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Med Sci (Paris). 2015 April; 31(4): 363–366.
Published online 2015 May 8. doi: 10.1051/medsci/20153104006.

L’utilisation de smartphones façonne le traitement cortical de l’information sensorielle tactile provenant de l’extrémité des doigts

Anne-Dominique Gindrat,1a* Magali Chytiris,1,2b* Myriam Balerna,1,2c* Eric M. Rouiller,1d and Arko Ghosh2,3,4e

1Domaine de physiologie, Fribourg cognition center, département de médecine, université de Fribourg, 5 chemin du Musée, CH-1700Fribourg, Suisse
2Institut de neuroinformatique, université de Zürich et ETH Zürich, Winterthurerstrasse 190, CH-8057Zürich, Suisse
3Neuroscience center Zürich, Université de Zürich et ETH Zürich, Winterthurerstrasse 190, CH-8057Zürich, Suisse
4Institut de neuroscience cognitive, university college London, 17 Queen Square, Londres, WC1N 3AR, Royaume-Uni
Corresponding author.

MeSH keywords: Doigts, Humains, Plasticité neuronale, Toucher, Perception du toucher, innervation, physiologie

La plasticité cérébrale au quotidien

L’architecture de base de notre cerveau n’est pas complètement figée mais peut évoluer dans le temps, par exemple au cours du développement du système nerveux ou, chez l’adulte, pendant les phases d’apprentissage, en fonction du degré d’utilisation des différentes parties du corps. On appelle « plasticité cérébrale par l’usage » la capacité qu’a le cerveau à augmenter sélectivement le traitement de l’information associée à une partie du corps en réponse à une plus grande utilisation de celle-ci [13]. Jusqu’à présent, la plasticité cérébrale par l’usage a été mise en évidence dans des situations extrêmes, que ce soit chez des patients ayant perdu une partie du corps après un traumatisme (lésion de la moelle épinière, amputation, membre immobilisé) [4, 5], ou chez des sujets montrant des habiletés extraordinaires nécessitant une utilisation particulièrement intensive d’une partie du corps, comme les sportifs d’élite [6], les aveugles lisant le Braille [7] et les musiciens [8]. Chez les joueurs d’instruments à cordes [8] par exemple, la représentation corticale de la main gauche, occupée à raccourcir la longueur des cordes de l’instrument (ce qui requiert donc une grande dextérité manuelle et une forte stimulation sensorielle), était non seulement plus étendue que celle de la main droite, qui manie si besoin l’archet, mais également plus étendue que celle de la main gauche chez des sujets contrôles. Ces exemples de plasticité cérébrale chez des sujets hors du commun conduisent alors à se demander si ce phénomène intervient aussi dans notre vie quotidienne. Les technologies digitales personnelles telles que les téléphones portables avec écran tactile ou smartphones, constituent des « supports » de choix pour répondre à cette question. Non seulement ces petits appareils occupent une place prépondérante dans nos vies, mais ils permettent également d’utiliser leur propre technologie pour en suivre l’utilisation faite par leur propriétaire.

L’électroencéphalographie (EEG) offre la possibilité d’étudier de manière non invasive, et avec une grande résolution temporelle, l’activité électrique générée par le cortex cérébral. L’étude relatée ici [9] a porté sur l’enregistrement de l’activité corticale par EEG de surface (62 électrodes sur le cuir chevelu) en réponse à des stimulations tactiles très focales (d’une durée de 2 ms, provoquant une légère déformation de la peau) appliquées sur la phalange distale du pouce, de l’index et du majeur droits chez 37 sujets droitiers : 26 possédaient un smartphone et 11 un téléphone portable d’ancienne génération, sans écran tactile. Des potentiels évoqués somatosensoriels (PES) ont été obtenus par le moyennage de 1 250 stimulations par doigt stimulé.

Les technologies digitales personnelles façonnent le traitement de l’information tactile par le cerveau

À notre plus grande surprise, alors que les utilisateurs de smartphones interagissaient avec l’écran tactile de leur appareil essentiellement par le pouce, l’amplitude de l’activité corticale en réponse aux stimulations tactiles des extrémités des trois doigts testés s’est avérée statistiquement plus grande chez les utilisateurs de smartphones que chez les utilisateurs de téléphones portables d’ancienne génération (Figure 1A). Cette différence s’observait spatialement au niveau des électrodes contralatérales pariétales pour les trois sites de stimulation, bien que plus faible suite à la stimulation du majeur (Figure 1BC). Grâce à des stimulations tactiles simultanées des extrémités du pouce et de l’index, nous avons aussi démontré que l’augmentation de l’activité cérébrale chez les utilisateurs de smartphones ne s’était pas produite aux dépens des interactions inhibitrices [10] entre les doigts, phénomène qui permet d’augmenter la capacité de discrimination tactile.

Restait alors à expliquer l’activité corticale des adeptes du smartphone. Pour ce faire, des analyses de régressions multiples ont été réalisées entre l’activité cérébrale moyenne de la population d’utilisateurs de smartphones d’une part, et trois variables liées à l’utilisation de ces appareils d’autre part, à savoir l’âge du début de la pratique (inspiré par les résultats obtenus chez les joueurs d’instruments à cordes [8]), l’usage par heure et la durée comprise entre le pic d’utilisation du téléphone et l’acquisition EEG (Figure 2). Ces deux derniers paramètres ont été dérivés directement de l’historique de l’utilisation de la batterie du smartphone pendant les 10 jours précédant l’acquisition EEG (évolution de la décharge de la batterie au cours du temps suivie au moyen d’une application).

Nous avons alors pu montrer que chez les utilisateurs de smartphones, l’activité corticale résultant de la stimulation tactile du pouce et celle liée à la stimulation tactile de l’index étaient directement proportionnelles à l’intensité de l’utilisation du téléphone (usage par heure). Deuxième fait marquant, la réponse à la stimulation tactile du pouce était sensible aux fluctuations quotidiennes de l’utilisation du smartphone : en effet, plus l’intervalle de temps compris entre l’épisode d’utilisation la plus intense du téléphone et la mesure de l’activité cérébrale en réponse à la stimulation du pouce était court, plus l’activité corticale associée était grande. Étant donné les grandes fluctuations de l’utilisation des smartphones au cours du temps en fonction de notre besoin, l’historique de l’utilisation de ces appareils basé sur les 10 jours précédant la mesure de l’activité cérébrale reflète l’utilisation à court terme seulement. Malgré cela, la relation linéaire entre l’activité corticale et les fluctuations journalières de l’utilisation des smartphones suggère qu’un remodelage du cortex a déjà pu se produire pendant cette courte période.

L’augmentation de l’activité corticale chez les utilisateurs de smartphones diffère de celle démontrée précédemment chez les joueurs d’instruments à cordes [8]. Chez ces derniers, il existait une relation linéaire entre l’âge auquel les sujets avaient débuté la pratique de leur instrument et l’activité cérébrale, phénomène que nous n’avons pas observé chez les utilisateurs de smartphones. En revanche, nous avons pu mettre en évidence une relation linéaire entre l’utilisation récente (du smartphone) et l’activité corticale, lien qui n’existait pas chez les musiciens. Le fait que ces derniers aient entamé la pratique de leur instrument beaucoup plus précocement que les utilisateurs de smartphones l’emploi de leur téléphone, laisse à penser que ces musiciens disposaient d’une représentation sensorielle corticale beaucoup plus stable que celle des utilisateurs de smartphones.

Ces résultats suggèrent que les mouvements répétitifs opérés sur des écrans tactiles lisses réorganisent le traitement de l’information sensorielle à partir de la main, avec des ajustements quotidiens de la représentation corticale de l’extrémité des doigts selon l’intensité de l’utilisation du smartphone.

Conclusion

Loin de nous l’idée de faire sensation en nous prononçant sur un quelconque impact positif ou négatif de l’utilisation des smartphones sur notre vie quotidienne ! L’originalité de notre travail repose tout d’abord sur le désir d’étudier la plasticité cérébrale chez M. et Mme Tout-le-monde, mais également sur la formidable opportunité offerte par les smartphones d’utiliser leur propre technologie pour en quantifier l’usage. Il nous reste néanmoins encore beaucoup de facettes à explorer pour interpréter nos résultats plus en détail et les appliquer. Toutefois, il ressort de cette étude que l’utilisation de smartphones n’est pas anodine pour le cerveau, et qu’il faut rester attentif en cas d’utilisation très intensive. Notre approche pourrait permettre de disposer d’un outil adapté pour suivre, voire prévenir, des changements en cours (maladaptation) conduisant à un état pathologique (par exemple dysfonctions motrices ou douleur chronique neurogène). Cela nécessiterait alors d’étendre nos investigations à des sujets présentant des signes d’addiction. ‡

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Acknowledgments

Ce projet a été financé par la Society in Science, The Branco Weiss Fellowship, OPO Stiftung et Vontobel Stiftung, Zürich (A. Ghosh) et le Fonds national suisse de la recherche scientifique (fonds n° 149643 (E.M. Rouiller). Nous remercions également Kevan Martin et les autres membres de l’Institut de neuroinformatique pour leur soutien, Cyril Pernet pour ses explications concernant LIMO EEG, Nobuhiro Hagura et Roland S. Johansson pour leurs commentaires, ainsi que les collègues de l’Université de Fribourg pour leur précieuse participation à l’étude.

References
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