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Med Sci (Paris). 2014 November; 30(11): 935–936.
Published online 2014 November 10. doi: 10.1051/medsci/20143011001.

L’organe sensoriel central et ses dérèglements

Michel Bornens1*

1UMR 144 CNRS Institut Curie26, rue d’Ulm75248Paris Cedex 05, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Animaux, Mouvement cellulaire, Centrioles, physiologie, ultrastructure, Chlamydomonas reinhardtii, Cils vibratiles, Troubles de la motilité ciliaire, physiopathologie, Développement embryonnaire, Flagelles, Humains, Morphogenèse, Sensation, Organes des sens

 

Ce numéro thématique de médecine/sciences est le bienvenu. Il couvre un domaine qui connaît aujourd’hui un développement explosif. On verra, à travers l’ensemble des contributions, comment l’étude des ciliopathies, pathologies souvent très sévères et longtemps mal comprises, éclaire désormais puissamment notre compréhension de mécanismes cellulaires fondamentaux. C’est un juste retour des choses. C’est en effet grâce à un modèle expérimental très éloigné de l’homme, l’algue unicellulaire biflagellée Chlamydomonas reinhardtii, traditionnellement utilisée pour l’analyse génétique de la photosynthèse ou de l’assemblage du flagelle, qu’une pièce essentielle à la compréhension de ces pathologies a été découverte : l’identification de protéines du transport intraflagellaire participant à l’assemblage du flagelle dans cette algue a révélé que les séquences géniques correspondantes étaient conservées dans des espèces animales. Chez la souris et chez l’homme, ces séquences avaient déjà été identifiées dans des gènes sans fonction connue mais associés à des pathologies génétiques distinctes et sans liens évidents entre elles. C’est ainsi que l’on a réalisé d’un coup que ces pathologies humaines disparates, se manifestant par des syndromes variés tels que microcéphalie, malformations cérébrales, dystrophie rétinienne, polydactylie, obésité du milieu du corps, polykystose rénale, fibrose hépatique, etc., étaient toutes reliées d’une manière ou d’une autre à un dysfonctionnement du cil primaire.

C’est un nouvel exemple de l’importance des modèles expérimentaux dans la recherche biomédicale, une réalité malheureusement difficile à faire admettre aux tutelles placées sous le contrôle de décideurs sans vision. C’est en même temps un exemple de la manière très humaine dont peut parfois avancer la recherche. C’est enfin un exemple unique, en ce qu’il associe des mutations génétiques chez l’homme aux fonctions encore mal comprises d’un organite cellulaire ubiquitaire, dont on découvre jour après jour l’importance, non seulement dans le développement de l’embryon, mais aussi dans l’évolution des eucaryotes. Les échanges entre médecins et chercheurs dans ce domaine pourraient donc produire, à côté d’applications thérapeutiques espérées, des résultats d’une grande portée scientifique.

Qu’est-ce donc qu’un cil primaire ? C’est d’abord la version immobile des cils, dont les battements assurent le mouvement du mucus, ou celui du liquide céphalo-rachidien le long des épithéliums. Le flagelle du spermatozoïde est une autre version de ce type de structure, dont tout laisse à penser qu’elle était présente chez le dernier ancêtre commun à tous les eucaryotes [ 1]. Limité par la membrane plasmique, le cil/flagelle est un authentique compartiment intracellulaire, à la géométrie filiforme, se projetant loin du corps cellulaire, et séparé du reste du cytoplasme par une barrière de diffusion, réclamant un système spécifique d’adressage intraflagellaire. Ses fonctions sensorimotrices conservées dans l’évolution, comme son invariance structurale et la conservation des gènes du transport intraflagellaire, font du cil/flagelle un organite correspondant bien à la définition d’un « exceptional design » [ 2] : « Exceptional design at any level is what creates the new hierarchical function ». Mais c’est dans le processus d’individuation cellulaire lui-même que cet organite pourrait avoir un statut hiérarchique spécifique : en assurant un couplage entre sensorialité et locomotion, il est un médiateur essentiel des rapports permanents qu’entretient la cellule avec son environnement. Sensorialité et locomotion impliquent une intégration à l’échelle de la cellule, qui passe par un câblage structural et une signalisation adaptés. Ces fonctions pourraient être à l’origine du caractère unidirectionnel de l’activité cellulaire [ 3], observé chez tous les unicellulaires et conservé chez les métazoaires où il est essentiel au développement de l’embryon, à la morphogenèse des tissus, à la locomotion cellulaire, au chimiotactisme, et où son dérèglement est une caractéristique générique de la transformation maligne. La conservation évolutive de la polarité cellulaire chez les métazoaires et sa transmission à travers la division cellulaire, se sont faites grâce à « l’invention » d’un dérivé intracytoplasmique du cil/flagelle, le centrosome, capable de former à nouveau un cil primaire lorsque la cellule cesse de proliférer. Cette invention a permis de conserver les fonctions de l’organite ancestral, tout en les distribuant dans des types cellulaires différents, ou dans la même cellule à des moments différents [ 4]. Ainsi, la transformation des centrioles du centrosome en corps basaux du cil primaire dans la plupart des cellules quiescentes de l’organisme est en fait un retour aux sources. Et la transformation inverse, celle des corps basaux du flagelle du spermatozoïde en centrioles du centrosome dans le zygote, semble récapituler l‘origine évolutive du centrosome à partir du cil/flagelle à la transition entre uni et multicellulaires, transition dans laquelle le cil/flagelle pourrait avoir joué un rôle clé [ 5]. Le succès évolutif du cil/flagelle est donc remarquable : organe cellulaire ancestral chez les eucaryotes, il n’a été perdu que dans quelques lignages, comme les plantes terrestres ou les champignons supérieurs. Il est exploité dans toutes les espèces animales, pour des usages multiples liés à la sensorialité ou à la locomotion. Ce sont ces fonctions cellulaires essentielles et, par là aussi, la polarité cellulaire et sa transmission durant la division, qui sont touchées dans les ciliopathies, et que ces dernières nous aident à mieux comprendre en nous les donnant à voir dans leur dérèglement.

Le cil primaire, parfois décrit comme une antenne cellulaire, est donc un organe sensoriel orchestrant la réception d’un nombre grandissant de stimulus, y compris la lumière. Les cônes et les bâtonnets des cellules photoréceptrices de la rétine sont en effet des cils primaires modifiés chez les vertébrés. Et pourtant, souvent qualifié de vestigial, le cil primaire a longtemps été ignoré par nombre de biologistes ou considéré comme une décoration sans intérêt pour l’économie cellulaire. Certains neurobiologistes ont encore du mal avec l’idée que des neurones puissent être ciliés. L’histoire de la recherche sur le cil primaire est une saga riche d’enseignements qui s’étale sur 150 ans avant d’aboutir à l’explosion actuelle [ 6]. S’y mêlent inextricablement oublis et redécouvertes, difficultés techniques et préjugés, et même nationalisme, tous les ingrédients inévitables d’une longue enquête scientifique.

L’ensemble des contributions de ce numéro thématique de m/s rassemble, en langue française, une somme considérable d’informations récentes, tant sur les fonctions du cil primaire dans les mécanismes cellulaires essentiels de la morphogenèse tissulaire que sur la compréhension des ciliopathies, dont le déterminisme génétique est souvent complexe. Ce numéro sera un précieux outil pour les nouveaux venus dans le domaine et pour les étudiants. Et qui sait si le fait de constater que tant de groupes français interviennent dans ce domaine au meilleur niveau international ne suscitera pas des vocations. Il y a encore tant à comprendre.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

References
1.
Adl SM , Simpson AG , Lane CE , et al. The revised classification of eukaryotes . J Eukaryot Microbiol. 2012; ; 59 : :429.–493.
2.
Pattee H . The problem of biological hierarchy, in Towards a theoretical biology, 3-drafts . In : Waddington CH , ed. An IUBS Symposium . Edinburg; : Edinburg University Press: , 1970 : pp. :117.–136.
3.
Bornens M , Azimzadeh J . Origin and evolution of the centrosome . Adv Exp Med Biol. 2007; ; 607 : :119.–129.
4.
Bornens M . The centrosome in cells and organism . Science. 2012; ; 335 : :422.–426.
5.
Buss W . Evolution, development, and the units of selection . Proc Natl Acad Sci USA. 1983; ; 80 : :1387.–1391.
6.
Bloodgood RA . From central to rudimentary to primary: the history of an underappreciated organelle whose time has come. The primary cilium . Methods Cell Biol. 2009; ; 94 : :3.–52.