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Med Sci (Paris). 2014 October; 30(10): 831–833.
Published online 2014 October 14. doi: 10.1051/medsci/20143010004.

Les paléo-pollutions au plomb
Témoins des conditions socio-économiques de la Rome antique

Hugo Delile1,2*

1Université Lumière Lyon2, CNRS UMR 5600, avenue Pierre Mendès-France, 69676Bron, France
2École normale supérieure de Lyon, Université Claude Bernard-Lyon I, CNRS UMR 5276, 69007Lyon, France

MeSH keywords: Pollution de l'environnement, effets indésirables, histoire, Sédiments géologiques, composition chimique, Histoire ancienne, Humains, Plomb, analyse, toxicité, Intoxication par le plomb, Monde romain, Classe sociale, Pollution chimique de l'eau

 

Un demi-siècle après que le saturnisme fut désigné comme le responsable de la chute de l’Empire romain [ 1], une salve de publications visant à réfuter cette idée mit un terme à cette théorie [ 2]. Même si aujourd’hui le plomb n’est donc plus considéré comme le principal coupable de la décadence de la civilisation romaine, son statut dans le système de distribution de l’eau se dresse toujours comme un problème majeur de santé publique. En effet, nous ignorons toujours dans quelle mesure le gigantesque réseau de tuyaux de plomb (fistules) de la Rome antique a pu compromettre la santé publique des romains au cours des siècles. Par ailleurs, nous pouvons également nous interroger sur la capacité de cet élément à fournir des informations sur l’évolution des conditions socio-économiques et géopolitiques d’une cité antique telle que Rome.

Comment déterminer les niveaux de pollution au plomb générés par la Rome antique ?

Pour répondre à ces questions, nous avons mesuré les concentrations et les isotopes du plomb dans les archives sédimentaires du bassin portuaire de Trajan (Portus) et du Tibre (le fleuve de Rome), à partir de deux carottages profonds de 9 et 13 m (Figure 1) [ 35]. Ces analyses furent également menées sur des échantillons de tuyaux de plomb (fistules) issus de canalisations de la Rome antique (datées entre le i er et le ii e siècles après J.-C.). Ces mesures permettent de vérifier si le plomb contenu dans les dépôts sédimentaires a une origine naturelle ou anthropique. Les isotopes du plomb, comme ceux du strontium, de l’oxygène et du soufre par exemple, peuvent être utilisés pour étudier la mobilité et la migration des hommes et des animaux. Cependant, évaluer les rapports isotopiques du plomb dans le sol est aussi un moyen de déterminer si ce métal provient de l’environnement local ou s’il a été importé pour alimenter les activités humaines.

Un plomb d’origine naturelle et humaine

Les données isotopiques du plomb montrent l’occurrence de deux composantes majeures dans les dépôts étudiés (Figure 2A). La première correspond au plomb naturellement présent dans les sédiments du Tibre (composante α) ; elle est issue à la fois des roches volcaniques des Monti Albani (α’) et de la mer Méditerranée enrichie en calcaire par l’érosion des Apennins (α’’). La seconde composante n’est pas formée par le produit de la géologie locale, mais plutôt par des minerais de plomb allochtones, provenant des canalisations en plomb du système de distribution de l’eau de Rome (sous-composante β). La recherche des sources géologiques des minerais de plomb constituant les fistules analysées a révélé une origine relativement lointaine, provenant principalement du socle hercynien de l’Europe de l’Ouest (Espagne, France, Allemagne et Angleterre). La présence de ce plomb exogène dans les sédiments du port de Rome et du Tibre atteste d’une contamination anthropogénique en partie provoquée par le lessivage du métal contenu dans le réseau de canalisations.

Que signifient ces niveaux de pollution au plomb ?

À partir de ces résultats, il a été possible d’évaluer l’augmentation des niveaux de pollution au plomb en fonction de son bruit de fond naturellement présent dans les sédiments du Tibre. Une élévation d’un facteur 40, 14 et 105 a été observée respectivement au Haut-Empire, puis au Bas-Empire et au Haut Moyen Âge. Bien que ces valeurs puissent être considérées comme inquiétantes, elles doivent être relativisées puisqu’elles sont établies sur la base de niveaux naturels extrêmement faibles. D’autre part, si l’on compare les valeurs définies pour établir l’occurrence d’une pollution dans les sols (> 200 ppm) [ 6] à celles des sédiments portuaires étudiés (< 50 ppm) [ 4], on s’aperçoit que ces derniers n’ont pas été suffisamment enrichis en plomb pour avoir constitué un risque sanitaire majeur. Par ailleurs, ces valeurs sont des maximums car elles caractérisent l’exutoire (le port) du système de distribution de l’eau dans le Tibre qui aurait pu être soumis à des prises d’eau légales ou sauvages en différents points de son parcours.

Si nous revenons à la période romaine, l’accroissement d’un facteur 40 des niveaux de plomb au Haut-Empire (~ 0-250 ap. J.-C.) a également été démontré sur l’émail dentaire de squelettes romains datés du i er au iii e s. ap. J.-C. Ces ossements ont été exhumés à Casal Bertone et Castellaccio Europarco à proximité de Rome [ 7]. Les auteurs de cette étude ont constaté qu’entre la période pré-romaine et la période impériale, les concentrations en plomb contenues dans l’émail dentaire ont également augmenté d’un facteur 40. Alors que les Romains connaissaient les risques sanitaires liés à la consommation de l’eau et des ressources piscicoles situées à l’aval de Rome [ 8], ainsi que ceux liés à l’usage des canalisations en plomb [ 9], ces hauts niveaux de plomb contenus dans les squelettes suggéreraient que les Romains auraient pu boire ou se nourrir à proximité du Tibre. En effet, l’un des résultats les plus intéressants est le vecteur de transport des pollutions métalliques qui furent véhiculées par le Tibre. Même si cela n’est pas particulièrement surprenant, ce point nous éclaire aussi sur les modalités de gestion mises en œuvre dans l’élimination des déchets.

Une relecture de l’histoire de Rome

L’une des découvertes les plus significative de l’étude montre que les discontinuités du signal isotopique du plomb au cours du temps se sont manifestées lors des principaux événements historiques ayant affecté les périodes romaine et médiévale (Figure 2B). En effet, il a été possible de détecter par les isotopes du plomb le signal de l’apogée territoriale de l’Empire romain au Haut-Empire à travers l’exploitation des mines d’Europe occidentale à la suite de leur conquête qui, d’après l’archéologie minière et l’archéométallurgie [ 10], furent les principales pourvoyeuses de plomb à ce moment. Une fois le métal extrait, les Romains le transportèrent jusqu’au cœur de l’empire, avant de l’utiliser dans les activités métallurgiques dont celle des canalisations. La richesse de l’empire et son étendue se retrouvent donc dans les sources géologiques des minerais de plomb exploités à cette époque.

L’entrée dans le Bas-Empire dès la deuxième moitié du iii e s. ap. J.-C. s’accompagne d’une réduction des concentrations en plomb dans les sédiments et d’une composition isotopique plus proche de celle de l’environnement local. L’Empire romain subissait à ce moment ses premiers troubles. À cette période, les réseaux d’égouts romains s’étaient détériorés par manque d’entretien dans de nombreuses cités romaines [ 11]. Par conséquent, l’inefficacité du lessivage de la tuyauterie en plomb pourrait donc expliquer cet éloignement des dépôts du Bas-Empire de la composante anthropique « fistule » (Figure 2A).

Le passage au Haut Moyen Âge se caractérise par un nouveau changement brutal de composition isotopique du plomb fixé sur les sédiments, au profit d’un signal quasi identique à celui des fistules de plomb. Les réparations effectuées sur le système de distribution d’eau par les Byzantins [ 12] durant les guerres gothiques auraient pu provoquer une remobilisation massive du plomb hercynien.

Enfin, un dernier événement d’ordre géopolitico-militaire semble survenir dès les premières décennies du ix e siècle. À cette période, nous observons une disparition totale et complète des signes de pollution qui pourrait être une conséquence plus ou moins directe des raids sarrasins. Ces derniers frappèrent de nombreuses villes telles que Nice en 813, Marseille en 838 et 848, Arles en 843 et Rome en 826 et 846 [ 13]. Alors qu’un lien de causalité ne peut être formellement démontré, l’arrêt des activités humaines à Portus au début du ix e siècle ap. J.-C. pourrait être une conséquence plus ou moins directe de ces invasions arabes.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Acknowledgments

Ces travaux ont bénéficié du soutien logistique de la Soprintendenza Speciale per i Beni Archeologici di Roma (e sede di Ostia Antica), de l’École Française de Rome, de la British School at Rome, du Portus Project, du programme ANR jeune chercheur POLTEVERE, des programmes AIR archéométrie (CNRS – INSHS/INEE) et Homere, et enfin du programme ARTEMIS. Je tiens également à remercier Laure Coulombel d’avoir manifesté autant d’intérêt pour cette étude et de m’avoir offert la possibilité de préparer cet article.

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