Paul de Brem
Nous allons nous projeter dans l’avenir avec quatre intervenants qui vont se répondre les uns aux autres au cours d’une table ronde : Sylvestre Huet, Brice Laurent, Lionel Larqué et Loïc Blondiaux.
Sylvestre Huet, vous êtes journaliste au journal Libération, où vous tenez la rubrique « Sciences » depuis de nombreuses années. Vous tenez aussi le blog « Sciences au carré ». Vous avez suivi des controverses comme celle autour des travaux de Gilles-Éric Seralini qui, selon leur auteur, accrédite l’idée d’un éventuel danger des OGM pour la santé. Vous avez aussi suivi le débat public sur les nanotechnologies. Que retenez-vous de ces épisodes ? Qu’est-ce qui vous paraît vraiment prégnant ?
Je vais me concentrer sur le point suivant : il ne faut jamais sous-estimer la difficulté à partager ce qui est connu en termes de sciences. Il y a quelques années, dans un article publié par Libération, écrit par une collègue du service environnement, bac + 5 et ingénieure, on apprenait cette effroyable nouvelle : traiter les gentilles herbes aromatiques provençales par des rayons gamma est dramatique, parce que cela détruit l’ADN de leurs vitamines. J’ai appris, ce jour-là, que les vitamines sont des petites bêtes qui font crac-crac et qui échangent leurs gamètes ! Le problème, c’est que l’article a passé toutes les étapes de relecture derrière la journaliste, le chef d’édition, le rédacteur en chef, le relecteur final; cela a été publié et cela n’a pas soulevé de tempête chez les lecteurs.
Le point de départ de tous ces débats publics, sur l’usage, le non-usage ou l’usage contrôlé des technologies, c’est qu’il va être très facile de tromper la plupart des gens, en se fondant sur leur ignorance, qui est bien normale. Je pourrais prendre pour exemple ces hommes politiques qui montrent qu’ils ne maîtrisent pas beaucoup les sujets techniques, mais cela serait trop facile.
Il suffit de considérer déjà le fait suivant : le scientifique, en général, ne sait que très peu de choses sur les travaux du voisin de laboratoire dans une branche qui n’est pas exactement la sienne. Si ce savoir qui naît dans les laboratoires est difficilement partageable à l’intérieur même des laboratoires, on ne va pas faire le reproche aux citoyens et même aux responsables politiques de ne pas le partager. C’est, pour moi, le point de départ.
Si on veut prendre des décisions en démocratie, avec le moins de méconnaissance de leurs composantes techniques et scientifiques par les citoyens et par les élus, il va falloir, dans les débats publics, soigner la transmission du savoir, la bonne foi et l’honnêteté intellectuelle. Le problème est que la bonne foi et l’honnêteté intellectuelle ne sont pas toujours au rendez-vous de la part de la quasi-totalité des acteurs, qu’il s’agisse des responsables politiques, des industriels et de leurs représentants en communication, des militants de tous bords, qu’ils soient militants d’un parti politique ou d’ONG, et, in fine, de la presse. En ce qui concerne l’affaire Seralini qui a été citée, ce qui va rester dans la tête des citoyens téléspectateurs, ce sont ces images horribles de rats avec des tumeurs grosses comme des balles de ping-pong qui, à elles seules, démontrent que « On va tous mourir » de cette technologie de la transgenèse végétale ! C’est le résultat d’une collusion, dont la synergie est redoutable en termes d’efficacité propagandiste et également commerciale entre des militants de différentes catégories socioprofessionnelles (l’un d’entre eux était un professeur d’université) et de journalistes, notamment la direction du Nouvel Observateur, qui a délibérément organisé une entreprise de désinformation assez efficace. Ainsi, le jour même de sa publication, le Nouvel Observateur titrait « Les OGM sont des poisons ». Et, le ministre de l’Agriculture, M. Le Foll, au lieu d’expliquer à ses électeurs et aux citoyens : « Il y a en France une agence qui s’occupe de la sécurité sanitaire des aliments, on a un conseil des biotechnologies et, bien évidemment, ils vont étudier ce nouvel apport dans la littérature scientifique et, quand ils l’auront fait et qu’ils nous auront dit ce qu’il faut en penser d’un point de vue scientifique, je prendrai les décisions qu’il convient », a dit : « J’ai déjà pris ma décision puisqu’un article a conclu que… ». Sauf que la conclusion de l’article n’a pas tenu très longtemps. La décision, elle, oui. Cela montre que, in fine, dans ce type de débat, l’acteur qui a la responsabilité la plus importante pour donner le ton en termes d’honnêteté intellectuelle et d’identification par les citoyens de qui peut parler de quoi avec quelles compétences, c’est l’homme public, le responsable, le ministre, les sénateurs, les députés, tous ceux qui ont créé et qui financent avec les deniers publics les autorités et les agences d’expertise et qui en nomment les dirigeants.
Paul de Brem: Le problème est que ces agences ne jouissent pas toujours de crédit auprès de certains. Est-ce que la réaction du ministère n’était pas une manière d’éteindre un incendie ?
Sylvestre Huet: Hervé Chneiweiss a dit tout à l’heure que ces agences ne fonctionnaient pas toujours bien. Oui, c’est presque normal que des institutions de ce type n’aient pas un fonctionnement parfait. Elles sont constituées d’hommes et de femmes et, de plus, leurs dirigeants ne peuvent pas être nommés par quelqu’un d’autre que par les autorités politiques, par les élus. Cependant, d’un autre côté, peut-on imaginer autre chose comme dispositif pour surveiller les risques sanitaires d’usage des technologies, par exemple ?
Antérieurement, il y avait d’autres types de dispositifs qui étaient essentiellement des administrations centrales des ministères. Puis, y a eu quelques crises, l’amiante, le sang contaminé, les peurs sur le nucléaire, etc., qui ont eu comme conséquences, parmi d’autres, que l’on a vu des ministres devant des juges ou des institutions politico-judiciaires. Donc, il y a eu de très bonnes raisons (indépendance, capacité à réunir de l’expertise…) et d’autres moins bonnes (protection du personnel politique), qui ont conduit à créer ces agences.
Aujourd’hui, la question est de faire en sorte que le système fonctionne au mieux. Il y va de la responsabilité des hommes politiques qui nomment les dirigeants et il faut donner les moyens financiers à ces agences pour collecter toute l’expertise existant sur un sujet, de manière à l’utiliser correctement. Il faut que la puissance publique finance correctement une recherche publique indépendante des acteurs économiques, notamment des grandes entreprises, pour produire cette connaissance sans laquelle il n’y a pas d’expertise possible.
Paul de Brem
Brice Laurent, vous êtes chargé de recherche au centre de sociologie de l’innovation de Mines ParisTech. Ce qui vous intéresse dans le débat public, c’est son organisation, les formes qu’il prend, les controverses qu’il suscite, la manière dont on l’attaque et dont on le défend…, tout cela révèle la manière dont on conçoit la démocratie.
Quand on réfléchit aux relations sciences et société, se pose, évidemment, la question du débat public. En France, la Commission nationale du débat public (CNDP) est l’autorité administrative indépendante dont la mission est d’informer les citoyens et de faire en sorte que leurs points de vue soient pris en compte dans le processus de décision. Mais, il est important, pour bien saisir les questions relatives à l’organisation de la démocratie elle-même, de se dire que ces lieux de la participation du public ne sont qu’une série parmi l’ensemble de ceux qui mettent en jeu la fabrication de la science et celle de la société. Si l’on veut réfléchir en termes de principe de précaution, de coexistence, de réversibilité, il est important d’être capable de connecter ces différents lieux de débats entre eux.
Illustrons cela avec le cas des nanotechnologies. On a déjà parlé de ce grand débat public national, qui se déroula plutôt mal, avec des réunions publiques interrompues, etc. Or, le même groupe de fonctionnaires qui est impliqué pour suivre ce débat l’est également dans d’autres formes d’expérimentations, notamment réglementaires, pour faire entrer de nouvelles catégories de produits dans le droit français, en particulier des catégories un peu mystérieuses comme les substances à l’état de nanoparticules : une espèce de chose qui n’existe nulle part ailleurs et que l’administration française a inventée, dans l’espoir de pouvoir avoir une vision des activités industrielles dans le domaine des nanotechnologies.
Cette catégorie est l’exemple typique d’une innovation critiquée un peu par tout le monde : par des associations, qui notent que « cela ne va pas permettre d’exercer une contrainte sur le travail des industriels »; par des scientifiques qui disent que « Cette catégorie, finalement, est plutôt de l’arbitraire politique parce que, notamment, on ne dispose pas de toute l’infrastructure de normalisation qui permettrait de mesurer les critères. » Cependant, en même temps, on peut l’aborder un peu différemment, comme un endroit où l’administration française se pose une question presque constitutionnelle dans le sens le plus fort du terme : comment constitue-t-on des objets sur lesquels on peut avoir prise collectivement et comment peut-on organiser constitutionnellement les pouvoirs au sein de la démocratie française ? C’est-à-dire quel est le rôle de l’administration ? Quels sont les rôles des industriels ? Est-ce que les associations peuvent participer à la définition des critères? C’est en reliant l’ensemble des lieux où est posée la question du rapport sciences et société - lieux du débat public tel qu’il existe à la CNDP, lieux qui ont trait à l’élaboration de la réglementation, lieux aussi confinés que la normalisation industrielle - que l’on peut saisir le type de question constitutionnelle dont on a parlé, c’est-à-dire ayant trait à la fois à la fabrication des objets techniques et à l’organisation des pouvoirs au sein des espaces politiques.
Évidemment, cela pose toute la problématique du rôle des sciences sociales, d’autant plus que dans ces situations, celles-ci sont elles-mêmes appelées à contribuer à la fabrication de ces initiatives. Les sciences sociales peuvent intervenir de différentes manières : mettre en relation des lieux de débat public avec des lieux de la réglementation et dire que s’y posent dans les uns comme dans les autres des questions démocratiques; établir des comparaisons pour montrer, par exemple, que l’organisation du principe de précaution en France est un peu une situation où une l’administration publique, traditionnellement assez forte, tente d’introduire de nouveaux éléments, pas très bien définis, afin de rendre gouvernables les situations d’incertitude. Mais cette façon de fonctionner est peut être différente dans d’autres pays et la comparaison, là aussi, peut être une ressource.
Il y a cependant bien d’autres exemples : on a parlé notamment de coexistence, suite à l’intervention de Michel Callon.
Paul de Brem: La coexistence des options, oui Michel Callon a plaidé pour que diverses options puissent exister : une agriculture avec OGM, à côté d’une agriculture bio, sans OGM.
Brice Laurent: Formulée ainsi, la coexistence est là encore une opération constitutionnelle au sens très fort. Elle est utilisée dans les institutions européennes et il est intéressant de se demander ce qu’elle produit. Dans le cas des OGM, elle consiste à dire : OGM et non-OGM doivent pouvoir circuler sur le marché européen et des États membres peuvent prendre la décision de rendre impossible les cultures OGM, quand bien même l’expertise européenne a décidé qu’il n’y a pas de problème scientifique. Évidemment, c’est une façon très particulière de faire fonctionner la coexistence, qui suppose notamment de centraliser l’expertise, comme si on n’en avait qu’une seule au niveau européen, et de se dire que les États membres peuvent décider de ne pas être d’accord, mais sur des bases qui seraient purement politiques, voire irrationnelles, si on pousse l’argument jusqu’au bout. Effectivement, c’est une « fabrique constitutionnelle » autour de la coexistence, qui est très particulière, qui n’est absolument pas neutre et qui rend impossible toute une série d’autres options.
Paul de Brem
Lionel Larqué, secrétaire exécutif de l’Alliance sciences-société, vous organisez un événement important, qui vient peut-être en relais de celui qui se tient aujourd’hui ( Figure 1 ). Vous insistez beaucoup sur la nécessité, avant de débattre, de poser un certain nombre de définitions, le débat risquant sinon de s’affaiblir.
Sur le rapport sciences-société, 4 éléments configurent le contexte général du débat public. Le premier, c’est celui de la confiance. Il y aurait, dit-on, une grande défiance du corps social vis-à-vis des sciences en général. Rien ne le démontre, puisque le seul sondage sur lequel on peut s’appuyer est réalisé par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) par Daniel Boy depuis 1972. Celui-ci montre que les institutions scientifiques jouissent d’un niveau de confiance « très confiant », « confiant » ou « plutôt confiant », qui oscille entre 84 et 88 % de 1972 à aujourd’hui. Sauf à vouloir des scores à caractères soviétique, je ne vois pas ce que l’on peut faire de mieux. Donc, le paysage de confiance est plutôt là. En revanche, quand on parle de technologies, c’est autre chose.
Le niveau de critique monte avec les niveaux de connaissances et de compréhension de la science. Ce n’est pas parce qu’on ne comprend pas la science qu’on a plutôt un niveau de critique ou de défiance. Au contraire, plus on sait comment marche le système, plus on a de raisons, à juste titre, d’être critique. Ce n’est donc pas un problème de pédagogie. C’est, au contraire, parce qu’on sait comment cela fonctionne que l’on essaye d’approfondir et de critiquer ce paysage et ce système.
Troisième élément, ce n’est pas un problème d’irrationalité, dans le sens où il n’y a pas de biais d’analyse ou d’appréhension d’une technologie. Est-ce qu’il faut être plutôt favorable, défavorable, critique ou non critique, parce que l’on est scientifique, ou non scientifique ? Je me réfère ici à l’étude de Daniel Boy de 2007, qui montre qu’il n’y a pas de différence statistique d’opinion entre un scientifique et un non-scientifique sur les OGM, le nucléaire, etc. On a pour les scientifiques et les citoyens les mêmes opinions, les mêmes valeurs d’opinion, y compris sur des registres chauds.
Le quatrième élément est qu’il y aurait une désaffection des jeunes pour les filières scientifiques et techniques, qui nécessiterait un registre d’argumentaires permettant à ces jeunes de s’orienter vers ces filières. C’est une vue de l’esprit. Les chiffres de l’INSEE le montrent depuis des décennies, avec une baisse légère de la démographie du supérieur : + 10,8 % d’étudiants s’inscrivent dans les filières scientifiques et techniques. C’est dans l’université que cela pose un problème. On n’a jamais entendu un patron d’école d’ingénieur, de grande école, d’IUT ou de BTS dire « on a un problème chez nous ». Le problème qui apparaît dans le débat public est celui de l’université, pas de l’attractivité des filières.
Dans ce contexte, le dialogue sciences-société est le moyen d’une politique et non une politique.
En ce qui concerne le débat sur les nanotechnologies, on peut faire le constat suivant : c’est l’État qui a forcé la CNDP à traiter ce sujet : première saisine en 2003, la CNDP la refuse; deuxième saisine en 2008 avec 8 ministères impliqués, contrainte et forcée, la CNDP accepte de répondre à la saisine, avec une question posée cependant un peu différente. On a affaire là à ce dont on a parlé plus haut : on demande aux citoyens de débattre d’une question qui a déjà été résolue. Deuxième point à commenter, l’exemple des personnes qui crient « les nanos, on s’en fout, on ne veut pas de débat du tout », registres dialectique et rhétorique tout à fait limitatifs, très néo-situationnistes. Je pense qu’il ne faut pas « grimper au plafond » parce qu’il y a 8 gars avec des têtes de singes dans une salle; ils ne représentent pas la France qui dirait qu’elle n’en veut pas; non, ce sont 8 personnes brandissant un slogan. Je pense surtout, de manière positive, que l’on voit apparaître dans l’espace public des gens qui commencent à critiquer et critiquer, c’est approfondir et il faut en tirer des éléments positifs.
On a une montée en intelligence collective que les institutions et le Gouvernement ne savent pas bien gérer. C’est collectivement qu’il faut améliorer les dispositifs et les procédures démocratiques. En revanche, on rentre dans un canal de temps de 10, 15, 20 ans, et on ne sait pas comment on va en sortir, mais c’est une très bonne nouvelle. C’est un symptôme, et non une maladie. Le deuxième biais est d’ordre socioprofessionnel. Il réside dans le fait que l’on parle de dialogue sciences-société, en lieu et place de dialogue société-sciences. Cela a son importance. Prenons l’exemple de ceux, dans la salle, qui ont les statuts de chercheurs, d’enseignants-chercheurs ou qui sont d’anciens chercheurs ou enseignants-chercheurs, ou encore des personnes qui se destinent à une carrière de chercheur ou d’enseignant-chercheur. Ils constituent plus de la majorité des participants. Ce fait va orienter le débat dans une certaine direction. Si vous demandez à ces chercheurs ce qu’ils veulent comme politique de recherche, ils vont vous répondre qu’ils veulent des moyens pour continuer à faire leur recherche. On introduit là un biais socio-professionnel. S’il s’agit de débattre de l’emploi scientifique dans l’ensemble de la société, on est là devant une bonne question, sans biais.
Un autre biais est celui de la mé-compréhension par cette profession de la réalité d’aujourd’hui. Les scientifiques découvrent ce que La Poste a découvert dans les années 1980. La libéralisation des marchés va avoir un effet sur l’ensemble des institutions, y compris sur l’université et sur la recherche. Les modes de management en sont une première illustration dans le monde de la recherche. Les chercheurs étaient convaincus, par leur place politique forte, d’être à l’abri. Ils ne le sont plus. La pression, c’est à la fois la pression du marché ou du management, mais aussi, celle de la société : comme la science n’est pas contestée, que c’est elle qui, en dernier ressort, fait valeur commune dans notre société d’aujourd’hui, que tout le monde se tourne vers elle comme dernier souffle du vrai ou du demain, les chercheurs subissent la pression. Tout le monde attend d’eux des éléments de réponse à tous les problèmes. De leur côté, ils voient les pressions du marché, de l’international, du gouvernement; ils considèrent cela comme une agression, alors que c’est, au contraire, le symptôme qu’ils sont le dernier registre de l’anthropologie du vrai.
Je finis avec des éléments de perspective. La première, contrairement à ce qu’a exprimé Jean-Yves Le Déaut, il faudrait que l’on sorte des années 1970 et 1980, car, cela n’est pas avec la diffusion de l’information scientifique et technique que l’on construit une politique. Jean-Yves Le Déaut est convaincu que c’est grâce à la pédagogie que les gamins vont aller dans les filières scientifiques et bien comprendre ainsi ce que font les chercheurs et accepter les efforts en termes de budget qu’on alloue à la recherche. Aujourd’hui, dans notre monde social et économique, la masse d’interactions entre le monde de la recherche et celui de la société est massive, elle n’est pas qualifiée, pas caractérisée, pas définie, et donc, elle n’est pas accompagnée, elle n’est pas calculée. Le travail que l’Alliance sciences-société et l’Institut francilien recherche innovation société (IFRIS) opèrent depuis quelque temps se fonde sur : « On s’appuie sur la loi que l’on a été quelques-uns à faire évoluer, celle qui a été votée en 2013, la loi de l’enseignement supérieur et de la recherche ».
On ne dit plus que l’alpha et l’oméga des interactions est le primat de la diffusion de l’information scientifique et technique. On dit qu’il faut valoir, faire valoir, promouvoir, accompagner les interactions sciences-société. On ne parle pas d’interactions sciences et société, on parle d’interactions sciences-société, ce qui touche à l’enseignement supérieur, à la recherche, aux enjeux sociaux.
Deuxième perspective, il faut rendre visibles ces acteurs et je me réfère là à la dernière intervention de Philippe Laredo. Ce sujet politique, qu’il a appelé le Tiers-État de la recherche, n’existe pas, ce qui signifie que les acteurs sociaux, participants de l’aventure de la connaissance, n’en ont pas conscience eux-mêmes. Une association n’a pas conscience de participer à l’aventure de la connaissance et une entreprise n’en a pas forcément conscience. Comme on a confié à une profession le soin de dire « la connaissance est chez nous, on est les seuls à l’avoir », on est convaincu que l’on est hors de cela. Il y a tout un travail politique à faire, que l’Alliance se propose d’entamer pour accompagner les acteurs, pour prendre conscience que la société participe de l’aventure de la connaissance. Il faut structurer ce sujet politique.
Paul de Brem
Loïc Blondiaux, vous présidez le conseil scientifique du GIS Démocratie et participation et vous dirigez la revue Participation, revue de sciences sociales sur la citoyenneté et la démocratie. Comment voulez-vous réagir à ce qui s’est dit à cette tribune ?
Quelques éléments par rapport à ce qui s’est dit aujourd’hui et ce que cela évoque chez moi. Ce qui m’a frappé d’abord, c’est la première intervention d’accueil. J’ai eu le sentiment d’une permanence des archétypes, c’est-à-dire que l’utilisation du mot irrationnel à propos du peuple a été faite à plusieurs reprises, avec l’idée que les citoyens avaient peur de la science, l’idée qu’il fallait les éduquer. Je reviens sur ce que disait Lionel Larqué : « Eduquer les citoyens à la science ne résoudra pas la question, au contraire. » Donc, rappel de cet état d’inertie des représentations chez une partie de nos élites, élites politiques, mais également élites scientifiques. Ici, nous sommes entre personnes avec des idées un peu ouvertes sur les questions de démocratie technique, ce qui n’est pas forcément le cas d’une partie très importante de ces élites.
Deuxième remarque, la réversibilité. J’ai trouvé remarquable la réflexion de Michel Callon ce matin, mais je vais utiliser ce mot sous un autre angle. Michel Callon a dit que l’un des enjeux capitaux de l’innovation est de préserver la possibilité, pour la génération suivante, de faire des choix et de faire des choix démocratiques. C’est ce contenu de la réversibilité qui me semble très important. Ne pas verrouiller une filière, de façon à ce que la génération qui vient… et j’ai bien aimé le fait d’insister sur la génération qui vient, parce que, au-delà, on ne voit plus rien, en tout cas, on n’est plus responsable de rien aujourd’hui ou, en tout cas, il est très compliqué de le penser, de se projeter à très long terme. Je vais simplement faire un glissement de sens sur cette notion de réversibilité à propos de cette dynamique en faveur de la démocratie, de la participation, de l’extension que l’on croyait indéfinie, des droits d’expression ouverts aux citoyens. Il me semble que nous vivons un moment important et la contestation de la Commission nationale du débat public (CNDP) en est partie prenante ; nous avons les preuves que cette situation est réversible, c’est-à-dire que nous n’irons pas constamment dans une dynamique d’ouverture des choix scientifiques et techniques à la société, nous n’irons pas, par ailleurs, constamment dans le sens d’une participation toujours plus grande des citoyens. Différents signes permettent de le montrer.
Tout d’abord, la participation ou la démocratie n’est jamais vue comme une priorité, elle est toujours vue comme un coût et jamais comme une plus-value pour le processus de décision et pour l’action publique. C’est un vrai problème, problème qui est amplifié par le fait qu’on ne peut jamais évaluer la plus-value de la participation. C’est très compliqué à modéliser, pour reprendre ce que disait Michel Callon, et il y a un risque d’étouffement de ces démarches considérées comme secondaires ou peu prioritaires.
Autre élément qui me fait penser qu’il peut y avoir un retour en arrière, ou en tout cas une évolution négative, est qu’aujourd’hui, le fétichisme de la croissance et de l’innovation fait que tout ce qui s’apparente à un frein à l’innovation ou à la croissance est perçu comme injustifié. Je le vois non pas dans le domaine scientifique et technique, mais en matière de droit de l’environnement. Aujourd’hui, tout ce qui va dans le sens d’une simplification du droit de l’environnement va dans le sens d’un sacrifice de la participation. Veillons à ce que ce mouvement ne s’amplifie pas.
Je vois aussi cela dans le fait que les dispositifs participatifs évoluent aujourd’hui dans un univers beaucoup plus large, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas régler toutes les asymétries de pouvoir qui se sont créées dans la société entre quelques acteurs du monde économique – il a été question des Google, Apple, Facebook et Amazon (GAFA) – et les acteurs de la société. On voit bien l’argument utilisé par Dominique Pestre, historien des sciences, qui accuse les chercheurs qui travaillent sur la participation de se tromper d’objet, puisque la domination se joue finalement ailleurs. Tous ces éléments me font penser que la situation actuelle est réversible et qu’elle est problématique.
Autre remarque, enfin, sur le conflit. Évidemment, j’acquiesce à l’idée que la démocratie est l’institutionnalisation du conflit, définition de Claude Lefort. Pour moi, la vivacité, la réalité et l’acceptation de ce conflit est l’essence même de la démocratie. C’est ce qui justifie l’existence d’institutions que j’appelle des institutions du « tiers », qui sont là pour organiser ce conflit, en tout cas pour non pas le canaliser ou le réduire, mais pour l’articuler, l’organiser. Pour moi, la CNDP fait partie de ces institutions du tiers. La démocratie ne peut pas reposer exclusivement sur deux pôles : un pôle de démocratie représentative institutionnelle, dont la légitimité vient de l’élection, et un pôle de la contre-démocratie dont parle Pierre Rosanvallon (directeur d’études à l’EHESS), où s’exprimerait la critique, l’interpellation citoyenne. Il faut qu’il y ait un tiers espace entre les deux, des institutions relativement diverses, qui mettent en tension la légitimité issue de l’élection et la légitimité issue d’une capacité qu’ont en permanence les citoyens de contester la première de ces légitimités et d’invoquer d’autres valeurs ou d’autres intérêts généraux, ou encore d’autres biens publics. Il faut donc multiplier ces institutions du tiers. C’est la condition pour que nos sociétés ne suscitent pas de plus en plus d’affrontements entre des acteurs qui ne contestent pas forcément les techniques à proprement parler, mais qui défendent d’autres choix de société, ou une autre définition de la démocratie.
Paul de Brem: Je vous ai entendu plaider pour une institution de la délibération et pas seulement de la représentation. Qu’est-ce que cela signifie ?
Loïc Blondiaux: Les institutions du tiers sont des institutions de la délibération, si l’on considère que la délibération n’est pas un acte, une décision prise à un moment donné, comme on le considère un peu trop souvent en France, mais un processus qui peut être très long et impliquer une grande diversité d’acteurs. Il faut que ces institutions de la délibération coexistent avec les institutions de la représentation, du fait même que l’on a affaire à de la représentation des deux côtés. Il y a la représentation issue de l’élection, qui reste celle qui, aujourd’hui, doit avoir le dernier mot, mais il y a aussi la représentation des groupes qui ne se sentent pas représentés par les élus, des groupes minoritaires, des groupes émergents, des groupes dont les préoccupations ne sont pas traitées, qui ne sont pas sur l’agenda des premiers représentants. Il faut aussi des institutions de la délibération qui, dans leur diversité, amènent ces acteurs à expliciter leur point de vue et à s’écouter. Sylvestre Huet a dit « On n’a affaire qu’à des acteurs de mauvaise foi ». Oui, Laurence Monnoyer-Smith a dit « La démocratie, ce n’est pas inné, chez personne ». Oui, il faut donc qu’il y ait des gens qui rappellent à l’ordre de la démocratie le reste des acteurs et les oblige à expliciter, à argumenter et, autant que faire se peut, à écouter les autres pour qu’ils ne puissent pas dire ultimement « Je ne savais pas ». On est vraiment dans des institutions qui obligent les acteurs à prendre leurs responsabilités.