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Med Sci (Paris). 34(6-7): 587–589.
doi: 10.1051/medsci/20183406019.

Qui initiera la transformation digitale de la santé?

Olivier Gryson1*

1Servier International, 50, rue Carnot, 92284Suresnes, France
Corresponding author.
 

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La technologie a permis de voir émerger les grandes transformations sociétales des 20 dernières années : Wikipedia a démontré qu’une approche collaborative désintéressée était viable ; les réseaux sociaux ont contribué à renverser des régimes dictatoriaux ; et Facebook a réinventé notre relation à la vie privée.

Le numérique n’a pas modernisé, mais transformé des secteurs économiques

Sur le plan économique, de nouveaux acteurs qualifiés de pure players ont fissuré d’indestructibles monopoles en repensant toute la chaîne de valeur par une approche orientée « client » et non pas « produit ». Ils ne se sont pas contentés de moderniser chaque composante individuelle d’une activité économique, mais l’ont réinventée globalement. Amazon n’a pas équipé les librairies d’un système de vente en ligne, pas plus que Netflix n’a offert aux vidéoclubs de nouveaux formats vidéo. C’est ainsi que tous les secteurs ont subi de gré ou de force un choc numérique qui a vu des grands mourir et des géants naître. Le secteur de la santé semble paradoxalement épargné. Alors que le patient-consommateur gagne en autonomie, l’offre de soins intégralement repensée n’est pas au rendez-vous. Les différents acteurs du système de soins, bien qu’intégrés dans un système commun, agissent et se modernisent indépendamment les uns des autres. L’industrie pharmaceutique continue ainsi son activité traditionnelle de recherche et développement et de mise à disposition de médicaments. La technologie lui permet de moderniser ses processus de recherche en s’ouvrant plus que jamais vers l’extérieur, mais elle n’a pas encore été réellement bousculée par des acteurs issus des nouvelles technologies susceptibles de changer fondamentalement l’écosystème. À ce jour, plus généralement, le modèle économique des acteurs de santé est la somme des modèles de chacune de ses composantes, laissant peu de place à une synergie issue d’étroites collaborations entre des acteurs de cultures très différentes.

Pour transformer la santé, il faut se placer du côté du patient et non de la maladie

D’un congrès médical à l’autre se succèdent des présentations d’études comparant l’efficacité de médicaments entre eux pour déterminer celui qui sera le plus efficace pour traiter une maladie donnée dans un contexte donné. Nombreux sont ceux qui dénoncent un caractère artificiel de ces études en comparaison de ce qui se passe dans le monde réel. Certes, objectera-t-on, mais il convient de disposer de conditions d’expérimentation extrêmement claires et reproductibles, pour pouvoir évaluer en toute impartialité un médicament. Il en découle des algorithmes de traitement qui s’affranchissent parfois en partie de la réalité. Ainsi, dans la vie réelle, près de 50 % des patients souffrant de maladies chroniques ne prennent pas, sinon mal, leurs médicaments [1,2].

Si l’on considère, par exemple, les 72 pages des recommandations européennes de traitement de l’hypertension artérielle, il apparaît que 6 mois après le diagnostic, près du tiers des patients a spontanément arrêté de prendre ses médicaments, pour atteindre la moitié d’entre eux après un an [3]. Malheureusement, rien, hormis quelques phrases, ne vient sensibiliser et aider efficacement le praticien dans la difficile communication avec le patient. Ce constat se retrouve également dans la prise en charge du diabète de type 2, dans laquelle la personnalisation du traitement consiste souvent à trouver le bon médicament en fonction d’un patient donné [4, 5], mais en aucun cas le bon levier psychologique pour s’assurer qu’il le prenne correctement.

Les conséquences de l’inobservance médicamenteuse sont dramatiques, tant sur le plan médical que financier. Par exemple, le patient en post-infarctus ayant une mauvaise observance de sa thérapie par statine, voit son risque de mortalité augmenter de 12 à 25 % [6]. Plus généralement, dans la maladie coronarienne, une mauvaise adhésion thérapeutique augmente le risque de mortalité de 50 à 85 %, selon le médicament concerné [7]. Sur le plan financier, IMS Health [1] estime que la non-observance serait responsable de 4 à 15 % des coûts liés aux complications du diabète de type 2 [7]. Dans le même esprit, si le changement des habitudes de vie concernant les facteurs de risques cardiovasculaires fait partie des piliers du traitement de certaines maladies chroniques [8], il est très difficile pour le médecin d’engager le patient sur un changement comportemental au long court sans envisager des approches particulièrement personnalisées [9]. Les recommandations officielles fixent des objectifs, mais s’aventurent plus difficilement sur la manière de les atteindre. Elles visent à traiter au mieux des maladies, mais trop rarement des patients avec tout le caractère irrationnel et singulier de la personnalité humaine.

Accompagner le patient grâce au digital

Le digital en santé évoque les 100 000 applications médicales disponibles sur l’App Store, le site d’Apple dédié aux applications pour son smartphone, dont la plupart n’a jamais été téléchargée et dont seulement une minorité a été correctement évaluée [10]. Mais le digital n’est pas un simple moyen, un canal de communication supplémentaire. Il s’agit avant tout d’un changement d’état d’esprit. Il offre à la médecine la perspective d’industrialiser plus ou moins profondément la personnalisation des soins. Dans le cas des maladies chroniques, dix ans seulement après le lancement des premiers smartphones, les technologies numériques laissent déjà entrevoir un potentiel exceptionnel pour accompagner le patient entre deux visites chez son praticien. Plusieurs axes sont ainsi envisageables.

Transformer la relation entre le patient et le médicament
Dans le diabète de type 1, un dispositif médical sous la forme d’un logiciel de calcul de doses d’insuline sur plateforme mobile supporté par un call center (centre d’appel) a démontré, dans le cadre d’un essai clinique randomisé, une amélioration significative du suivi de la glycémie par évaluation du taux sérique d’hémoglobine glyquée (HbA1c)1 à 6 mois de l’ordre de 0,9 % [11]. Cet outil a obtenu, en France, un avis positif des autorités pour pouvoir envisager un remboursement [12]. Pour le diabète de type 2, des applications mobiles présentent un signal d’efficacité pour améliorer le contrôle glycémique [13], le niveau de preuve restant globalement insuffisant.
Aider le patient à changer ses habitudes de vie
Les technologies mobiles montrent une efficacité pour ce qui est de contribuer à lutter contre les facteurs de risques cardiovasculaires [14], mais manquent à nouveau d’une évaluation clinique sérieuse. La méthodologie des études publiées est souvent légère, car impliquant généralement un faible échantillon de patients suivis pendant une courte durée, alors que l’un des principaux défis de la santé mobile repose sur l’engagement du patient sur le long terme. Ce problème pourra être résolu par des approches dites « gamifiées » (c’est-à-dire reposant sur des jeux), évoluant souvent et, de fait, évaluées par des méthodes plus rapides, mais qui apporteront un niveau de preuve acceptable. C’est ainsi qu’il a, par exemple, été observé que les adolescents qui ont joué activement au jeu Pokemon Go 2 augmentaient significativement leur activité corporelle de 26 % [15].
Suivre le patient à distance
La télémédecine a vocation à prolonger le lien entre le corps médical et le patient entre deux visites à l’hôpital. Il a par exemple été démontré une très importante amélioration de la survie de patients cancéreux grâce au suivi automatisé à distance de leurs symptômes via un formulaire à remplir sur internet [16, 17, 19] ().

(→) Voir la Synthèse de F. Denis, page 590 de ce numéro

Traiter le patient
En psychiatrie, commencent à apparaître sur le marché les premiers dispositifs médicaux autonomes permettant au patient de suivre une thérapie cognitive comportementale, avec une efficacité comparable à celle d’un antidépresseur [18].
L’impérieuse nécessité de revoir les modèles économiques

Dans la prise en charge de nombreuses maladies chroniques, comme le diabète ou les maladies cardiovasculaires, le véritable défi médical ne consiste pas tant à trouver de nouvelles molécules plus efficaces et mieux tolérées que de s’assurer également que le patient prenne correctement celles qui lui ont été prescrites, et qu’il modifie ses habitudes de vie. Les approches traditionnellement adoptées consistent à concentrer les moyens pour démontrer l’efficacité d’un médicament, car c’est sur cette base que celui-ci sera évalué et prescrit par le corps médical puis remboursé par les payeurs. En parallèle, les technologies digitales laissent entrevoir un potentiel intéressant pour accompagner le patient, notamment en activant ses leviers psychologiques de manière personnalisée.

L’industrie pharmaceutique est plutôt bien positionnée pour revisiter le concept même de médicament, en mettant à la disposition du corps médical et des patients des offres de soins globales, associant médicament et service. L’érosion de la marge autour du médicament, son faible coût de production, et la très grande pérennité des anciennes molécules sur le plan médical contraindront à valoriser le service, sous réserve d’en démontrer l’efficacité en conditions réelles, et de s’assurer qu’il ne soit rémunéré que chez les patients dont la santé s’améliore. Charge alors à l’industriel de trouver les approches les plus efficaces pour améliorer l’observance et convaincre les patients de changer leurs habitudes. Dès lors, le médicament lui-même pourrait être proposé à prix coûtant, voire gratuitement, au sein d’une offre globale. Le patient ne paierait plus pour obtenir un médicament efficace, mais pour aller mieux.

Néanmoins, le fonctionnement en silo des différents acteurs du système de soins et la relative méfiance des structures les unes vis-à-vis des autres, risquent de geler la situation, jusqu’à ce qu’un nouvel acteur, un pure player, s’affranchissant des systèmes en place, entre en jeu et impose de nouvelles règles. La transformation digitale de la prise en charge des maladies chroniques consistera alors à évoluer davantage vers une obligation de résultats plutôt que de moyens.

Liens d’intérêt

Olivier Gryson est salarié de Servier.

 
Footnotes
1 L’HbA1c est une forme d’hémoglobine ayant subi une glycation (glycosylation non enzymatique) qui reflète le taux sanguin de sucre dans le sang sur une longue période. Elle permet de suivre l’historique de la glycémie des patients.
2 Le jeu vidéo Pokémon Go est une application en réalité augmentée pour smartphone qui permet avec l’appareil photo et la géolocalisation du téléphone de chasser et de capturer un maximum de personnages dans un monde virtuel.
References
1.
IMS Health Study . Low levels of adherence and persistence remain barriers to reducing the costs of diabetes complications. , IMS Health. , 12/07/2016..
2.
Brown MT, Bussell JK. Medication adherence: WHO cares? . Mayo Clin Proc. 2011; ; 86 : :304.–314.
3.
Mancia G, Fagard R, Narkiewicz K, et al. 2013 ESH/ESC guidelines for the management of arterial hypertension: the task force for the management of arterial hypertension of the European society of hypertension (ESH) and of the European society of cardiology (ESC) . Eur Heart J. 2013; ; 34 : :2159.–2219.
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Inzucchi SE, Bergenstal RM, Buse JB, et al. Management of hyperglycemia in type 2 diabetes, 2015: a patient-centered approach: update to a position statement of the American diabetes association and the European association for the study of diabetes . Diabetes Care. 2015; ; 38 : :140.–149.
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Raz I, Riddle MC, Rosenstock J, et al. Personalized management of hyperglycemia in type 2 diabetes: reflections from a diabetes care editors’ expert forum . Diabetes Care. 2013; ; 36 : :1779.–1788.
6.
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8.
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11.
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