée dans les STS (étude des sciences et technologies) au King’s College London. Mon équipe a cofondé, avec des chercheurs en biologie de synthèse de l’Imperial College, le Centre for synthetic biology and innovation (CSynBI). Cette création s’inscrit dans un contexte particulier : les agences de financement de la recherche qui financent la biologie de synthèse ont déclaré d’emblée que la biologie de synthèse était un champ pluridisciplinaire regroupant biologistes, ingénieurs, mathématiciens et informaticiens, avec une contribution importante des chercheurs en sciences humaines et sociales. Les financements ont donc requis d’emblée l’intégration de ces chercheurs dans les projets et les centres.

En 2008, quatre agences de financement ont financé sept réseaux de chercheurs, à condition qu’ils intègrent pleinement des réflexions éthiques, légales et sociales. Ces sept réseaux regroupent plus de 200 chercheurs britanniques issus de plus d’une vingtaine d’universités, dont une trentaine de chercheurs en sciences humaines et sociales plus ou moins « embarqués » dans les projets.

« L’embarquement » le plus extrême est sans doute le mien : le CSynBI est cofondé par une équipe de chercheurs en sciences sociales et des scientifiques, et il est financé pour cinq ans à hauteur de 4 millions de livres par l’EPSRC (Engineering and Physical Sciences Research Council), l’agence de financement britannique pour les sciences de l’ingénieur et les sciences physiques. Travis Bayer et moi-même sommes financés à 100 % dans ce cadre. Une doctorante, anthropologue des sciences, a également passé un an dans le laboratoire de l’Imperial College. L’EPSRC a accordé un deuxième financement de 5 millions de livres pour cinq ans aux deux mêmes équipes, dans le cadre d’un consortium plus large regroupant aussi des chercheurs des universités de Cambridge, Newcastle et Edinburgh. Il s’agit de chercheurs en biologie de synthèse mais aussi de Jane Calvert, chercheuse en sciences sociales basée à Edinburgh.

Je travaille depuis plus de vingt ans comme chercheuse en sciences sociales sur les relations entre science et société. Je suis également invitée à travailler dans d’autres contextes, par exemple à participer au dialogue organisé par les agences de financement de la recherche au Royaume-Uni en 2009 et 2010. J’ai fait partie d’un groupe de coordination qui a rédigé une feuille de route pour la biologie de synthèse au Royaume-Uni. Je fais aussi partie de l’IFRIS, et suis intégrée dans l’unité SenS de l’Inra ; j’ai pris part à l’étude dirigée par Pierre-Benoît Joly pour le ministère de la Recherche. Je suis enfin membre du comité d’orientation de l’observatoire de la biologie de synthèse.

Je prends part également à iGEM comme conseiller human practices de l’équipe de l’Imperial College depuis 2009. Pour la première fois cette année, j’ai été membre du jamboree européen, qui a accordé le prix de human practices à l’équipe d’Évry que nous avons vue tout à l’heure.

Intégrer les sciences sociales dans les projets scientifiques 

On distingue parfois deux régimes pour caractériser l’implication des sciences sociales dans les sciences : ELSI (ethical, legal and social implications) et post-ELSI (Figure 1). Le modèle le plus ancien, ELSI, analyse les conséquences de la recherche scientifique. Le modèle post-ELSI part du principe qu’il faut étudier la recherche au moment où elle se fait, et non de manière postérieure et séparée. Dans un cas, les chercheurs en sciences sociales sont au service des sciences naturelles ; dans l’autre, ils coopèrent sur un pied d’égalité.

L’idée est encore répandue que les sciences sociales ont pour rôle d’édicter des prescriptions éthiques ou de délimiter des zones d’activité illégitimes. Dans un régime post-ELSI, les sciences sociales se présentent de manière plus positive, créative, voire joyeuse : il s’agit de coproduire les connaissances avec les partenaires scientifiques.

Dans le modèle ELSI traditionnel, la science et la société sont considérées comme des champs parfaitement autonomes. La science est réputée être une discipline neutre en soi. Dans un régime post-ELSI, la science est considérée comme partie intégrante de la société : on parle davantage de « science en société » que de « science et société ».

Je ne me suis jamais inscrite dans un cadre ELSI dans mes travaux précédents, notamment sur les OGM. Je fais de même pour la biologie de synthèse, mais je suis confrontée à des contraintes découlant des présupposés sous-jacents au modèle ELSI (Figure 2). Je me suis attachée à éroder les couches qui le composent, mais il s’avère difficile d’agir sur une seule à la fois.

Le modèle du déficit de connaissance
La première strate est une conception du public comme ignorant, timoré, percevant le risque sans le comprendre : dans ce modèle, l’enjeu est de mieux communiquer pour rendre le risque acceptable. Ce modèle du déficit de connaissance du public sous-tend beaucoup de stratégies des institutions scientifiques et politiques. Cette conception est naïve et assez paresseuse, au sens où elle n’est pas soutenue par une recherche de preuves. Le public serait passif et réceptif, n’aurait pas de connaissances préalables ni de manière de fonder ses propres avis. On pourrait facilement le manipuler, et l’objectif serait dès lors de parvenir à le faire avant l’autre, qu’il s’agisse de Greenpeace ou du scientifique. Si l’équipe d’Évry à iGEM a décidé de ne pas mener de débat public, la plupart des équipes iGEM le font : les jeunes se rendent dans des écoles et des musées pour parler à d’autres jeunes. L’important pour eux est de « les attraper jeunes » pour leur donner les bonnes informations et leur montrer les promesses de la biologie de synthèse. Ce discours est très dominant à iGEM. Dans ce modèle, les medias sont vus comme une simple lentille à travers laquelle la science est transmise au public.

J’ai déjà évoqué dans un précédent colloque la question du public et le dialogue mené au Royaume-Uni en 2009-2010 suivant des modalités désormais classiques au Royaume-Uni : le public est sélectionné et invité dans des groupes de discussion et dans un environnement fermé pour lui demander son avis. Le communiqué de presse qui a rapporté le résultat de ce processus s’est concentré sur les opinions et les attitudes du public ; il a souligné que la plupart des personnes interrogées soutenaient ce champ disciplinaire, sous certaines conditions, comme si le seul intérêt était de s’assurer du soutien public. Le Royaume-Uni est en effet resté traumatisé par les controverses autour des OGM, et la plupart des acteurs de politiques scientifiques s’accordent pour dire qu’il faut absolument éviter de reproduire ce schéma. Les présupposés abondent sur la nature du « problème » : le public était ignorant, n’a pas compris, n’a pas été éduqué assez tôt, et a des réticences éthiques qui n’ont rien à voir avec une évaluation scientifique des risques, mais qui sont peut-être légitimes. Il faudrait donc faire intervenir des chercheurs en sciences sociales suffisamment en amont pour montrer que les considérations éthiques, légales et sociales sont prises en compte.

Le modèle technocratique : risque objectif et risque irrationnel
Le deuxième présupposé est le modèle technocratique et étroit des risques environnementaux : l’expertise scientifique permettrait d’évaluer ces risques de manière quantitative et fiable. Cette information est ensuite utilisée pour la gestion des risques puis pour la communication vers le public, afin d’éduquer, promouvoir l’acceptabilité, restaurer la confiance dans les institutions et la science. Cette conception repose sur l’idée qu’il existerait un risque objectif proposé par les scientifiques, comparé - ou opposé - au risque perçu par le citoyen ordinaire qui serait, lui, subjectif et irrationnel et qu’il faudrait corriger. Plusieurs dizaines d’années de recherches en sciences sociales et en sciences, technologie et santé (STS) remettent en cause cette opposition, mais elles ont eu peu d’effets sur les institutions.

Ce modèle étroit des sciences se concentre sur les risques et évacue les incertitudes. Les chercheurs en sciences sociales et notamment Andrew Stirling, ont pourtant montré qu’une connaissance plus poussée, loin de dissiper les incertitudes, amenait plus de questionnements. Le modèle technocratique peine à prendre en compte l’ignorance, les incertitudes et les désaccords entre scientifiques.

Les limites du modèle linéaire de l’innovationen biologie de synthèse
La troisième couche du modèle est la notion linéaire de l’innovation dont Travis Bayer a déjà parlé. Le schéma 1.0 du CSynBI était inclus dans la demande initiale de financement à l’EPSRC. Le directeur du centre en est fier et l’utilise beaucoup. Il a raison : le schéma fonctionne bien auprès des agences de financement de la recherche. Or les recherches des sciences sociales sur l’innovation montrent que la réalité est beaucoup plus complexe. Le schéma ne fait par exemple apparaître que les acteurs du monde académique et des firmes pour développer les applications.

Cette conception de l’innovation est prévalente dans beaucoup d’institutions, et notamment au Royaume-Uni dans le ministère BIS (Business, Innovation and Skills), qui regroupe les ministères de l’Industrie, de la Recherche et de l’Education supérieure. Le schéma qui apparaît dans la feuille de route commanditée par BIS (Figure 3) montre que l’innovation évolue dans une seule direction : la seule question est de savoir comment accélérer le processus. Une réunion préalable en octobre 2011 partait du présupposé que la biologie de synthèse avait déjà démontré son potentiel économique et social ; la seule question était de transcrire ce potentiel dans un secteur économique au Royaume-Uni. L’objectif du groupe de coordination de la feuille de route était d’établir les mesures nécessaires pour accélérer ce processus.

Le groupe a travaillé pendant près deux mois avant de contacter Jane Calvert, Nikolas Rose et moi-même pour nous inviter à participer à ce groupe. Il avait déjà prévu un chapitre sur l’acceptabilité et la réglementation des risques sur lequel nous devions plancher. Nous avons proposé de le rebaptiser « recherche et innovation responsable » et de le séparer de la problématique de la réglementation. Nous avons obtenu gain de cause : dûment renommé, ce chapitre reprend une partie de notre texte et évoque les incertitudes inhérentes à prendre en compte. Nous suggérons d’ouvrir le débat à différentes parties prenantes et de leur donner le pouvoir d’influencer la trajectoire technologique. Nous avons également réussi à changer la vision finale : plutôt que de viser une innovation soutenue par le public, il faut une technologie qui peut démontrer qu’elle est vouée au bien commun et qu’elle prend en compte toutes les parties prenantes.

Je ne suis néanmoins pas complétement satisfaite : le rapport part du principe qu’il est essentiel de développer la biologie de synthèse. Bien que l’acceptabilité publique ait été retirée du titre du chapitre, l’édition finale la reprend comme sous-titre.

La réponse du ministre à notre rapport met en avant l’idée que la biologie de synthèse répondra à plusieurs problèmes fondamentaux pour l’humanité. Cette réponse n’a pas fait l’objet d’un communiqué de presse spécifique, mais figure en note d’un communiqué annonçant 20 millions de livres de financement pour la biologie de synthèse.

Nous avons reçu un tract en arrivant à ce colloque1. Selon les commentaires que j’ai entendus, le langage utilisé paraît un peu choquant pour certains dans cette audience, de même sans doute que la méthode de délivrance. Je comprends néanmoins cette action, du moins par rapport à mon expérience britannique. Au Royaume-Uni, un dialogue a été mené principalement pour savoir si le public accepterait la biologie de synthèse ; et la feuille de route a été dressée pour savoir comment accélérer la commercialisation de ce champ de recherche. Du point de vue d’un grand nombre de promoteurs de la biologie de synthèse, l’important est que le public accepte cette nouvelle technologie et le rôle des chercheurs en sciences sociales serait de contribuer à construire cette acceptabilité. L’analyse des rédacteurs de ce tract n’est donc pas totalement inexacte.

Pour résumer, les chercheurs en sciences sociales sont confrontés à un grand nombre de contraintes, notamment du fait des promesses, de l’espoir et de l’engouement liés à la biologie de synthèse : il est difficile d’apparaître comme un perpétuel rabat-joie. Le projet de Travis Bayer sur le striga est par exemple financé par la Bill Gates Foundation et prend en compte la manière dont il sera utilisé. Il n’est néanmoins pas représentatif de l’ensemble des projets de biologie de synthèse. Le public s’intéresse à la future stratégie de Monsanto et non seulement à celle de la Bill Gates Foundation.

Enfin, le concept même de la transformation de la biologie en science de l’ingénieur reste très abstrait aujourd’hui ; il a très peu à voir avec ce qui se passe réellement en laboratoire. Cette vision est pourtant prévalente et sert de base à des discussions éthiques, alors qu’elle reste très spéculative.

Enfin, je fais partie de l’observatoire de la biologie de synthèse créé en 2012 et animé par le CNAM2 (conservatoire national des arts et métiers) (Figure 4). Son comité d’orientation se réunit depuis janvier. Son site web indique : « La démarche initiée avec la création de l’observatoire fait suite aux recommandations portées par deux rapports ». Le premier cité est le rapport dirigé par Pierre-Benoît Joly et moi-même et porte sur l’organisation d’un dialogue sociétal sur la biologie de synthèse. Cela marque la reconnaissance de la participation des sciences sociales à un processus de politique des sciences. Il me paraît beaucoup plus positif que ce dont je fais l’expérience au Royaume-Uni : le site permet d’apprendre, questionner, être informé et dialoguer sur la biologie de synthèse. Il donne le droit de discuter sur le sujet sans connaître la définition de la biologie de synthèse. En comparaison, le CSynBI a pour raison d’être de faire exister non seulement le champ de la biologie de synthèse, mais une définition particulière de ce champ. Il est donc difficile de lancer une discussion sur d’autres définitions.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

Discussion
Pierre Monsan Comment avez-vous réussi à libérer les levures OGM dans l’environnement ? Quel est le contexte réglementaire ?
Travis Bayer Nous ne comptons pas à ce stade disséminer des levures génétiquement modifiées dans l’environnement. Il s’agit d’une hypothèse de travail : il nous reste encore à décider si la levure restera en fermenteur jusqu’à l’extraction du composé ou si nous pouvons la libérer de manière contenue et utiliser la « bière » dans le champ. Le cadre réglementaire dépendra de ce choix. L’extraction du composé pour utilisation dans les champs serait probablement plus simple de ce point de vue, mais des échanges avec des spécialistes du développement suggèrent que l’appropriation serait meilleure si les paysans contrôlent eux-mêmes la technologie.
Jean-Pierre Alix L’exposé de Claire Marris m’a paru assez pessimiste. Sur quels principes pourrait-on fonder une vision plus optimiste ?
Claire Marris Je suis effectivement assez pessimiste. Le temps m’a par ailleurs manqué pour aborder les projets plus optimistes qui figuraient à la fin de ma présentation. L’un d’entre eux porte sur la question soulevée par Pierre Monsan : beaucoup des applications discutées par les biologistes de synthèse nécessitent la dissémination de microorganismes dans l’environnement. Les chercheurs manquent d’expérience préalable sur la réglementation et sur le débat à ce sujet. Nous organisons un atelier pour confronter les chercheurs en biologie de synthèse avec les institutions gouvernementales participant à cette réglementation et les ONG environnementales, qui possèdent chacun leurs perspectives propres. Beaucoup de projets de CSynBI et du Consortium Flowers sont concernés par cet enjeu.

Le point positif est qu’un dialogue s’installe pour répondre aux questions principales des chercheurs. Un projet portait par exemple sur un détecteur d’arsenic contenu dans un tube de plastique3 : les chercheurs pensaient qu’il ne s’agissait pas de dissémination ; j’ai dû expliquer que c’en était probablement une du point de vue du Ministère. La biologie de synthèse présente en effet la particularité de porter, du moins à ce jour, surtout sur des microorganismes et non des plantes. Nous ouvrons donc le débat sur des questions qui intéressent les chercheurs dans leur activité réelle. Nous envisageons également d’associer des ONG environnementales, mais cela est très difficile dans le contexte des OGM.

L’autre projet porte sur l’évaluation constructive des technologies en utilisant plusieurs méthodes pour assurer l’interaction entre les chercheurs et les différents types d’acteurs impliqués si la technologie était développée : régulateurs, producteurs, associations environnementales, etc. La simple ouverture des débats à d’autres types d’acteurs a des effets positifs.

Sara Aguiton Merci d’avoir mentionné ce tract : je regrette que cet événement imprévu ne soit abordé qu’en fin d’après-midi. Nous aurions pu en discuter avant.

Vous avez beaucoup travaillé sur les OGM sans être chercheur en sciences sociales embarqué. Comment la participation des sciences sociales autour des controverses sur les OGM peut-elle éclairer leur participation autour de la biologie de synthèse ?

Paul de Brem Le premier colloque sur les Sciences de la vie en société a été consacré au public ; nous y avons abordé la question des publics non-invités.
Claire Marris L’anglais utilise le terme embedded, que le français traduit par « embarqué ». Je ne me considère pas comme embedded, au sens où je ne travaille pas quotidiennement dans le laboratoire, comme l’a fait par exemple une de nos étudiantes anthrolopologue des sciences.

Le terme d’« embarquement » décrit plus exactement mon implication dans la biologie de synthèse : on décide ou non d’être embarqué. Pour ma part, j’ai postulé explicitement au poste que j’occupe. On peut inversement « désembarquer » : Paul Rabinow et Gaymon Bennett l’ont par exemple fait de manière publique et conflictuelle4.

Concernant les OGM, je suis certaine que bon nombre d’acteurs me considéreront certainement comme embarquée. Mais l’expérience était intéressante, comme elle l’est aujourd’hui avec la biologie de synthèse. Dans le cadre du projet sur les vignes que nous avons mené avec Pierre-Benoît, les ONG nous considéraient comme au service de l’Inra et intervenant en faveur de l’acceptabilité sociale des OGM. Des chercheurs de l’Inra considéraient à l’inverse que notre présence visait à empêcher le progrès. J’ai été décrite comme étant embarquée soit pour soit contre les OGM. Mais, à l’instar de certains chercheurs en STS, j’ai toujours travaillé avec les chercheurs en sciences naturelles sur des problématiques qui les intéressent.

De la salle J’aimerais revenir sur l’acceptabilité sociale de ce type de technologies pour lesquelles l’aspect économique et le rapport coût/bénéfice sont à présenter de façon intelligible au grand public, plus que la technologie par elle-même. Dans le cas de l’épidémie de chikungunya, il a été proposé d’arroser le territoire en utilisant des canons à insecticides, ce qui a entraîné certaines pollutions localisées. Cela aurait pu déboucher sur un certain nombre de problèmes mais il n’existait pas d’autres solutions. Des produits issus de la biologie synthétique sont utilisés aujourd’hui au Mexique pour éradiquer certaines maladies transmises par des moustiques ; il s’agit par exemple de moustiques mâles stériles. Cette méthode s’avère efficace contre des maladies type fièvre jaune et autres. Nous allons probablement être confrontés aux mêmes défis d’utilisation de ces outils avec le moustique tigre qui atteint la région parisienne aujourd’hui et qui est vecteur de dengue et de chikungunya.

Quelle place faites-vous à la présentation des coûts et bénéfices de ces méthodes dans votre stratégie de communication vers le public ?

Claire Marris Je ne communique pas vers le grand public car je considère que ce n’est pas mon rôle. Je connais une compagnie britannique, Oxitec, qui utilise la biologie de synthèse pour produire des moustiques stériles pour la lutte contre la dengue. Mais ce projet est déjà très contesté par certaines associations au Royaume-Uni, alors que des essais ont été menés en Amérique du Sud et dans les îles Caïmans, et que l’entreprise souhaite procéder à des essais au Royaume-Uni.

L’analyse coûts/bénéfices est tout à fait importante. L’évaluation des bénéfices ne fait généralement pas partie de l’évaluation des risques, la France étant un cas à part. La législation européenne ne requiert pas d’évaluation économique des bénéfices. En France, le Haut commissariat aux biotechnologies mène des études de ce type, mais je ne connais aucun autre pays qui dispose d’une procédure aussi formalisée. Il existe beaucoup plus de méthodes formalisées dans le secteur médical pour les nouvelles molécules et les nouveaux traitements. Dans le contexte environnemental, il en existe beaucoup moins. La compagnie britannique (Oxitec) admet qu’elle n’a pas prouvé que son produit présente un bénéfice contre la dengue. Tout ce que les essais ont démontré jusqu’à présent, c’est que le procédé avait un effet sur les moustiques. Il faut être prudent concernant les bénéfices qui sont démontrés et savoir quelles sont les conditions nécessaires à leur obtention.

Pierre Monsan J’aimerais faire part de l’expérience du projet de recherche Toulouse White Biotechnology, qui associe partenaires publics et industriels sur des projets tout à fait semblables à celui de l’Imperial College. Nous avons choisi d’intégrer dans chaque projet une réflexion éthique et sur le développement durable. Pour cela, nous collaborons avec l’École supérieure d’éthique des sciences de l’Institut catholique de Toulouse. Nous travaillons avec deux philosophes et un sociologue et un philosophe est « embedded » ; il travaille dans le laboratoire pratiquement à temps plein et aux côtés des chercheurs. Il me semble qu’il faut favoriser cette collaboration entre scientifiques, philosophes et sociologues. Il faut que celle-ci aboutisse à des résultats avant de se lancer dans n’importe quel débat public, qui se heurtera à des personnes déjà convaincues a priori que Monsanto est derrière, comme pour les OGM. Travaillons à cette interface entre les sciences sociales et la recherche scientifique en biologie de synthèse avant de communiquer. N’essayons pas de communiquer a priori, ce qui ne peut que se traduire par un échec.
Claire Marris Je suis tout à fait d’accord avec vous. Au niveau du laboratoire et au sein du centre, la collaboration met du temps à se mettre en place. Il faut établir des relations de confiance, se comprendre, trouver des projets communs. La feuille de route se situe à un niveau beaucoup plus macro, plus abstrait et donne souvent lieu à des dérapages en termes de communication.
Paul de Brem Tristan Cerisy, vous êtes un jeune chercheur en biologie. Comment percevez-vous les relations avec les chercheurs en sciences humaines et sociales ? Vous semblent-elles utiles et importantes ?
Tristan Cerisy Elles sont importantes pour notre propre réflexion sur la recherche que nous menons et sur la façon dont nous le faisons.

Je m’interroge sur la façon de faire participer aujourd’hui le public à de nouveaux débats sur la biologie de synthèse. J’ai pris part aux Assises du vivant à l’UNESCO5. J’ai eu l’impression que la salle était de parti-pris. Pierre Monsan m’a paru isolé. Le débat me semble particulièrement difficile à porter au sein de la société.

De la salle Claire Marris, en tant que chercheuse en sciences sociales, que préconiseriez-vous concernant l’organisation d’un débat sur la biologie de synthèse aujourd’hui en France ou en Europe ? Comment faire pour sortir des caricatures et éviter de considérer que toute opposition à la biologie de synthèse et aux OGM doit être perçue comme une opposition à Monsanto ? La critique du champ de la biologie de synthèse peut-elle être vue pour ce qu’elle est réellement et non pas forcément considérée comme une opposition de principe aux OGM ?
Claire Marris Avant de préconiser un débat, je demande à mes interlocuteurs la raison pour laquelle ils souhaitent débattre. Une fois qu’ils ont répondu, nous pouvons aborder la question des démarches à entreprendre. S’il s’agit simplement d’éviter une controverse et promouvoir l’acceptabilité, le débat est inutile. S’il s’agit d’aborder des questions importantes dans le développement de ce champ de recherches qui méritent discussion, alors il y a des choses à faire. Il faut absolument prendre au sérieux les critiques portées par PMO6 ou d’autres groupes. Il me semble beaucoup plus intéressant de travailler avec de tels groupes. Au Royaume-Uni nous n’avons pas l’équivalent de PMO, qui critique explicitement la conduite des débats. Leur tract ce matin ne me semblait ni orienté contre la biologie de synthèse ni contre Monsanto. Il était avant tout orienté contre l’existence même d’un débat organisé par l’IFRIS. Ce phénomène est très particulier à la France et confronte à des défis qui n’existent pas au Royaume-Uni.
Paul de Brem PMO - Pièces et Main-d’œuvre - est une association qui s’est fait connaître en particulier à Grenoble sur la question des nanotechnologies. Un débat public a eu lieu sur ce thème en France il y a quelques années et PMO avait empêché le débat de se tenir par ses manifestations et ses cris. Si PMO avait été présent aujourd’hui, nous n’aurions pas pu débattre. Cette situation est-elle très particulière à la France ?
Claire Marris PMO ne refuse pas nécessairement le débat mais refuse le débat organisé dans un contexte qui n’a d’autre visée selon eux que de favoriser l’acceptabilité sociale. Ils ont de bonnes raisons de faire valoir cette position car pendant des années, les débats publics n’avaient pas d’autres objectifs. Malheureusement, en raison de ce contexte culturel et institutionnel qui représente le public comme étant ignorant et devant être convaincu, il est devenu très difficile de se différencier et de faire valoir sa volonté d’organiser un débat ayant d’autres visées. L’historique de la controverse sur les OGM est tel que nous allons au-devant de nombreux problèmes. Il sera très difficile d’évoquer des applications ayant pour finalité le bien public, car certaines associations ont adopté des positions figées sur les OGM et considéreront ces applications comme un cheval de Troie pour essayer de faire « passer la pilule » des OGM. Les ONG le pensent mais c’est aussi ce qu’expriment certains scientifiques que je rencontre aujourd’hui, qui cherchent la bonne application de la biologie de synthèse pour la faire définitivement accepter, et évacuer le débat sur les OGM. Tenter de vendre la biologie de synthèse de cette manière n’est pas sans conséquences.
Solène Margerit Je saisis l’opportunité qui m’est donnée de vous parler de l’observatoire de la biologie de synthèse, hébergé par le CNAM où il a été créé en janvier 2012. Comment permettre le débat, comment favoriser de nouvelles structures de débat ? Ce sont les questions auxquelles l’IFRIS s’est efforcé de répondre. C’est sur la base des préconisations du rapport de l’IFRIS, qui fournit un procédé d’organisation du débat entre science et société sur la biologie de synthèse, que l’observatoire a été créé. Ce rapport avait été commandé par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, qui avait identifié la biologie de synthèse comme une priorité et qui souhaitait pouvoir préparer le débat sociétal sur cette thématique émergente.

Le processus préconisé par l’IFRIS s’articulait en trois étapes et était fondé sur les expériences préalables et leurs aspects à la fois positifs et négatifs. La création de l’observatoire était la première étape de ce processus. Parallèlement, le rapport préconisait la mise en place d’un site Internet. Celui-ci existe depuis le mois d’octobre 20127 (Figure 4, page 64). Il donne accès à une information fiable et variée. Nous fonctionnons en effet sur la base d’un conseil d’orientation dont un grand nombre des intervenants d’aujourd’hui sont membres. Il se compose d’acteurs issus de la recherche académique, de l’industrie, des sciences humaines et sociales, des associations, d’experts juristes, de spécialistes d’éthique, etc. Les points de vue représentés sont donc très variés et l’information relayée se veut également très diverse.

L’une des missions de l’observatoire est de permettre l’accès à une information variée sur le thème de la biologie de synthèse mais également de suivre les controverses, les enjeux et les prises de position dans ce domaine. Ce processus en trois étapes se poursuivra l’année prochaine par la mise en place d’un forum, qui se tiendra au CNAM et qui proposera un espace de dialogue pérenne autour de ces questions. D’autres outils pourront être mis en place par la suite (conférence de citoyens, etc.). L’observatoire ne se situe pas du tout dans une logique d’acceptabilité, mais bien dans une logique de suivi de l’émergence de la biologie de synthèse en permettant un débat éclairé et ouvert.

Claire Marris L’une des questions à se poser est de savoir jusqu’à quel point un chercheur en sciences sociales embarqué peut se permettre d’être contraignant. Avons-nous la possibilité de faire ralentir le vaisseau ou d’en modifier la trajectoire ? S’il s’agit seulement de trouver un moyen d’accélérer, notre position n’est pas tenable. Nous devons pouvoir intervenir dans la discussion pour envisager d’autres directions, car parfois, aller moins vite est préférable pour atteindre l’objectif. Mais pour avoir ce pouvoir, il faut commencer par faire admettre à nos collègues que nous n’avons pas tous les mêmes objectifs, ce qui n’est pas toujours évident.
 
Footnotes
1 Tract signé de John Kaltenbrunner et daté du 4 décembre 2012, considérant que ce colloque prépare l’acceptabilité sociale de la biologie de synthèse et refusant clairement le débat (http://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/Aujourd_hui_le_nanomonde_18.pdf).
3 « Des millions de personnes dans le monde sont empoisonées à l’arsenic à cause de l’eau qu’ils boivent. Les techniques classiques de détection, fondées sur la fluorescence, sont coûteuses, fastidieuses et nécessitent l’envoi d’échantillons d’eau aux laboratoires. Par la biologie de synthèse, on a modifié la bactérie Escherichia coli pour la transformer en détecteur d’arsenic. La bactérie dispose naturellement d’un système de détoxification qui s’active en présence d’arsenic et de la capacité de dégrader le lactose en acide lactique. Le gène responsable du système de détoxification a été isolé, puis couplé au gène impliqué dans le processus de dégradation du lactose. Ainsi, en présence d’arsenic, la bactérie modifiée produit de l’acide lactique, ce qui augmente l’acidité du milieu qui peut être détectée par un simple test de pH réalisé avec du papier tournesol. » (site http://www.biologie-de-synthese.fr/fr/app.html)
4 D’une observation participante discordante à une anthropologie du désaccord. Paul Rabinow, Université de Berkeley, traduit par Irène Bellier. IIAC/LAIOS CNRS/EHESSPrésenté au Congrès de AFEA, à Paris, les 21-24 septembre 2011. http://asso-afea.fr/IMG/pdf/Rabinow_Pre_sentation_Congre_s_EHESS.pdf
5 L’UNESCO et VivAgora ont organisé en novembre 2012 une conférence sur les impacts des technologies convergentes sur la vie quotidienne. Cette conférence, en parallèle avec le travail en cours de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies, posait des questions sur les biotechnologies en évolution et leurs impacts éthiques et sociétaux. http://www.unesco.org/new/fr/unesco/events/all-events/?tx_browser_pi1[showUid]=9075&cHash=8d21ad7525
6 Pièces et main d’œuvre, souvent abrégé en PMO, est un groupe grenoblois engagé dans une critique radicale de la recherche scientifique, du complexe militaro-industriel, du fichage, de l’industrie nucléaire et des nanotechnologies.