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Med Sci (Paris). 34(6-7): 504–506.
doi: 10.1051/medsci/20183406003.

« Avoir deux poids et deux mesures » mais surtout comprendre la temporalité : démence et indice de masse corporelle

Claudine Berr1*

1Inserm Unité 1061, Neuropsychiatrie-recherche épidémiologique et clinique ; Université de Montpellier, Hôpital La Colombière, 34093Montpellier, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Indice de masse corporelle, Démence, Femelle, Humains, Mâle, Obésité, Facteurs de risque, étiologie, complications

 

L’expression française dont les origines remontent au XVIIIe siècle « Avoir deux poids et deux mesures » exprime le fait de juger différemment une même chose selon les personnes, les circonstances et les intérêts. Elle renvoie à des procédés de jugement différents envers quelqu’un ou quelque chose, et selon des règles différentes. Elle trouve une illustration récente avec la publication de Mika Kivimaki dans la revue Alzheimer’s & dementia sur les relations entre indice de masse corporelle (IMC) et risque de démence [1].

L’indice de masse corporelle permet d’évaluer la corpulence des personnes et est calculé par le rapport du poids sur le carré de la taille. Les prévalences de surpoids et d’obésité sont élevées en France, même si ce phénomène est moins marqué que dans d’autres pays. Dans la cohorte Constances1, les prévalences estimées de surpoids en 2013 dans une population âgée de 30 à 60 ans étaient élevées, 41 % chez les hommes et 25 % chez les femmes ; la prévalence de l’obésité était, quant à elle, d’environ 16 %, similaire dans les deux sexes [2].

La démence est caractérisée par l’apparition progressive de déficits cognitifs multiples, incluant le plus souvent, une altération de la mémoire, et associant des troubles comportementaux, qui évoluent vers une perte progressive d’autonomie. Chez le sujet âgé, la principale cause de démence est la maladie d’Alzheimer (MA), responsable d’environ 70 % des cas, les autres formes étant principalement des démences vasculaires2 ou mixtes. La MA est une pathologie neurodégénérative, caractérisée par des lésions cérébrales associant des dépôts extraneuronaux de protéine β-amyloïde, qui constituent les plaques séniles, et des dégénérescences neuro-fibrillaire intra-neuronales (DNF), entraînant une perte synaptique, une perte axonale et une mort neuronale.

La prévalence de la démence est estimée à 6-8 % après 65 ans [3] et l’incidence augmente de façon exponentielle avec l’âge, variant approximativement de 2,4 pour 1 000 personnes par année (PA) entre 65 et 69 ans, à plus de 50 pour 1 000 PA après 85 ans. En France, le nombre de personnes malades était estimé à près de 800 000 en 2010 [4]. L’identification de facteurs de prévention modifiables est un enjeu majeur dans la MA, et plus globalement dans la prévention du déclin des fonctions cognitives observé au cours de l’avancée en âge3.

Les travaux menés dans la cohorte française PAQUID4 supportent l’hypothèse que les processus neurodégénératifs observés dans la MA seraient susceptibles de débuter 20 à 30 ans avant le début des symptômes cliniques [5]. Sachant que les troubles cognitifs apparaissent bien avant la démence clinique, de plus en plus de travaux cherchent à documenter à quelle période de la vie l’association avec des facteurs modifiables est la plus forte. Il existe donc potentiellement une large fenêtre de prévention pour retarder l’apparition des troubles cognitifs et de la démence.

Au-delà des facteurs de risque connus et non modifiables de la maladie d’Alzheimer, notamment l’âge et la susceptibilité génétique liée à l’allèle ε4 du gène codant l’apolipoprotéine E (APOE e4), des facteurs modifiables semblent exister. Il s’agit notamment de facteurs vasculaires, tels que l’hypertension artérielle, le diabète, l’hypercholestérolémie, l’athérosclérose ou l’obésité, qui sont associés à un risque augmenté de démence. À l’opposé, certains facteurs semblent protecteurs, comme un haut niveau d’éducation ou encore certains régimes alimentaires, notamment le régime dit méditerranéen, l’activité physique ou les activités sociales [6] ().

(→) Voir la Synthèse de C. Berr et al., m/s n° 3, mars 2012, page 281

La majorité de ces résultats est issue d’études qui évaluent ces facteurs après l’âge de 60/65 ans. Toutefois le déclin des fonctions cognitives précède la démence clinique et peut déjà insidieusement être présent et modifier les comportements, l’alimentation, les activités, mais également des paramètres physiques comme la corpulence, avec des risques de biais liés à une causalité inverse. Les études évaluant les facteurs de risque vasculaire en milieu de vie sont encore peu nombreuses, mais leur présence dès le mid-life (c’est-à-dire entre 45 et 55 ans) semble associée à un risque augmenté de démence [7, 8] ().

(→) Voir la Synthèse de S. Sabia et al., m/s n° 3, mars 2010, page 31

Les relations entre indice de masse corporelle (IMC) et risque de démence sont complexes, un plus fort IMC est jugé facteur de risque de démence au milieu de la vie adulte, et facteur protecteur à un âge plus avancé. La principale explication réside dans une association différente selon l’âge de mesure de l’IMC. Une analyse publiée en 2015 sur les données de 2 millions d’adultes anglais, observait une augmentation du risque quand la corpulence est inférieure à 20 kg/m2 (IMC 20) et ne retrouvait pas de sur-risque de démence chez les obèses, même en prenant en compte leur sur-risque de mortalité [9]. Mais, dans ce travail, la médiane de suivi n’était que de 9 ans, suivi probablement trop court pour s’affranchir de la causalité inverse dans la relation entre IMC et risque de démence

L’éclairage apporté par Mika Kivimaki via l’analyse de données individuelles de plus de 1,3 million de sujets recrutés dans 39 études de cohortes en Europe, Asie et États-Unis, permet d’avoir, spécifiquement pour la corpulence et l’obésité, des éléments beaucoup plus tangibles quant à leur lien selon le moment où l’IMC est mesuré : depuis le milieu de la vie adulte jusqu’aux années précédant le diagnostic clinique de démence.

Pour réduire le risque de causalité inverse, les auteurs ont, comme on le fait classiquement, exclu de l’analyse les cas de démences survenant dans les 5 premières années après l’évaluation de la corpulence. Mais ils ont pu aller plus loin et, pas à pas, exclure les 10 années précédentes, puis les 15 et 20 années précédant la démence. Cette dernière exclusion leur permet d’estimer un risque chez des individus ayant en moyenne 58 ans lors de leur mesure de poids et taille avec un échantillon de plus de 390 000 sujets

Pour une augmentation de 5 kg/m² d’IMC, le risque de démence était augmenté de 16 % (HR= 1,16 ; IC 95 % : 1,05-1,27) quand la corpulence est considérée plus de 20 ans avant le diagnostic. À l’inverse, toujours pour une augmentation de 5 kg/m² d’IMC, mais quand la corpulence est considérée moins de 10 ans avant le diagnostic, le risque est diminué d’environ 30 % (HR=0,71 ; IC 95 % : 0,66-0,77).

En conclusion, sur le très long terme, avoir une forte corpulence augmente le risque de démence, alors que sur le court et moyen termes, par un effet de causalité inverse, avoir une corpulence élevée est associé à une diminution du risque de démence, les sujets ayant une corpulence plus fine étant ceux qui, de par l’installation insidieuse de la maladie d’Alzheimer, ont pu perdre du poids dans les années précédant le diagnostic. La causalité inverse suggère que la démence entraîne une perte de poids au fur et à mesure de l’aggravation des troubles cognitifs. Des travaux récents issus de la cohorte britannique Whitehall II 5 [10] ont permis d’estimer que la perte de poids est observée à partir de 8 ans avant le diagnostic, confirmant cette hypothèse de causalité inverse.

Il est peu fréquent de pouvoir profiter d’une information aussi riche car fondée sur un très grand nombre de données individuelles avec une part des personnes suivies depuis plus de 20 ans. Comme attendu en épidémiologie, science de l’observation, cette analyse a des limites. Toutefois, beaucoup d’astuces statistiques permettant de tester la solidité des résultats observés ont été déployées. Travailler sur un échantillon de 1,3 million de personnes permet de tester la sensibilité des résultats à certaines des limites méthodologiques des études. Par exemple, ne conserver que les données les plus valides quant au diagnostic de démence en excluant toutes les études qui reposent sur l’utilisation de certificats de décès. Les résultats sont confirmés quand bien même l’échantillon est réduit à un peu moins que 100 000 personnes.

Au final, quand on veut comprendre les relations entre un facteur et une maladie susceptible de le modifier, il ne faut pas se limiter à regarder un poids et une mesure dans les années qui précédent la maladie, mais plutôt au moins deux poids et deux mesures, et ici, au sens littéral du terme, poids en kilos et mesure de la taille en centimètres !

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Constances est une grande cohorte épidémiologique constituée d’un échantillon représentatif de 200 000 adultes consultant des Centres d’examens de santé (CES) de la Sécurité sociale.
2 La démence vasculaire inclut la démence due à un infarctus unique ou multiple, une maladie des petits vaisseaux, une hypoperfusion cérébrale ou une hémorragie.
3 HCSP Rapport sur la prévention de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées 2017 https://www.hcsp.fr/explore.cgi/avisrapportsdomaine?clefr=645
4 PAQUID (Personnes âgées quid) est une étude épidémiologique dont l’objectif général est d’étudier le vieillissement cérébral et fonctionnel après 65 ans.
5 La cohorte Whitehall II étudie les déterminants sociaux de la santé, en particulier la prévalence des maladies cardiovasculaires et la mortalité chez des fonctionnaires britanniques.
References
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Matta J, Zins M, Feral-Pierssens AL, et al. Prévalence du surpoids, de l’obésité et des facteurs de risque cardio-métaboliques dans la cohorte Constances . Bull Epidemiol Hebd. 2016; ; 35–36 : :640.–646.
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