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Med Sci (Paris). 34(6-7): 590–594.
doi: 10.1051/medsci/20183406020.

Suivi et survie des patients atteints de cancer du poumon par web-application

Fabrice Denis1,2*

1Institut inter-régional de cancérologie Jean Bernard, 9, rue Beauverger, 72000Le Mans, France
2CORIA UMR 6614-Normandie université, CNRS - université et INSA de Rouen, campus universitaire du Madrillet, F-76800Saint-Étienne du Rouvray, France
Corresponding author.
 

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Théorie du chaos et cancer

La prédiction individuelle de l’évolution clinique des patients atteints de cancer est difficile car le système cancer-patient est, en fait, un système dynamique dans lequel la croissance des cellules cancéreuses est fortement modulée par les cellules normales, les cellules endothéliales et les cellules immunitaires [14]. Cette modulation de la croissance des cellules tumorales par les cellules environnantes est démontrée par les différences que l’on observe entre la croissance des cellules in vitro (en l’absence de cellules environnantes) et celle dans l’organisme (dans lequel les cellules environnantes limitent la division des cellules souches cancéreuses) [5].

Ces interactions entre ces différentes cellules conduisent à une dynamique de la croissance tumorale régie par la théorie du chaos, c’est-à-dire imprévisible à long terme car très sensible aux conditions initiales. Cela signifie qu’une petite variation de l’un des paramètres de prolifération/mort cellulaire d’une des quatre composantes cellulaires (cellules tumorales, normales, endothéliales et immunitaires) peut infléchir la dynamique du système (c’est le cas de la transition [switch] angiogénique, à un stade précoce, jusqu’au phénotype métastatique, à un stade plus tardif) et donc la croissance tumorale [2]. Les modèles mathématiques chaotiques se rapprochant le plus du modèle « cancer » sont les modèles en compétition et les modèles proie/prédateur2,. Ces modèles sont imprévisibles à long terme : il suffit d’un changement minime d’un paramètre pour modifier totalement la dynamique du système. La théorie de l’observabilité de ces modèles démontre en revanche que la variable la plus pertinente à observer, pour mieux évaluer la dynamique de ce type de système, est la proie (c’est-à-dire les cellules hôtes). Dans notre modèle à quatre populations, c’est la population de cellules normales (ou hôtes) qui doit fournir la meilleure observabilité de la dynamique du système cancer-patient [2, 6]

Applications cliniques

Pour valider ce modèle, qui suggère que les cellules hôtes (la proie) représentent une variable importante constituant la meilleure observabilité de la dynamique d’un cancer, une application internet permettant au patient de rapporter, chaque semaine, ses symptômes et son poids dans le but de détecter une récidive dès les premiers signes, a été développée dans notre laboratoire.

Cette application, appelée MoovcareTM, analyse la dynamique et l’association des symptômes au fil du temps. Elle déclenche des alertes spécifiques pour le médecin (rechute, complications cliniquement pertinentes de type embolie pulmonaire, sepsis, etc.) lorsque certaines conditions sont réunies. L’assistante du médecin contacte alors le patient par téléphone, afin de vérifier l’absence d’erreur de saisie et la présence effective des symptômes. Le médecin décide ensuite de convoquer, ou non, le patient en consultation pour une prise en charge rapide. Le choix du cancer du poumon dans l’élaboration de l’application a été guidé par l’absence de standard de surveillance des stades avancés de ce cancer, 90 % des rechutes étant symptomatiques et, plus généralement, les rechutes, en oncologie, apparaissant rarement le jour de la visite ! En revanche, les patients symptomatiques attendent souvent leur scanner prévu dans les semaines ou mois à venir avant de consulter. Ils ne sont pas enclins à aller d’eux-mêmes voir le cancérologue, afin de ne pas entrer de nouveau dans le circuit des thérapies souvent lourdes qu’ils viennent de quitter.

Deux études prospectives incluant 42 et 43 patients à haut risque de rechute ont été réalisées, afin de valider un algorithme définissant les règles de déclenchement d’alerte fondées sur l’analyse de 6 puis 11 symptômes. Les sensibilités de la méthode ont été respectivement de 86 et 100 %, et les alertes sont apparues en moyenne six semaines avant les dates prévues (tous les 3 à 4 mois) pour la réalisation des scanners et les visites systématiques [7,8]. Une étude pilote réalisée chez 98 patients, non randomisée et mono-centrique, avait suggéré un bénéfice de la survie de 27 % à 1 an chez les patients utilisant l’application par rapport à une cohorte historique [9].

Étude de phase 3

Une étude randomisée de phase 3, multicentrique, a été réalisée. Elle évaluait la survie globale entre (1) un suivi hebdomadaire par la web-application (bras expérimental), dans laquelle les patients transmettaient, entre les consultations programmées, leurs symptômes à leur oncologue (Figure 1), et (2) un suivi clinique classique avec scanner systématique (tous les 3 à 6 mois ou plus souvent, à la discrétion de l’investigateur - bras standard). Les patients à haut risque de rechute non évolutifs après traitement ont été inclus dans l’étude. Un traitement de maintien, ou par des inhibiteurs de tyrosine kinase (TKI) était autorisé. Un accès à internet était requis.

Dans le bras expérimental, un message d’alerte était envoyé au médecin si des critères d’association ou de dynamique de symptômes étaient remplis (perte de poids, nouveaux signes symptomatiques généraux, nodule sous-cutané, dysphonie, etc.) (Figure 2). Un bilan d’imagerie était alors rapidement prescrit et des soins de support précoces étaient réalisés selon la symptomatologie. La qualité de vie et l’état général à la rechute ont également été examinés.

Cent trente-trois patients ont été randomisés. Cent vingt et un ont pu être inclus dans l’analyse en intention de traiter (ITT). La survie médiane était de 19 mois versus 12 mois, en faveur du bras expérimental (hazard ratio HR = 0,325 ; IC à 95 % : 0,157-0,672, p = 0,0014) (Figure 3). À la rechute, 76 % des patients du bras expérimental avaient conservé un bon ou un très bon état général versus 33 % dans le bras standard (p < 0,001). La qualité de vie était significativement améliorée dans le bras expérimental et le nombre d’imageries par scanner et tomographie par émission de positons a été divisé par deux par patient et par an [10].

Les bénéfices observés dans l’étude ont été attribués aux traitements des récidives, qui ont été délivrés plus précocement et de façon plus intensive chez des patients dont l’état général permettait des thérapeutiques plus optimales, ainsi qu’à la détection précoce d’événements intercurrents dangereux (embolie pulmonaire, sepsis), et à la réalisation de soins de support plus précoces et mieux suivis, grâce au formulaire de l’application permettant au patient de décrire l’évolution de ses symptômes.

Plusieurs autres études randomisées de suivi intensif, qu’il repose ou non sur l’utilisation d’applications e-santé, suggèrent un fort bénéfice clinique sur l’amélioration des symptômes et/ou en survie globale [1116] (Tableau I). Elles n’étaient cependant pas toutes multicentriques, et aucune n’avait évalué la survie globale. Ce sont cependant déjà plus de 2 000 patients qui ont été impliqués dans ce type d’études de surveillance.

Conclusion

Les éléments cliniques valident le concept mathématique d’observabilité de l’hôte suggéré par les modèles mathématiques de dynamique tumorale chaotique, comme les modèles proie/prédateur ou les modèles en compétition. Le suivi intensif de l’hôte (c’est-à-dire le patient et ses symptômes) par une web-application améliore ainsi la survie du patient, en permettant l’établissement rapide d’un traitement intensif de la rechute et un maintien d’une qualité de vie la plus élevée possible, par la réalisation de soins de support plus intenses et personnalisés.

Perspectives

La place du suivi clinique intensif par e-santé combiné à des suivis biologiques (comme le suivi de l’ADN circulant) ou par imagerie fonctionnelle ou métabolique, doit être évaluée afin de compléter et optimiser la surveillance des patients. D’autres études portant sur des cancers différents et sur certaines pathologies chroniques symptomatiques sont en cours. L’évaluation clinique de ces outils est fondamentale. Mais une réflexion sur les méthodes d’évaluation nécessite d’être initiée afin d’accélérer le développement de ces outils, actuellement évalués comme médicaments bien qu’ils ne le soient pas…

Liens d’intérêt

F. Denis déclare avoir des liens durables avec l’entreprise Sivan Innovation et déclare participer à des interventions ponctuelles (conférences, congrès) pour les entreprises Takeda, Novartis, Merck, Chugai, Roche, Ipsen.

 
Footnotes
1 Une web-application est une application consultable sur tout matériel informatique (smartphone, tablette, ordinateur) pourvu d’un logiciel de navigation sur internet.
2 Les équations de prédation de Lotka-Volterra, désignées sous le terme de « modèle proie-prédateur », sont un couple d’équations différentielles non-linéaires du premier ordre, couramment utilisées pour décrire la dynamique de systèmes biologiques dans lesquels un prédateur et sa proie interagissent.
References
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