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Med Sci (Paris). 2014 May; 30(5): 588.
Published online 2014 June 13. doi: 10.1051/medsci/20143005024.

Des chapitres sibyllins1 pour des pathologies « malignes »

Marie-Anne Degoit-Cloiseau1,2*

1Gustave Roussy, Direction des soins, 114, rue Edouard Vaillant, 94805Villejuif, France
2Laboratoire SPHERE (sciences, philosophie, histoire), UMR 7219, université Paris 7, Paris, France
Corresponding author.
 

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Le titre de l’ouvrage de S. Mukherjee, L’empereur de toutes les maladies, une biographie du cancer, illustre le changement de paradigme récent dans la lutte contre cette pathologie par l’avènement de la « médecine personnalisée ». Ce manuscrit a obtenu le prix Pulitzer en 2011 (The emperor of all maladies; a biography of cancer). Nous assistons à la carrière meurtrière de cette maladie singulière, parfois plurielle dans les diverses formes de cancers. Nous la voyons débuter en Égypte et entendons Imhotep annoncer l’absence de thérapie. Nous apprenons ses noms grecs : karkinos (crabe) et onkos (charge ou masse). Nous sommes les témoins des grandes découvertes de Galien et Vésale et de leur diagnostic de « bile noire » 1.

Son funeste curriculum vitae s’enrichit des innovations chirurgicales, anesthésie et antisepsie, de la révolution de la radiothérapie. Mais « la chaleur des rayons et le froid de la lame » n’arrêtent pas son ascension.

L’ironie de l’Histoire veut que les grandes guerres soient à l’origine des premiers produits chimiques thérapeutiques issus du gaz moutarde, et que le père de la chimiothérapie S. Farber ait traité et obtenu les rémissions initiales d’enfants atteints de leucémie dans une salle surnommée « boucherie » par ses détracteurs. Les protocoles et les associations thérapeutiques rendent le chemin plus escarpé dans son parcours assassin mais n’y mettent pas fin.

La découverte des causes du cancer, virus, produits chimiques exogènes, et gènes sèment d’autres embûches sur son passage. L’auteur, oncologue américain, souligne l’espoir apporté par les nouvelles thérapies ciblées, moins toxiques pour les patients, liées à la carcinogenèse et à l’essor de la biologie moléculaire.

Au fil des pages, le cancer peut prendre les traits d’un « jumeau désespéré et malveillant », et la cellule cancéreuse être présentée comme le « détournement de l’âme d’une cellule ». Certains paragraphes techniques ne rendent pas toujours ce livre suffisamment accessible aux profanes. Ailleurs, une simplification parfois abusive dramatise. La bibliographie cependant, très précise et détaillée sur une centaine de pages, peut constituer à elle seule un chapitre de l’ouvrage. Mais là n’est pas sa seule force.

L’ouvrage se distingue aussi dans l’éclairage sur l’impact du cancer dans nos sociétés, quelles que soient les époques : évolutions médicales, statistiques, épidémiologiques mais aussi politiques voire géopolitiques2,, économiques, sociologiques. Le questionnement de Mukherjee sur les défis que nous lance cette pathologie est d’une profonde acuité. Sa constatation selon laquelle il nous faut « nous confronter à nos habitudes, nos rites et à notre comportement », sa redéfinition de la causalité sont à la fois sociologiques et philosophiques. Son interrogation sur la normalité, le sens des limites3 est évidente : le cancer ferait-il partie de notre normalité vieillissante ?

À la manière de la tyrannique Reine Rouge de Lewis Caroll, dernière référence du livre de Mukherjee, le cancer nous oblige à courir derrière lui. Et si la recherche contre le cancer veut arriver, elle aussi, en dépit de sa charge onkos, à une destination qui reste par ailleurs à définir, il nous faudra courir, courir encore et sans doute… courir toujours.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
2 Voir l’histoire d’Atossa, princesse Perse.
3 Basé sur l’exploit de Roger Bannister, un athlète britannique, qui courut 1 mile en moins de 4 minutes en 1954.