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Med Sci (Paris). 2014 January; 30(1): 38–40.
Published online 2014 January 24. doi: 10.1051/medsci/20143001012.

Une toute nouvelle tête pour l’ancêtre des vertébrés à mâchoires

Didier Casane1,2 and Patrick Laurenti1,2*

1Laboratoire évolution, génomes et spéciation, UPR 9034 CNRS, avenue de la Terrasse, Bâtiment 13, 91198Gif-sur-Yvette, France
2Université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Animaux, Évolution biologique, Face, anatomie et histologie , Poissons, Fossiles, Humains, Mâchoire, Phylogénie, Crâne, Vertébrés, classification

Comprendre la démarche en biologie évolutive

Un fossile de placoderme, Entelognathus primordialis, découvert en Chine et récemment décrit dans la revue Nature [ 1] vient d’apporter un soutien convaincant à une hypothèse contre-intuitive : l’organisation de la tête de l’ancêtre des gnathostomes (les vertébrés à mâchoires) actuels ressemble plus à celle des ostéichthyens (les vertébrés osseux, un groupe qui comprend l’homme) qu’à celle des chondrichthyens (les « poissons cartilagineux », comprenant entre autres les requins) (Figure 1). Ce fossile est exceptionnel par la qualité de sa conservation, son âge (environ 419 millions d’années), mais surtout par l’hypothèse évolutive que l’on peut déduire de sa comparaison avec d’autres vertébrés, hypothèse qui heurte le sens commun.

Le plus souvent l’annonce de la découverte d’un nouveau fossile, aussi remarquable soit-il, ne soulève qu’un intérêt limité, réduit au petit cercle des paléontologues. La découverte d’Entelognathus primordialis, en revanche, a bénéficié d’une grande publicité, justifiée par le fait qu’elle concerne l’évolution de notre lignée. Les commentaires rapportés dans les médias généralistes (journaux, télés et web) furent souvent fantaisistes (« un nouvel ancêtre », « les requins ne sont plus nos ancêtres directs », voire « un petit poisson remet en cause l’évolution »). À de rares exceptions près, ces commentaires négligèrent l’apport fondamental de ce fossile : une nouvelle illustration que l’évolution n’est pas un processus de complexification croissante dont l’homme serait le dernier état et les autres espèces les stades intermédiaires. Ceci révèle combien la démarche en biologie évolutive demeure mal comprise, ce qui entraîne le plus souvent le remplacement d’un concept erroné par un nouveau concept tout aussi faux ! Nous souhaitons ici expliquer la démarche qui permet de reconstruire l’organisation de la mâchoire de l’ancêtre des gnathostomes actuels en tenant compte de celle du placoderme Entelognathus primordialis. Cette démarche repose sur deux principes : (1) aucun organisme, actuel ou fossile, n’est l’ancêtre direct d’aucun autre organisme, un chaînon manquant dans une lignée menant à une espèce actuelle ; (2) toute hypothèse évolutive doit être faite dans un cadre phylogénétique [ 24]. Dans un numéro récent de médecine/sciences, nous expliquions pourquoi il est primordial de tenir compte des relations de parenté entre les espèces, et pourquoi il faut éviter impérativement de placer les espèces sur une échelle linéaire pour reconstruire l’évolution d’un caractère particulier ou d’une organisme en son entier [2]. Nous avions pris l’exemple des vertébrés pour illustrer notre propos et mettre en évidence que des caractères morphologiques et moléculaires sont souvent plus dérivés chez des requins et des « poissons à nageoires rayonnées » (ou actinoptérygiens) que chez les tétrapodes [ 5, 6]. Nous indiquions que le squelette cartilagineux des requins n’est pas un état intermédiaire de l’évolution vers le squelette des poissons osseux [ 7, 8]. La description des os de la tête d’Entelognathus primordialis et son analyse dans un cadre phylogénétique confirment et précisent cette affirmation : l’organisation du crâne et des mâchoires des chondrichthyens actuels est dérivée, c’est-à-dire qu’elle constitue une innovation évolutive qui leur est exclusive. En d’autres termes, les hommes ont une organisation des os de la tête à bien des égards plus « primitive » que celle des requins. Pourtant, le squelette du requin, en particulier la partie la plus antérieure, est utilisé dans la plupart des ouvrages de zoologie pour décrire le plan d’organisation ancestral du squelette d’un vertébré. Cette association archétype - requin est le résultat d’un a priori totalement infondé selon lequel les requins seraient plus anciens et plus primitifs que nous, qu’ils seraient donc plus proches de l’état ancestral. L’idée, fausse, que les animaux sont placés sur une échelle linéaire des êtres, les hommes trônant à son sommet et les autres espèces, comme les requins, étant placées à différents niveaux intermédiaires formant des étapes de l’évolution vers l’homme, semble particulièrement difficile à éliminer. D’autant que cette croyance ancienne (l’échelle des êtres est mentionnée par Aristote) s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui dans un cadre évolutionniste en supposant l’existence d’une tendance évolutive générale vers une complexification croissante dont nous serions l’état le plus avancé à ce jour. Il nous semble donc utile de montrer comment on peut démontrer qu’il n’en est rien.

Qu’apporte Entelognathus primordialis dans ce changement de paradigme ?

L’ensemble des vertébrés à mâchoires comprend des groupes qui contiennent des espèces actuelles comme les chondrichthyens, les actinoptérygiens, les sarcoptérygiens (« poissons à nageoires charnues », groupe auquel l’homme appartient) et des groupes totalement éteints comme les placodermes (Figure 1). C’est en fonction de la phylogénie de toutes ces espèces qu’on peut essayer de reconstruire les étapes de l’évolution, en particulier ici celle du crâne dans différentes lignées à partir d’un ancêtre commun. Des surprises nous attendent ! Dans le registre fossile, les premiers vertébrés à mâchoires apparaissent sous la forme de quelques écailles, il y a environ 460 millions d’années (Ma). La période du Silurien (443 à 419 Ma) contient aussi des fossiles souvent très fragmentaires de vertébrés à mâchoires. D’où un premier intérêt d’étudier un fossile de placodermes âgé d’environ 419 Ma. Mais la publicité extraordinaire faite à ce fossile est due à une organisation des mâchoires inattendue chez un placoderme, organisation qui permet d’envisager d’une nouvelle façon l’évolution de l’organisation du squelette crânien des principaux groupes de gnathostomes actuels. Si l’on se focalise sur les chondrichthyens actuels d’une part, et les ostéichthyens actuels d’autre part, on constate une organisation très différente du crâne et des mâchoires. Chez les chondrichthyens, la boîte crânienne, le neurocrâne, est constituée par un endosquelette cartilagineux ; les mâchoires sont constituées par le cartilage palatocarré (mandibule supérieure) et le cartilage de Meckel (mandibule inférieure) [8] (Figure 1C). Chez les ostéichthyens, ces structures cartilagineuses sont beaucoup moins développées, et souvent remplacées par de l’os au cours du développement. Par ailleurs, il se développe un grand nombre d’os dermiques qui recouvrent le neurocrâne et qui participent à la formation des mâchoires (Figure 1DG). Sur la seule base de ces deux groupes d’espèces, il est impossible d’orienter l’évolution de l’organisation de la tête : il y a eu soit une complexification de celle-ci chez les ostéichthyens, soit une simplification chez les chondrichthyens. Il est pourtant souvent fait l’hypothèse que les requins représentent un état intermédiaire (un grade) de l’évolution et qu’ils ont moins évolué que les poissons osseux. L’importance d’Entelognathus primordialis (Figure 1B) dans ce contexte est qu’il présente des os dermiques homologues à ceux observés chez les ostéichthyens et supporte donc fortement l’hypothèse opposée : les requins ont une organisation secondairement simplifiée de leur crâne et mâchoires (Figure 1). Il est à noter que cette réduction du nombre d’articles squelettiques impliqués dans la constitution des mâchoires et du crâne n’implique pas une mal-adaptation quelconque des requins à leur environnement. Ceci nous montre simplement que l’évolution peut suivre des directions multiples qui mènent aussi bien à une complexification des organismes qu’à leur simplification.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

References
1.
Zhu M , Yu X , Ahlberg PE , et al. A Silurian placoderm with osteichthyan-like marginal jaw bones . Nature. 2013; ; 502 : :188.–193.
2.
Casane D , Laurenti P . Penser la biologie dans un cadre phylogénétique : l’exemple de l’évolution des vertébrés . Med Sci (Paris). 2012; ; 28 : :1121.–1127.
3.
Chevalet P , Fournel S , Giraud N , et al. Biologie, tout le cours en fiches. (2e) , 2e. ed. Paris: : Dunod; , 2012 : :768. p.
4.
Lecointre G , Le Guyader H . Classification phylogénétique du vivant. , 3e. ed. Paris: : Belin; , 2006 : :560. p.
5.
Oulion S , Debiais-Thibaud M , d’Aubenton-Carafa Y , et al. Evolution of Hox gene clusters in gnathostomes: insights from a survey of a shark (Scyliorhinus canicula) transcriptome . Mol Biol Evol. 2010; ; 27 : :2829.–2838.
6.
Oulion S , Laurenti P , Casane D . Organisation des gènes Hox : l’étude de vertébrés non-modèles mène à un nouveau paradigme . Med Sci (Paris). 2012; ; 28 : :350.–353.
7.
Cuny G . Les requins sont-ils des fossiles vivants ? Paris: : EDP Sciences; , 2002 : :206. p.
8.
Cuny G , Bénéteau A . Requins : de la préhistoire à nos jours . Paris: : Belin; , 2013 : :224. p.