Alice Desclaux et Marc Egrot, anthropologues et médecins, nous proposent un ouvrage collectif intitulé Anthropologie du médicament au Sud - La pharmaceuticalisation à ses marges, consistant en une série d’études de terrain [1]. Les divers auteurs examinent « de multiples situations de déploiement de la « pharmaceuticalisation », dans plusieurs domaines » et dans plusieurs lieux (pays, villes, quartiers, marchés, d’Afrique et d’Asie du Sud-Est).
Les différentes études rassemblées dans l’ouvrage déploient une interrogation sur la pharmaceuticalisation, ses rapports avec la médicalisation, et l’objet médicament lui-même. Dans l’ensemble, l’ouvrage propose une analyse fine du processus de pharmaceuticalisation, approchant le phénomène par esquisses pour mieux en saisir la complexité et l’hétérogénéité - comme processus extensif, jeu de constructions sociales historiquement et géographiquement situées.
Le lecteur non familier de la littérature anglo-saxonne en sciences sociales pourra, dès la lecture du titre, s’interroger sur le terme de pharmaceuticalisation, traduit de l’anglais pharmaceuticalization, et jusque-là peu usité en français. On trouve dans la littérature française quelques occurrences du terme, mais aussi celui de « médicamentation » [2]. Plusieurs auteurs renvoient ici à J. Abraham, précurseur de l’utilisation du terme, dont les travaux sont une référence en matière de sociologie de la santé [3]. Cependant, nous suivrons le parti pris de l’ouvrage de ne pas fournir de définition circonscrite et figée du concept, puisqu’il s’agit justement, au travers des études de terrain, d’aborder le processus dans toute son ampleur et sa complexité, en situation(s).
Dans une introduction très riche, Alice Desclaux et Marc Egrot abordent la diffusion du médicament au Sud en prêtant une attention particulière à ses contextes, ses formes culturelles et ses effets sociaux observés « depuis les marges », les marges étant entendues dans l’ouvrage comme des « formes sociales d’expression minoritaire, au second plan dans les représentations dominantes et officielles »1.
Ils initient la réflexion en partant du constat très général de l’extension de la biomédecine et de l’un de ses moyens techniques les plus efficaces et accessibles, le médicament, portant leur attention sur son ambivalence et le caractère pluriel de sa définition. Il semble assez évident que celui-ci a pris une place de plus en plus importante dans les soins ces cinquante dernières années. Mais le constat de la double dynamique d’augmentation (de la production et de la consommation mais aussi de la diversification des usages du médicament) suffit-il à caractériser le phénomène de pharmaceuticalisation et à le différencier du processus de médicalisation ? La pharmaceuticalisation se résume-t-elle au recours à la prise de médicaments dans un contexte de médicalisation de l’existence ?
Il faudra voir – cela donnera lieu à de nombreux rappels au sein de l’ouvrage – que la définition juridique et/ou biomédicale du médicament est « le fruit d’une construction sociale, et ne saurait donc être réifiée »2,. « Le » médicament donne lieu à une multiplicité de définitions et d’usages. Se posera dès lors la question de savoir s’il est une définition etic 3 pertinente pour aborder le médicament en dehors des contextes sociaux et culturels dans lesquels il apparaît.
En effet, si le médicament est généralement défini par les autorités de santé comme « une substance thérapeutique pharmacologiquement active, conçue et/ou validée par la recherche médicale, produite de manière industrielle et dont la vente et l’usage sont autorisés et régis par des instances sanitaires »4, les représentations et usages qui lui sont liés excèdent largement cette définition. Les définitions émiques semblent englober divers produits et remèdes sous la catégorisation de médicament et la pharmaceuticalisation elle-même prend parfois des aspects singuliers. Ce que nous enseignent les études présentées dans l’ouvrage, c’est que la pharmaceuticalisation n’est pas l’apanage du médicament industriel – il existe aussi une forme de « pharmaceuticalisation par les plantes médicinales », les remèdes « néotraditionnels », les « médicaments d’origine chinoise » - et que la pharmaceuticalisation se fait parfois en dehors des circuits de la biomédecine. En un sens, il semble, et ce de manière encore plus marquée dans certains pays du Sud, que le processus de pharmaceuticalisation échappe en partie au système biomédical.
La lecture des différents articles permet au lecteur de prendre du recul sur les grandes antinomies relayées habituellement dans les débats sur la diffusion du médicament au Sud et de sortir des dichotomies (paiement/gratuité, prévention/traitement) qui structurent le discours politique, notamment lorsqu’il s’agit des antirétroviraux et plus généralement lorsqu’il s’agit de l’infection par le VIH (virus de l’immunodéficience humaine). Mais surtout, dans un contexte où les discours font souvent un usage peu critique du concept de médicalisation, il nous est ici permis d’aborder la pharmaceuticalisation par ses marges, jusque dans ses limites et dans ses rapports complexes avec la médicalisation, sans jamais la réduire à un seul processus extensif univoque. C’est d’ailleurs ce qui peut apparaître au premier abord comme une redondance (de l’objet étudié, de la localisation géographique des terrains5), qui s’avère conférer une grande finesse au propos général de l’ouvrage et servir subtilement l’intention d’étudier le médicament « à ses marges » par la multiplicité des perspectives qui tentent de circonscrire un même processus sous ses différents aspects.
Ce que nous montrent les études de cas présentées ici, c’est que la pharmaceuticalisation n’est pas seulement un processus quantitatif, fruit de l’association des progrès « techniques » de la pharmacologie et des stratégies commerciales de l’industrie pharmaceutique, mais un processus social et politique complexe à étudier en contexte. Tout comme la médicalisation, la pharmaceuticalisation est une notion historiquement située, non monolithique, un processus doté d’épaisseur et qui se déploie selon des modalités différentes en fonction des zones géographiques et des contextes sociaux envisagés.
Il ne s’agit donc pas de faire encore une fois le constat de l’augmentation du nombre de médicaments et produits pharmaceutiques produits, prescrits et consommés, ni même du processus de construction sociale de nouvelles maladies (disease mongering) et de l’amplification de la réponse pharmaceutique à tous les troubles susceptibles d’affecter l’individu. Il s’agit bien plutôt, comme le précisent les auteurs en introduction, d’étudier le processus de pharmaceuticalisation comme un processus dynamique, en contexte et « à ses marges », d’étudier les configurations sociales, politiques, économiques qui sous-tendent et informent ce processus afin de le penser jusque dans ses limites.
L’exploration de ces marges se fait selon quatre grands axes qui divisent l’ouvrage en quatre parties : (1) le médicament à la marge du paiement, (2) le médicament à la marge de l’approvisionnement formel, (3) le médicament à la marge du thérapeutique et (4) le médicament à la marge du médical.
Les différents axes et, en leur sein, les différentes études de cas présentées, nous montrent l’extrême complexité de l’objet médicament – bien étrange, « monstre » pour l’économie standard, objet ubiquitaire chargé de significations diverses dont l’ambivalence est « ontologique » – celle du pharmakon 6 lui-même, toujours aussi bien poison que remède.
Du remède justement il est également question dans l’ouvrage, à la marge des définitions biomédicales et juridiques du médicament contemporain, mais pourtant acteur essentiel de la pharmaceuticalisation (au Sud mais non exclusivement). C’est que les marchés se superposent : d’une part, le secteur formel d’un marché industriellement normé repose en grande partie sur la certification de la qualité des biens selon les critères de l’evidence-based medicine (médecine fondée sur les preuves, qui consiste à baser les décisions cliniques non seulement sur le jugement et l’expérience mais également sur des preuves scientifiques déduites de recherches cliniques systématiques). D’autre part, le secteur informel d’un marché qui repose sur la « confiance » interpersonnelle qui lie offreur et demandeur, sur des savoirs profanes et traditionnels, sur des mécanismes qui échappent aux standards de la commercialisation des médicaments. Ce qui fait selon nous la finesse de l’ouvrage et de ses analyses, c’est l’accent mis sur l’idée que ce qui constitue les marges de la pharmaceuticalisation, ce ne sont pas des pratiques hétérodoxes qui viennent s’ajouter au circuit orthodoxe du médicament, mais les espaces-limites dans lesquels se joue l’extension du recours aux médicaments en Afrique et en Asie du Sud-Est.
À noter qu’il n’est pas inopportun de réinterroger les clivages, mais aussi les collaborations et collusions Nord-Sud dans un contexte de mise en place de dispositifs complexes de gouvernance transnationale, de promotion d’une « bonne gouvernance des produits de santé »7,, d’une « politique pharmaceutique globale »8 et de valorisation de la « santé globale » [4].
Alors qu’un très grand nombre de recommandations concernant le médicament et sa diffusion émanent des autorités de santé, dont notamment l’Organisation Mondiale de la Santé, dans une perspective très normative, il est pertinent d’interroger les pratiques en contexte et en situation, jusque dans les marges.
Comme les auteurs le rappelle en introduction, il s’agit également, à travers l’étude des processus de pharmaceuticalisation, d’interroger « le sens de cette dynamique eu égard au rapport à la santé et à la maladie, et à l’évolution des systèmes de soins, ainsi que sur ses effets en termes de transformations sociales ». Large programme dont les études rassemblées ici fournissent un aperçu précieux, accessible au profane. C’est, selon nous, un exemple concret de la pertinence de la saisie par les sciences humaines et sociales des questions relatives à la médecine, à la santé et à la maladie. Le lecteur saisira ici l’occasion d’une réflexion sur l’interdisciplinarité et l’intégration des sciences humaines et sociales dans les questions médicales et de santé publique.
On pourrait regretter l’absence d’études concernant les maladies rares, orphelines ou même chroniques spécifiques de certains pays du Sud (drépanocytose, paludisme, etc.) qui posent des questions en relation avec la pharmaceuticalisation au Sud et montrent qu’il n’existe pas toujours de relation directe entre les investissements en matière de recherche et la prévalence ou l’importance médicale et sociale d’une maladie9. Mais bien plus qu’un défaut de cet ouvrage, ce manque est un appel à d’autres études de ce genre.