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Med Sci (Paris). 2014 January; 30(1): 99–102.
Published online 2014 January 24. doi: 10.1051/medsci/20143001000.

L’Institut Pasteur au pluriel
Histoire du réseau international des Instituts Pasteur (2003-2013)

Anne-Marie Moulin1*

1CNRS UMR SPHERE 7219, Université Paris 7, bâtiment Condorcet, 4, rue Elsa Morante, 75013Paris, France
Corresponding author.
 

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L’Institut Pasteur, fondé à Paris en 1888, tout en étant à plus d’un titre singulier, a cessé très rapidement d’être unique ; il a suscité dès ses débuts une floraison d’émules dans le monde entier. L’appellation Pasteur, adoptée avec enthousiasme dans de nombreux pays, a été progressivement restreinte à des établissements de recherche prenant des engagements éthiques et scientifiques particuliers. L’ensemble a pris en 2003 le nom de réseau international des Instituts Pasteur (RIIP).

Depuis 2003, une nouvelle vague d’établissements a rejoint le réseau. Le RIIP compte aujourd’hui 32 instituts répartis sur cinq continents et plus de 12 000 personnes. Ces instituts sont engagés dans un partenariat arrimant la recherche à la santé publique au sens large, et déployant une activité de « traduction » de ses résultats.

L’essor du réseau s’inscrit dans un registre à la fois scientifique et politique. Scientifique : la scène de la « Santé globale » est marquée par le retour des maladies infectieuses, le déploiement de la surveillance épidémiologique et l’attente de nouvelles molécules, d’action préventive ou thérapeutique. Politique et économique : depuis l’effondrement de l’Union Soviétique en 1989, la montée en puissance de la Chine, la multiplication des « tigres » et des « dragons » en Asie, la diplomatie scientifique du réseau opère désormais dans un espace agrandi et mouvant aux dimensions du monde. L’entreprise internationale de recherche pour la santé doit trouver un équilibre entre les impératifs de déchiffrement du monde vivant, ceux de la protection des intérêts de l’Institut Pasteur, et les principes de l’éthique.

Histoire récente du réseau

L’apparition (réapparition) des Instituts Pasteur en Chine illustre ces transformations.

Dans l’ancien îlot britannique qui avait par le passé assuré la jonction de la Chine avec le reste du monde, en 1999 a été signé un accord pour la joint venture Centre de recherche Université de Hong-Kong - Pasteur, qui associe formation et technologies de pointe. En 2004, l’Institut Pasteur de Shanghai a fait l’objet d’un partenariat avec la municipalité et l’Académie chinoise des sciences. Il est situé à proximité de l’Université médicale Shanghai 2 et de l’hôpital Rui Jin. C’est un institut national chinois autonome à but non lucratif, avec un directeur nommé par Paris et un codirecteur chinois. Il est consacré principalement à la virologie sous toutes ses formes, fondamentale et appliquée.

L’aventure asiatique inclut l’Institut Pasteur de Corée, inauguré en 2004, fruit de la collaboration entre l’Institut Pasteur à Paris et l’Institut coréen de science et technologie de Séoul, puis le ministère des Sciences et de la Technologie. C’est une fondation privée reconnue d’utilité publique, dont la devise est « Du génome vers les médicaments », indiquant l’objectif et l’instrument, une plateforme de génomique chimique permettant de cribler des molécules à visée thérapeutique, dont des techniques sophistiquées détectent l’activité au niveau de la cellule infectée.

En Asie du Sud-Est, à la suite des épidémies de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) et de grippe aviaire, le gouvernent laotien a demandé à l’Institut Pasteur de l’aider à créer un institut national de recherche biomédicale et de santé publique, ouvert en 2012. Il a pour mission l’étude des virus émergents et particulièrement des maladies vectorielles, dans une conjoncture de bouleversements écologiques, comme la construction du barrage Nam Theun.

L’Institut Pasteur du Cambodge, fondé en 1953 et totalement sinistré par les guerres, a rouvert en 1992. Très actif dans le dépistage du Sida (syndrome d’immunodéficience acquise), il a pris la tête des politiques de santé publique nécessitées par des épidémies comme les infections à entérovirus, et participe à une plateforme pour des programmes régionaux regroupant plusieurs pays d’Asie du Sud-Est.

L’Asie n’a pas le monopole de cette vague de créations. L’Institut Pasteur de Montevideo a ouvert en 2006, dédié à l’exploration des maladies virales, ainsi qu’à la génétique des rongeurs.

Tous ces instituts ont en commun d’être centrés sur des laboratoires qui offrent une gamme de techniques de pointe pour l’étude de problèmes de biologie liés à des maladies préoccupantes à l’échelon régional ou mondial, dans le but affirmé d’applications pratiques. Comment cette intense activité s’inscrit-elle dans l’histoire des instituts du RIIP ? Et en quoi se distingue-t-elle des origines ?

Clés pour comprendre l’institution - La trace d’une histoire

L’éclat de la fondation de l’Institut Pasteur à Paris en 1888 a fait parfois oublier l’impulsion internationale donnée par l’annonce de la vaccination antirabique de 1885. Avant que le bâtiment parisien soit sorti de terre, des centres vaccinaux portant le nom de Pasteur s’étaient improvisés à l’étranger, le meilleur exemple en étant l’éphémère Institut Pasteur de New York de 1886, suivi par Chicago, St Louis, Baltimore, Austin, autant d’officines de vaccins.

Reflétant les liens intellectuels comme l’alliance militaire entre la France et la Russie, des centres antirabiques apparurent à Odessa, Saint Pétersbourg (où le neveu de Pasteur vint en personne), Moscou, Samara, et Tiflis. En 1923, le centre de bactériologie de Saint Pétersbourg, fondé par le prince d’Oldenbourg, fut rebaptisé par les Soviétiques Institut bactériologique Pasteur. C’est ce centre, au lendemain de la perestroïka, qui a rejoint le réseau en 1993. Si le vaccin contre une maladie inexorablement mortelle avait attiré l’attention du monde, le modèle d’une recherche visant à acclimater les microbes au service de l’homme fournissait un puissant moteur de l’essaimage des Instituts Pasteur.

La première esquisse du réseau a subi l’épreuve du temps. Le plus durable a été l’essaimage dans les colonies : Saïgon en 1991, Tunis en 1893, St Louis puis Dakar en 1913, Antananarivo et Brazzaville, Hanoï, etc. Mais, dès cette époque, le modèle est transplanté dans d’autres pays : Athènes (Grèce) et Téhéran (Iran) en 1921. L’appellation IPOM (Instituts Pasteur d’Outremer) a tendu toutefois à désigner les instituts coloniaux, centres d’étude de la pathologie « exotique » et de luttes contre les grandes endémies.

Dans les années 1960, avec la décolonisation et l’apparition d’états indépendants pressés de constituer leurs propres communautés scientifiques, une réforme s’imposait. Auréolé par le prestige des prix Nobel de 1965 décrochés par le trio Monod Lwoff Jacob, l’institut parisien se recentrait sur la biologie moléculaire et la science de pointe, s’attaquant aux grandes énigmes de la régulation du vivant en jonglant avec « le hasard et la nécessité ». En même temps, conséquent avec ses engagements politiques, Jacques Monod, directeur de 1971 à 1976, se démarquait du paternalisme antérieur en instituant en 1972 le Conseil des directeurs des Instituts Pasteur et instituts associés, avec réunions annuelles, indiquant son souhait d’organiser des actions concertées. La fabrication de vaccins, un des objectifs principaux des instituts à leur création, était déléguée à l’Institut Pasteur Production, plus tard absorbé par Mérieux et Sanofi.

C’est l’émergence du Sida, au début des années 1980, qui a relancé la santé publique au premier plan des préoccupations des chercheurs et de la direction des Instituts Pasteur. La dispersion des instituts dans le monde est alors apparue comme un atout pour veiller sur un monde microbien plus turbulent que prévu et surtout plus inventif, promettant de nouvelles découvertes dans un domaine qu’on pouvait croire largement balisé. C’est en particulier dans celui des virus que cette orientation s’est affirmée, illustrée par la découverte du VIH (virus de l’immunodéficience humaine) en 1982, qui a valu le prix Nobel à Luc Montagnier et Françoise Barré-Sinoussi. Mais la bactériologie et la parasitologie ont également illustré l’exploration fructueuse des mécanismes physiopathologiques aux niveaux cellulaire et infracellulaire. La fièvre jaune avait été une spécialité de l’Institut Pasteur de Dakar, mais l’émergence d’autres fièvres hémorragiques (Ebola, Lassa, West Nile, etc.) a donné une actualité nouvelle aux instituts africains et suggéré de compléter l’épure en fonction des besoins et des opportunités.

Parallèlement à cette entreprise de prospection et de surveillance des populations d’agents pathogènes et de vecteurs, la nouvelle génération d’instituts ambitionne de traduire ses recherches en thérapeutiques, vaccins et tests diagnostiques innovants. Beaucoup d’instituts du réseau, en particulier les derniers-nés, se sont orientés vers la mise au point de prototypes destinés à des essais cliniques à grande échelle sur les terrains de la maladie. Le réseau a muté en adoptant la logique d’une entreprise insérée dans des partenariats multiples avec d’autres instituts de recherche et, aussi, avec l’industrie pharmaceutique. De nos jours, la biologie moléculaire, la génétique ou la protéomique, parlent plus clair au grand public et aux financeurs quand elles riment avec la production de molécules à effets thérapeutiques, qui rendent tangible ce que recherche veut dire. L’Institut Pasteur qui, dans le passé, s’était montré insoucieux des brevets, favorise l’incubation de start up qui font lien avec le monde de l’industrie. Rien d’étonnant si cette logique a abouti à une rénovation en profondeur du réseau.

Ces réseaux qui font la science

Le RIIP est un des rares exemples de réseau scientifique qui fonctionne à l’échelle internationale. Les instituts sont de statut et de formule très variés : instituts nationaux dépendant du ministère de la Santé ou de la Recherche du pays, ou instituts privés à but non lucratif, comme des fondations. Certains portent le nom de Pasteur, d’autres non, comme la fondation Oswaldo Cruz à Rio de Janeiro ou l’Institut national d’hygiène et d’épidémiologie de Hanoï. Leur culture et leur histoire différentes (songeons à des pays aussi contrastés que l’Iran, la Grèce et la Chine) pourraient créer des tendances centrifuges dans le groupe sans l’articulation par le RIIP.

La fonction des réseaux a été mise en valeur par la sociologie contemporaine, qui voit ses effets dans une démultiplication de l’échange d’informations et des potentialités d’action, et la diffusion aisée d’un projet initié en un point quelconque, sans privilège d’un centre. Le réseautage, phénomène repérable dans de nombreux domaines, facilite le recrutement des « alliés » et les synergies entre les partenaires. Le réseau a également des vertus démocratiques puisqu’il est dépourvu de centre névralgique dominateur, et il peut héberger des influx multidirectionnels, grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui permettent de substantielles économies d’espace et de temps.

La science coloniale était marquée par un modèle opposant des centres et leur périphérie. Aujourd’hui, la science moderne se fabrique dans le cadre d’une intégration mondiale des connaissances, au fur et à mesure de leur production locale. La structure du RIIP facilite cette intégration. Le jeu est ouvert, et n’exclut ni les regroupements transversaux (par exemple au Maghreb) ni les coopérations entre pôles géographiquement éloignés. Il permet l’association dans des programmes avec des partenaires diversifiés. Un tel réseau, artisan d’une coproduction des savoirs, peut aussi servir à rééquilibrer les inégalités techniques et économiques de la République des Sciences.

Le RIIP est une toile à la fois forte et fragile. Face aux fluctuations politiques et aux crises économiques, il affiche un label prestigieux qu’il mobilise au besoin. Mais en quoi consiste l’identité pasteurienne ? Peut-on encore parler de doctrines ou de méthodes pasteuriennes, alors qu’il tombe sous le sens que la science procède aujourd’hui dans le monde entier à des recherches standardisées avec une méthodologie identique ou très comparable ?

La revendication d’une originalité pasteurienne renvoie donc, plus qu’à des particularités scientifiques, à une histoire où le réseau puise des références, qui est aussi une histoire en marche, accordée à l’évolution des techniques et des idées. Il est, par exemple, loisible de détecter dans la dernière vague d’instituts une orientation pratique et pragmatique qui n’est pas étrangère à celle du premier Institut Pasteur de 1888. Un autre exemple est la célébration actuelle du partenariat public-privé, qui peut s’inspirer de Louis Pasteur dont l’institut à l’origine était, et est resté, une fondation privée d’intérêt public. Pasteur souhaitait ne pas lier l’institut au seul État, et faisait appel à la générosité des mécènes, nationaux et étrangers, comme aux simples citoyens. En 2003, pour Paris, le directeur Philippe Kourilsky énonçait le même profil budgétaire, toutes proportions gardées évidemment, que lors des années fondatrices : un tiers État, un tiers sponsors, un tiers revenu du patrimoine et des brevets, ce qu’on appelle aujourd’hui la valorisation.

Les nouveaux instituts redisent aussi avec les mots de leur temps la triple mission assignée par les pères fondateurs, recherche-formation-applications en santé publique, simplement mise en Ĺ“uvre avec des technologies infiniment plus sophistiquées que les milieux de culture des premiers microbiologistes, plus coûteuses et plus gourmandes en personnel hautement qualifié. Cette formule fait écho dans les différents instituts branchés sur le réseau, irrigués en tous sens par des flux, maintenant majoritairement anglophones, de chercheurs chevronnés, de stagiaires et d’étudiants. Le cours de microbiologie qui avait démarré en 1890 à Paris et formé des générations de chercheurs venus d’Amérique latine, du Moyen-Orient et d’Europe de l’Est, s‘est ramifié en spécialités et s’est aussi délocalisé dans les différentes régions du monde.

Le sens du réseau international des Instituts Pasteur

En 1989, le réseau a fait l’objet d’une déclaration générale de coopération scientifique. En 2004, une Charte des valeurs pasteuriennes a été rédigée, assortie d’une Déclaration des valeurs pasteuriennes partagées, qui a été signée par tous et a marqué la détermination de faire fonctionner pleinement le réseau. C’était un tour de force juridique de réunir des instituts aussi hétérogènes, nationaux ou privés, dans un ensemble formalisé : Michèle Boccoz, ancienne directrice des affaires internationales, s’est attelée à cette tâche.

Le sens du réseau réside dans sa projection sur un espace mondial où les frontières n’existent pas pour les agents pathogènes, comme dans son déploiement de sentinelles sur les fronts régionaux créés par les émergences et dans le partage de données. La surveillance s’exerce aussi bien dans la direction des frasques de la nature que des folies humaines, et le bioterrorisme est à prendre en compte aussi bien que les résistances aux antibiotiques ou aux antiparasitaires, liées aux modes de consommation médicamenteux des populations et à la contamination du milieu.

Mais le sens du réseau réside aussi dans la communauté humaine qui manifeste son cosmopolitisme scientifique. L’Institut Pasteur à Paris a lui-même accompli une mue en mettant à la tête de ses laboratoires de nombreux étrangers, européens ou non (rappelons qu’à sa naissance deux laboratoires sur six devaient être dirigés par des Russes). Inversement, c’est un uruguayen pasteurien, Guillaume Dighiero, qui a porté la création de l’institut de Montevideo.

Une aventure scientifique à l’échelle humaine

Produit d’une histoire et porteur d’un projet singulier, le réseau des Instituts Pasteur illustre toute l’évolution de la biologie moderne. La première expansion des Instituts Pasteur s’était produite à la fin du XIXe siècle, avec la création de la microbiologie et le lancement d’un inventaire bactérien, puis virologique, des maladies épidémiques et endémiques. Aujourd’hui, ce n’est plus au nom d’une supériorité occidentale que se produit l’essaimage des institutions scientifiques, mais au nom d’une exigence commune de compréhension épidémiologique de la planète.

Les Instituts Pasteur offrent une matrice idéale pour cette science mondiale. L’Institut de Bangui, fondé en 1961, est devenu un foyer actif de recherche, en raison de sa proximité de la zone d’émergence des VIH, comme le Centre Pasteur du Cameroun à Yaoundé. L’épidémie du SRAS de 2003, comme les épidémies de grippe aviaire, ont attiré l’attention sur l’Asie comme site privilégié d’observation des rapports mal connus entre l’homme et les oiseaux. L’implantation de laboratoires de biosécurité sophistiqués marque un bond de la recherche face aux émergences et s’associe à de nouvelles formes de preparedness face aux épidémies, avec l’aide de fonds multilatéraux.

Dans cette organisation à l’échelle mondiale, le réseau Pasteur garde une marque qui rappelle ses origines, le nom d’un savant français qui fut un grand patriote et un héros national, mais qui sut s’ouvrir à sa manière à l’international scientifique, à preuve les citations qui scandent la charte du réseau. Le réseau paraît aujourd’hui une des meilleures façons d’accorder la cohérence du tout et le respect de la diversité et de l’autonomie locales.

En 2013, la nature et l’avenir du RIIP ne sauraient être mieux compris qu’en utilisant les ressources conjointes de l’histoire et de la sociologie des sciences. La première permet de suivre les mutations de la biologie actuelle, engagée dans un inventaire renouvelé des microorganismes avec lesquels nous sommes appelés à vivre et, espérons-le, à survivre. La seconde rappelle que cet ouvrage scientifique est le fait de communautés qui participent à d’intenses échanges intellectuels, politiques et économiques, selon les règles d’un vivre ensemble. Le deuxième souffle actuel de l’histoire récente du RIIP procède à la fois d’une nouvelle organisation de la biologie moderne et du fonctionnement original d’une communauté savante qui puise et sélectionne dans un patrimoine historique les éléments qui donnent sens à son fonctionnement et à sa dynamique. L’espace de la biologie-monde n’est pas un espace abstrait, il est peuplé d’hommes et de femmes engagés dans les relations passionnantes et passionnées d’une vraie aventure scientifique. La diplomatie scientifique du réseau joue sur les deux tableaux de la science et de la vie des communautés scientifiques, dans un espace politique et commercial instable, où elle peut contribuer à sa manière à l’harmonie et l’équilibre globaux. C’est un des grands paris du réseau sous sa forme actuelle.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.