Logo of MSmédecine/sciences : m/s
Med Sci (Paris). 33(6–7): 593–595.
doi: 10.1051/medsci/20173306012.

Explication évolutive de la diversité des stratégies immunitaires

Andreas Mayer,1 Olivier Rivoire,2 Thierry Mora,3* and Aleksandra Walczak1

1Laboratoire de physique théorique, École normale supérieure, CNRS et UPMC, 24, rue Lhomond, 75005Paris, France
2Centre de recherche interdisciplinaire en biologie, Collège de France, CNRS et Inserm, 11, place Marcelin Berthelot, 75005Paris, France
3Laboratoire de physique statistique, École normale supérieure, CNRS et UPMC, 24, rue Lhomond, 75005ParisFrance
Corresponding author.
 

Tous les vertébrés à mâchoire, dont l’homme, disposent d’un système immunitaire adaptatif. Sa fonction est de prémunir l’organisme contre un large spectre d’infections potentielles, mais aussi de garder en mémoire une trace des pathogènes rencontrés afin de mieux s’en défendre lors d’une deuxième attaque. En parallèle, nous partageons avec les invertébrés un système immunitaire dit inné, fondé sur la reconnaissance de motifs moléculaires communs à de nombreux pathogènes (les PAMP pour pathogen-associated molecular patterns), qui n’a pas ou, d’après certains travaux qui restent discutés, peu de mémoire [1] ().

(→) Voir la Synthèse de M. Deschamps et L. Quintana-Murci, m/s n° 12, décembre 2016, page 1079

Le terme de système immunitaire est généralement réservé à ces deux bras de l’immunité des vertébrés. Néanmoins, les organismes des autres règnes biologiques sont, eux aussi, dotés d’une grande variété de mécanismes de défense. Il a ainsi été établi récemment que le groupe des Agnathes (les vertébrés sans mâchoire dont font partie notamment les lamproies) disposait de son propre « système immunitaire adaptatif » qui a évolué de manière indépendante de celui des vertébrés à mâchoire, mais qui en partage de nombreuses caractéristiques [2]. Les plantes sont également dotées d’une immunité qui se rapproche de l’immunité innée des animaux (tout en possédant un certain degré de mémoire) appelée résistance systémique acquise [3]. Les bactéries elles-mêmes possèdent une large panoplie de défense contre les virus : un système de restriction et de modifications, la sécrétion de polysaccharides qui protègent leurs récepteurs, le suicide cellulaire, etc. À cet arsenal s’ajoute le système CRISPR/Cas [4] () qui a la particularité de pouvoir « apprendre » un catalogue de défenses spécifiques construit à partir de l’information génétique des pathogènes eux-mêmes, en recopiant des fragments de gènes dans le génome des bactéries [5].

(→) Voir la Synthèse de J.P. Tremblay, m/s n° 11, novembre 2015, page 1014

On retrouve donc des systèmes immunitaires dans l’ensemble du vivant. Cependant, ces systèmes se distinguent par des principes et des modalités de fonctionnement qui s’avèrent radicalement différents. Ainsi, le système adaptatif, contrairement au système inné, fournit une immunité à long terme après une infection en générant des lymphocytes mémoires qui sont spécifiques de cette infection. Le système CRISPR/Cas des bactéries permet, lui, de transmettre aux générations suivantes l’information des infections passées, ce que les systèmes immunitaires des vertébrés n’autorisent pas (si l’on fait exception des anticorps présents dans le lait maternel). Ainsi, avec certains modes de défense, toute la population peut être immunisée, alors qu’avec d’autres, seule une fraction le sera. Cette dernière permettra cependant de refonder une population après une infection délétère. Au delà de la variabilité des mécanismes moléculaires impliqués, cette variété de modalités de l’immunité [6] pose la question, d’un point de vue évolutif, de leur utilité et de leur adaptation [7].

Pour répondre à cette question, nous avons développé un modèle minimal d’évolution des mécanismes de défense. Nous avons étudié, sous différentes conditions, le mode d’immunité pour lequel le taux de croissance à long terme d’une population était le plus élevé possible [8]. Dans ce modèle, les individus sont en très grand nombre. Ils se reproduisent selon leur capacité à se protéger des pathogènes et en fonction du « coût » dû au maintien et à la fonctionnalité de leur système de défense. Nous nous sommes concentrés sur le cas d’un pathogène unique contre lequel chaque individu peut, ou non, développer un mécanisme de protection. Les détails du pathogène et de la protection ne sont pas modélisés. Seuls les effets de l’infection sur la reproduction sont explicitement considérés selon que le pathogène et la protection sont présents ou non. Disposer de la protection en présence du pathogène en réduit l’effet néfaste mais cette protection a un coût : en l’absence du pathogène, les individus protégés sont moins viables que ceux qui ne le sont pas. Nous supposons également que l’investissement dans la protection peut être variable selon le principe qui régit les polices d’assurance : plus le coût reproductif de la protection en l’absence de pathogène est élevé (c’est-à-dire, plus grand est l’investissement dans l’assurance), moins les effets de son attaque se feront sentir (c’est-à-dire, meilleur est le remboursement en cas de sinistre). Chaque individu peut, ou non, transmettre sa protection à sa progéniture avec une certaine probabilité ajustable qui traduit le degré d’héritabilité de la résistance. Les individus peuvent acquérir la protection spontanément, c’est-à-dire indépendamment de la présence du pathogène. Elle peut également être induite par la présence du pathogène (acquisition informée) mais avec un coût reproductif supplémentaire.

Le modèle repose sur une hypothèse clef qui est que le pathogène apparaît et disparaît de la population de manière stochastique et que le système immunitaire s’est adapté à la statistique de cette apparition/disparition [9]. La question posée est celle de l’adaptation des paramètres immunitaires (réduits à quatre dans notre description : investissement dans la protection, héritabilité et taux d’acquisition spontanée et informée) à la statistique d’apparition/disparition de l’agent pathogène : un jeu de paramètres optimal doit permettre d’atteindre le taux de croissance à long terme maximal.

Selon les deux paramètres gouvernant la présence du pathogène — fréquence de présence et temps caractéristique1 —, des stratégies se distinguent nettement. Mathématiquement, cela prend la forme de phases bien séparées par des transitions discontinues, à la manière des transitions de phase en thermodynamique qui distinguent selon la pression et la température, les phases gazeuses, liquides et solides. Trois axes principaux de variation se dégagent : l’héritabilité qui marque une transition nette entre des systèmes parfaitement héritables (quand le temps caractéristique du pathogène est court) et des systèmes partiellement héritables ; l’investissement dans la protection, qui varie d’un investissement minimum, voire nul, quand les pathogènes sont rares, à un investissement maximum quand ils sont fréquents, en passant par une zone intermédiaire ; enfin, l’acquis qui évolue d’un mode d’acquisition de la résistance purement spontané à un mode purement informé à mesure que le pathogène devient plus rare et moins transitoire.

Ces transitions définissent six stratégies reproduisant quatre modes d’immunité observés dans la nature, complétés par deux stratégies intermédiaires (Figure 1) : système immunitaire adaptatif, système immunitaire inné, système CRISPR/Cas, et système de diversification stochastique. Ce dernier mode où seule une fraction de la population supporte le coût de la protection au profit de la population entière à long terme, est, par exemple, typique de la résistance aux antibiotiques [10].

Si l’on examine les conditions d’apparition et de disparition des pathogènes pour lesquelles chacune des stratégies est la plus adaptée, on constate qu’elles sont effectivement remplies par les systèmes naturels. Ainsi, le temps caractéristique des pathogènes affectant les humains est court à l’échelle d’une génération (partie basse du diagramme de la Figure 1 correspondant aux systèmes adaptatif, proto-adaptatif [11] et inné, utilisés par les vertébrés). À l’inverse, les bactéries ont des temps de génération courts ou comparables au temps caractéristique des menaces qui les affectent. Elles se situent dans la partie haute du diagramme de la Figure 1 , où les stratégies de type CRISPR et de diversification, effectivement observées chez les bactéries, sont préférées.

Nos résultats mettent en évidence la manière dont la diversité des modes de défense immunitaire peut s’expliquer à partir d’une description minimale fondée sur un principe évolutif, en faisant abstraction de la nature précise des mécanismes moléculaires mis en jeu dans la protection [12]. Le principal résultat montre que différentes modalités d’immunité sont adaptées aux différentes statistiques temporelles d’apparition et disparition des pathogènes. Dans cette optique, l’existence parallèle de plusieurs modes de protection au sein d’un même organisme est peut-être moins surprenante, de même que l’évolution indépendante des deux systèmes immunitaires adaptatifs, chez les vertébrés à mâchoire et sans mâchoire, qui sont similaires dans leur mode de fonctionnement mais différents dans leur implémentation moléculaire.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Le temps (noté τ) caractéristique correspond au temps de décroissance significative d’un paramètre mesuré, ici l’état de présence ou d’absence du pathogène.
References
1.
Deschamps M, Quintana-Murci L. Immunité innée et maladies chez l’homme : de l’introgression archaïque à la sélection naturelle . Med Sci (Paris). 2016; ; 32 : :1079.–1086.
2.
Boehm T. Design principles of adaptive immune systems . Nat Rev Immunol. 2011; ; 11 : :307.–317.
3.
Jones JD, Dangl JL. The plant immune system . Nature. 2006; ; 7117 : :323.–329.
4.
Tremblay JP. CRISPR, un système qui permet de corriger ou de modifier l’expression de gènes responsables de maladies héréditaires . Med Sci (Paris). 2015; ; 31 : :1014.–1022.
5.
Horvath P, Barrangou R. CRISPR/Cas, the immune system of bacteria and archaea . Science. 2010; ; 327 : :167.–170.
6.
Little TJ, Hultmark D, Read AF. Invertebrate immunity and the limits of mechanistic immunology . Nat Immunol. 2005; ; 6 : :651.–654.
7.
Lochmiller RL, Deerenberg C. Trade-offs in evolutionary immunology: just what is the cost of immunity? . Oikos. 2000; ; 88 : :87.–98.
8.
Rivoire O, Leibler S. A model for the generation and transmission of variations in evolution . Proc Natl Acad Sci USA. 2014; ; 111 : :E1940.–E1949.
9.
Mayer A, Balasubramanian V, Mora T, et al. How a well-adapted immune system is organized . Proc Natl Acad Sci USA. 2015; ; 112 : :5950.–5955.
10.
Gniadkowski M. Evolution of extended-spectrum β-lactamases by mutation . Clin Microbiol Infect. 2008; ; 14 ((suppl 1)) : :11.–32.
11.
Netea MG, Joosten LA, Latz E, et al. Trained immunity: a program of innate immune memory in health and disease . Science. 2016; ; 352 : :aaf1098..
12.
Mayer A, Mora T, Rivoire O, et al. Diversity of immune strategies explained by adaptation to pathogen statistics. Proc Natl Acad Sci USA. 2016; ; 113 : :8630.–8635.