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Med Sci (Paris). 32(8-9): 774–780.
doi: 10.1051/medsci/20163208028.

Symmetry is beauty – or is it?
Grandeur et décadence de l’asymétrie fluctuante

Vincent Debat1*

1Institut de systématique, évolution, biodiversité, ISyEB, UMR 7205, CNRS, UPMC, EPHE, Muséum national d’histoire naturelle, Sorbonne universités, 45, rue Buffon, CP50, 75005Paris, France
Corresponding author.
 

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Prologue

La symétrie est une notion familière. Quand on regarde son visage dans le miroir, le matin, l’image qu’on y voit, plaisante ou non, est symétrique : deux yeux de part et d’autre d’un nez flanqué de deux narines. Mais cette symétrie est toujours imparfaite : la mâchoire est peut-être un peu tordue, le nez de travers – même sans passé traumatique – les yeux de taille ou de hauteur inégale (Figure 1). Cette imperfection si familière est-elle digne d’intérêt ? Mérite-t-elle qu’on s’y attarde et qu’on y regarde à deux fois ?

« La nature préfère la symétrie » pouvait-on lire sur la couverture du périodique de vulgarisation scientifique La Recherche [1], il y a une vingtaine d’années, sous une belle photographie de face de Julia Roberts, suggérant que, chez les êtres humains en particulier, beauté et symétrie sont liées. L’asymétrie généralement subtile qui affecte les visages s’appelle l’asymétrie fluctuante. Elle n’est pas propre à l’homme, mais touche au contraire toutes les structures biologiques globalement symétriques, des ailes du papillon aux dents du tigre, en passant par les pétales des fleurs. Son étude a connu un succès extraordinaire dans les années 1990, avec des publications spectaculaires, en particulier celles appliquées à l’homme, documentant des relations à première vue aussi improbables qu’entre l’asymétrie fluctuante d’un côté, et, de l’autre, l’orientation sexuelle, le statut social, l’état de santé général ou le quotient intellectuel (QI). Vingt ans après, dans la communauté évolutionniste, cet enthousiasme excessif – et parfois déplaisant – a laissé la place à un certain scepticisme [2]. Que faut-il donc penser de l’asymétrie fluctuante ?

Origines – Définition – Articles fondateurs

L’étude de l’asymétrie fluctuante est assez récente. C’est Leigh Van Valen, biologiste de l’évolution fameux, notamment pour avoir inventé en 1972 la théorie de la reine rouge en écologie1, qui a popularisé l’asymétrie fluctuante dans un article – issu de sa thèse – publié en 1962 [3]. Il s’agissait toutefois d’un concept déjà connu, puisque initialement défini par Ludwig en 1932, et déjà discuté dans les années 1950, notamment par Conrad Waddington – le fondateur de la biologie des systèmes [4]. L’asymétrie fluctuante renvoie au type d’asymétrie biologique le plus courant. Elle correspond aux asymétries (généralement) de faible amplitude et de direction aléatoire (par exemple, nos yeux ne sont jamais identiques, même s’ils sont en moyenne symétriques). Statistiquement, l’asymétrie fluctuante se traduit par une distribution normale des valeurs (droite – gauche), centrée sur zéro (Figure 2). La variance de la distribution estime l’amplitude de l’asymétrie fluctuante. Cette distribution permet de bien distinguer l’asymétrie fluctuante des autres types d’asymétrie biologique : l’asymétrie directionnelle correspond au cas où la moyenne n’est pas zéro, c’est-à-dire quand le phénotype moyen est asymétrique avec un côté dominant. C’est le cas des organes internes des vertébrés : notre cœur – sauf dans les très rares cas de situs inversus 2 est plus développé à gauche (Figure 2) [45, 46] ().

(→) Voir les Nouvelles de S. Vincent, m/s n° 12, décembre 2003, page 1188, et de P. Bouvagnet et al., m/s n° 6-7, juin-juillet 2016, page 551

L’antisymétrie correspond aux cas, plus rares, de distribution bimodale : la population se compose de deux grands types d’individus, droitiers et gauchers, en fréquence plus ou moins égale (50 %). C’est le cas des pinces chez certaines espèces de crabes violonistes (Figure 2). Cette typologie des asymétries est clairement établie depuis longtemps [3], et les méthodes d’étude statistiques et expérimentales ont été détaillées notamment par Palmer et Strobeck [5, 6].

Des raisons d’étudier l’asymétrie fluctuante ?

Si l’asymétrie directionnelle et l’antisymétrie sont supposées être adaptatives, l’asymétrie fluctuante est généralement considérée comme une nuisance : elle résulterait du bruit développemental et de l’incapacité du développement à absorber ce bruit [3, 7]. Cette idée repose sur un raisonnement simple : les deux côtés d’un organe globalement symétrique étant contrôlés par les mêmes gènes et soumis aux mêmes influences environnementales, la variation résiduelle (l’asymétrie fluctuante) est nécessairement de nature stochastique. Depuis l’origine de cette notion, l’asymétrie fluctuante a donc été étudiée pour ce qu’elle est supposée refléter : la capacité du développement à absorber/tamponner les variations stochastiques, et ainsi produire un phénotype de façon précisément répétable [8]. Cette capacité est appelée la stabilité de développement ; elle est une composante de l’homéostasie du développement, ou robustesse [9]. Il s’agit d’une propriété importante du développement qui permet d’assurer une réplication précise du phénotype sélectionné. L’asymétrie fluctuante a donc en premier lieu été étudiée dans l’objectif de comprendre les processus développementaux assurant la stabilité du phénotype et la précision de la morphogenèse [3, 10].

L’asymétrie fluctuante, un marqueur de stress, d’hétérozygotie, de fitness, de beauté, de santé, de quotient intellectuel ?

Dans les années 1980, l’idée que des stress environnementaux et/ou génétiques sont susceptibles de perturber ce processus de stabilité de développement a été largement popularisée [5, 1113]. Il a été suggéré, comme corollaire, que l’asymétrie fluctuante pouvait être utilisée comme marqueur de stress [14, 15]. Dans un contexte où la biologie de la conservation était balbutiante, cette proposition eut un écho rapide [16] : il suffisait (presque) de mesurer l’asymétrie de quelques individus pour en déduire le caractère stressé d’une population. Du côté génétique, la consanguinité était supposée avoir un effet négatif sur la stabilité de développement (en particulier du fait que les mutations récessives ayant des effets délétères sur le développement seront plus souvent à l’état homozygote et donc exprimées) et l’hétérozygotie, au contraire, un effet bénéfique [17]. Les chercheurs étudiant la relation entre hétérozygotie et fitness (voir Encadré ) s’emparèrent alors du concept : si l’hétérozygotie permettait d’estimer la fitness (voir [18] pour une revue critique), et si l’asymétrie fluctuante reflétait l’hétérozygotie, alors on devait pouvoir, par transitivité, estimer la fitness en mesurant l’asymétrie. Des écologistes travaillant sur la sélection sexuelle allèrent un pas plus loin : si l’asymétrie fluctuante reflétait la fitness, elle devait pouvoir être utilisée comme un signal de qualité et donc comme un critère de choix du partenaire sexuel [19, 20] (voir [21] pour une synthèse de ces idées). Cette hypothèse fut testée – et supportée – dans de nombreux travaux, et sur des organismes divers. La courbe du nombre de publications sur l’asymétrie fluctuante explose littéralement dans les années 1990 (Figure 3) : les articles méthodologiques de Palmer et Strobeck reçoivent des centaines (voire des milliers) de citations : 1 563 pour Palmer et Strobeck (1986) [5], 375 pour Palmer et Strobeck (1992) [22], 838 pour Palmer (1994) [23] (données : web of science décembre 2014). L’asymétrie fluctuante devient un marqueur universel de qualité de l’environnement – et inversement de pollution – de fitness, d’hétérozygotie, etc., alors même que des voix commencent à s’élever – certaines parmi les promoteurs initiaux de ces idées [24] – contre un enthousiasme qui semble excessif et des résultats trop beaux pour être vrais. L’asymétrie fluctuante est, à ce moment, largement utilisée en anthropologie et en sociobiologie [25, 26] où des relations entre, d’un côté, la beauté, la fréquence des orgasmes, l’orientation sexuelle, les maladies mentales, le quotient intellectuel (QI), la position sociale, etc., et, de l’autre, l’asymétrie, sont systématiquement recherchées et (bien entendu) détectées3.

Fitness et héritabilité

Fitness L’idée que les individus diffèrent dans leur capacité à produire des descendants est au cœur de la théorie évolutive de Darwin. Cette capacité, appelée fitness, ou valeur sélective, dépend de deux facteurs principaux : la fécondité (qui détermine si l’on aura beaucoup de descendants ou pas) et la survie (pour avoir des descendants, il faut d’abord survivre). Le concept a été élargi dans le cadre de la sociobiologie, pour rendre compte de situations à première vue paradoxales, comme la stérilité chez les insectes sociaux. L’idée est simplement que si les ouvrières ne se reproduisent pas directement, elles aident à la reproduction de la reine qui leur est étroitement apparentée et transmet donc leurs gènes communs à une descendance nombreuse. Elles se reproduisent donc indirectement, « par procuration ». Cette conception de la fitness, dite « fitness inclusive » (la fitness est élargie pour englober celle des individus apparentés), fait donc la part belle aux gènes.

Héritabilité L’héritabilité d’un caractère – dans une population et un environnement donnés – est le rapport entre la variance génétique et la variance phénotypique totale pour ce trait. Elle mesure donc la part de variance due aux effets génétiques (dans ces conditions données). La variance génétique est mesurée comme la variance (phénotypique) entre familles, et la variance phénotypique totale est la variance totale du caractère, toutes familles confondues. Une famille, conformément au sens humain du terme, est un groupe d’individus (génétiquement) apparentés, et elle est (génétiquement) différente des autres familles. C’est pourquoi la variance inter-famille est donc principalement d’origine génétique. L’héritabilité traite donc de phénotypes, et non de molécules, d’ADN, ni de gènes.

Il est important de noter la distinction entre héritable et héréditaire : un caractère d’héritabilité nulle (il peut n’y avoir aucune variation entre des familles identiques pour un caractère donné) peut être totalement héréditaire (un enfant héritera du même phénotype que ses parents). Il est également important de noter que l’héritabilité dépend totalement du contexte environnemental. Par exemple, une différence génétique pour la taille peut être totalement masquée par des conditions environnementales défavorables, comme une période de disette, induisant systématiquement des défauts de croissance chez tous les enfants : les différences (génétiques) entre familles seront gommées (héritabilité faible), alors que dans de meilleures conditions les enfants auraient atteint des tailles différentes, générant de l’hétérogénéité entre familles (héritabilité forte).

L’existence de variation génétique est indispensable pour que la sélection opère. C’est pour cela que l’héritabilité est un concept clé en agronomie, mais aussi en biologie évolutive où l’on s’intéresse à l’évolution adaptative, par sélection naturelle ou sexuelle. Son utilisation doit néanmoins être raisonnée, en gardant à l’esprit les limites évoquées ici – notamment sa grande sensibilité aux conditions environnementales.

Bases génétiques de l’asymétrie fluctuante : l’origine du déclin

Les bases génétiques de l’asymétrie fluctuante sont remarquablement méconnues, si l’on considère qu’elles ont fait l’objet de recherches depuis une soixantaine d’années [10] (voir [8] pour revue). C’est pourtant une question cruciale pour valider son utilisation comme marqueur de stress ou de fitness : dans le premier cas (marqueur de stress), l’hypothèse est un déterminisme environnemental de l’asymétrie fluctuante, alors que dans le deuxième (marqueur de fitness), en particulier pour son utilisation comme signal de qualité pour le choix du partenaire, une certaine héritabilité (voir Encadré ) est nécessaire. Après de vives controverses, le consensus est aujourd’hui que l’héritabilité de l’asymétrie fluctuante est proche de zéro bien que significative dans certains cas (voir les références dans [8]). Peu de gènes ayant un effet individuel bien caractérisé sur l’asymétrie fluctuante ont été identifiés, l’exemple le plus célèbre étant l’homologue de Notch chez Lucilia cuprina, la lucilie bouchère (mouche australienne parasite des moutons), dont l’effet a été découvert dans le cadre de l’évolution de la résistance de cette mouche à un insecticide (revue dans [8]). Il a été suggéré que l’asymétrie fluctuante est principalement influencée par les relations épistatiques entre gènes [27, 28], ce qui complique son analyse et son utilisation comme marqueur de stress [8]. C’est d’ailleurs à propos des bases génétiques de l’asymétrie fluctuante que les débats ont été les plus vifs, créant une polémique qui a été à l’origine du déclin des études sur l’asymétrie fluctuante. Une revue sur l’héritabilité de l’asymétrie fluctuante [29], publiée dans le Journal of Evolutionary Biology, a cristallisé les critiques et mis le feu aux poudres. Sans entrer dans le détail, les critiques ont montré que l’héritabilité de l’asymétrie fluctuante était beaucoup plus faible que ce qui était attendu, et que la relation entre asymétrie fluctuante et fitness avait été largement surévaluée, en particulier du fait de biais de publication [30, 31]. En effet, dans le contexte de l’asymétrie fluctuante, le biais de publication signifie (1) que les relations statistiquement significatives (entre asymétrie fluctuante et fitness par exemple) sont plus souvent publiées que celles qui ne sont pas significatives et (2) que parmi les résultats significatifs, ceux allant dans le sens des prédictions (par exemple, une association négative entre asymétrie fluctuante et fitness) sont également plus souvent publiés. Ces biais peuvent être assez facilement identifiés dans les méta-analyses en utilisant des outils graphiques assez simples pour visualiser la distribution des effets rapportés en fonction de la taille de l’échantillon [30]. Un tel biais de publication a également été mis en évidence à propos de l’asymétrie fluctuante et de la beauté humaine [32]. Au-delà des réminiscences eugénistes de certaines applications de l’asymétrie fluctuante à la biologie humaine (relation avec l’homosexualité, le quotient intellectuel, etc.), la réputation de ce champ de recherches a été affectée par des allégations de mauvaises conduite scientifique [33, 34], voire de fraude (au moins un cas de fraude a été avéré : cet article [35], initialement publié dans Nature, a été retiré depuis). Ces éléments ont largement altéré la confiance que la communauté pouvait avoir dans ces études. Les biais de publication, rendant la littérature difficile à évaluer, ont sérieusement discrédité l’utilisation de l’asymétrie fluctuante comme marqueur de quoi que ce soit [31], et l’enthousiasme initial a fait place à une certaine désillusion [36]. Ainsi, la courbe du nombre (relatif) de publications diminue très sensiblement à partir de 1997 (Figure 3).

Quel avenir pour l’asymétrie fluctuante ?

Doit-on pour autant « jeter le bébé avec l’eau du bain » ? L’utilisation de l’asymétrie fluctuante comme marqueur de stress, de fitness ou d’hétérozygotie, s’est avérée bien plus difficile à manier qu’il avait été suggéré. Mais est-ce si étonnant ? À propos de l’asymétrie fluctuante, David Houle suggère que « lorsqu’une idée est trop belle pour être vraie, c’est sans doute qu’elle est fausse » [33]. Il reste néanmoins que de nombreuses études ont documenté des relations significatives entre asymétrie fluctuante et stress environnementaux ou génétiques. Comment en rendre compte ? Van Dongen [31] propose que, loin de suggérer l’abandon de l’asymétrie fluctuante, ces difficultés devraient motiver des recherches sur ses bases développementales et génétiques : seule une compréhension de l’origine et du contrôle de l’asymétrie fluctuante permettra de comprendre l’hétérogénéité entre les études, et une utilisation raisonnable de l’asymétrie fluctuante comme marqueur biologique [31]. Plusieurs pistes ont été suivies dans cette perspective. L’une vise à comprendre les relations entre stabilité de développement et canalisation. Alors que la stabilité de développement tamponne les variations de nature aléatoire (et réduit donc l’asymétrie fluctuante), la canalisation correspond à la robustesse face aux changements environnementaux et aux mutations (et réduit donc les différences entre individus). S’agit-il de deux choses différentes, ou bien la robustesse est-elle une propriété générale, assurant l’invariance face à toutes les sources de perturbation, quelle qu’en soit l’origine ? Cette question peut être étudiée en comparant les caractères qui varient entre individus (effets génétiques et environnementaux : canalisation) et ceux qui varient entre les deux côtés au sein des individus (effets stochastiques : stabilité de développement). Les résultats obtenus jusqu’ici sont contradictoires et ne permettent pas de répondre nettement à la question (voir [37, 38] pour revue).

Une autre piste de recherche consiste à utiliser l’asymétrie fluctuante pour étudier la modularité du développement [39], c’est-à-dire identifier les ensembles de caractères qui interagissent étroitement au cours du développement, indépendamment d’autres modules. Comment délimiter de tels modules ? Un critère utilisé est la covariation : au sein d’un module, quand un caractère change, l’ensemble du module est affecté et la variation se transmet aux autres caractères du module, du fait de leurs connections étroites. Mais il est difficile de faire la part entre les covariations qui résultent d’une réelle interaction – et reflètent la modularité – de celles causées par une influence externe commune, comme par exemple celle d’un facteur environnemental affectant simultanément des structures indépendantes. L’asymétrie fluctuante permet de faire cette distinction. Il s’agit en effet d’une variation intrinsèque et stochastique : seuls des caractères qui interagissent directement au cours du développement présenteront des covariations d’asymétries [39]. L’étude de la modularité développementale et de son impact sur l’évolution est un sujet de recherche majeur de « l’évo-dévo » (à l’infterface de l’évolution et du développement) [40].

Enfin, quelques études ont tenté d’explorer explicitement les bases génétiques et développementales de l’asymétrie fluctuante, soit par des cribles génétiques [41, 42], soit par l’étude détaillée de gènes candidats [7, 43]. La question fondamentale est de savoir s’il existe un (ou des) système(s) génétique(s) dont la fonction première serait d’assurer la stabilité du développement ou, au contraire, si les structures en développement sont intrinsèquement robustes aux perturbations. Il est en effet envisageable que la complexité même des réseaux d’interactions génétiques impliqués dans la morphogenèse soit suffisante pour en assurer la robustesse, en particulier du fait de redondances fonctionnelles et de boucles de rétro-action (voir [38] pour une discussion).

Une découverte prometteuse

Une étude récente menée chez la drosophile [7, 43] a produit des résultats inattendus : en sur-exprimant la cycline G – une protéine impliquée dans le cycle cellulaire et la transcription – dans le but de mieux comprendre son rôle, l’équipe de Frédérique Peronnet a en effet découvert, de façon tout à fait fortuite, que les mouches ainsi modifiées ont des ailes très asymétriques. L’analyse détaillée de ce phénomène a montré qu’il s’agissait bien d’une asymétrie fluctuante extrême, l’amplitude et la direction de l’asymétrie étant aléatoires. L’examen des bases cellulaires de cette asymétrie a montré que chez les mouches asymétriques, le nombre et la taille des cellules de l’aile ne sont plus corrélés. En effet, chez les mouches normales, la constance de la taille de l’aile est assurée par une étroite compensation entre taille et nombre des cellules – entre croissance cellulaire et prolifération : une grande taille de cellules sera compensée par un nombre de cellules plus faible – et vice versa – aboutissant à une aile de taille standard. Tout se passe donc comme si cette compensation était perdue lorsque la cycline G est dérégulée, produisant une variation aléatoire de la taille des ailes, et donc une asymétrie fluctuante.

Quelles sont les implications de cette découverte pour la compréhension de l’asymétrie fluctuante ? La cycline G n’est certainement pas un « gène d’asymétrie fluctuante », et la stabilité de développement est vraisemblablement assurée par l’interaction de nombreux gènes et processus. Ce gène est néanmoins remarquable car il nous fournit un point d’entrée à l’analyse expérimentale du contrôle génétique et développemental de la précision du phénotype. Au-delà de sa ou ses fonctions spécifiques, la particularité de la cycline G est peut-être de se trouver à la jonction de nombreuses voies de signalisation génétiques (cascades d’activations-inhibitions entre gènes) : il s’agirait d’un point nodal dans un réseau complexe d’interactions, et cette position singulière expliquerait les effets spectaculaires de sa dérégulation.

Cette complexité, qui combine les propriétés individuelles des gènes et de leur organisation en réseaux, pourrait expliquer les effets contrastés, parfois contradictoires, publiés dans la littérature.

Épilogue

La symétrie imparfaite que nous renvoient nos miroirs, loin d’être anodine, invite à réfléchir à une question fondamentale de la biologie. Comment les phénotypes sont-ils produits de façon si répétable, avec un tel degré de précision, alors même qu’ils sont soumis à des perturbations diverses – des mutations génétiques aux effets de l’environnement en passant pas la variabilité stochastique inhérente à tout processus biologique ? Comme l’écrivait Lewis Wolpert en 2010 [44], « alors que nous avons une compréhension raisonnablement bonne de la façon dont nos membres croissent, nous savons relativement peu de chose sur la façon dont cette croissance est précisément contrôlée ». L’asymétrie fluctuante reste un sujet prometteur, à condition d’éviter les raccourcis faciles et les écueils d’un enthousiasme excessif. ‡

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Acknowledgments

Un grand merci à Violaine Llaurens, Frédérique Peronnet, Jean Deutsch, Jean David, Sylvain Gerber et Antoine Fraimout, dont la lecture critique a permis d’améliorer très sensiblement le contenu et la forme de ce manuscrit. Merci à Julien Claude et à un expert anonyme pour leurs commentaires constructifs.

 
Footnotes
1 L’hypothèse de la reine rouge est une théorie de biologie évolutive qui décrit la coévolution entre espèces (proies/prédateurs ou hôtes/parasites) aboutissant à une course « sur place » comme Alice et la reine rouge du pays des merveilles. Par exemple quand un prédateur est sélectionné pour courir plus vite, ses proies seront à leur tour sélectionnées pour être plus rapides.
2 Position inversée des organes.
3 Voir le site web de Richard Palmer pour un aperçu – et une critique – de ces études : http://www.biology.ualberta.ca/palmer/asym/FA/FA-Refs.htm#follies
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