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Med Sci (Paris). 34(8-9): 717–722.
doi: 10.1051/medsci/20183408019.

Le médicament connecté, entre bienveillance et surveillance
Analyse des enjeux éthiques

Grégoire Moutel,1,2* Guillaume Grandazzi,1,2 Nathalie Duchange,2 and Sylviane Darquy3

1Espace régional d’éthique, CHU de Caen, Normandie Université, 14000Caen, France
2Normandie univ, UNICAEN, Inserm U1086, ANTICIPE, 14000Caen, France
3Univ. Bordeaux, Inserm U1219, EPICENE, Cancer et expositions environnementales, 33000Bordeaux, France
Corresponding author.
 

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Une innovation à la croisée des chemins entre soin et contrôle

En novembre 2017, la Food and drug administration (FDA) a autorisé la mise sur le marché américain de l’Abilify MyCite, le premier médicament en voie de commercialisation contenant un micro-capteur, qui permet, à distance, de savoir si un patient a ingéré ou non son traitement. L’aripiprazole en est le principe actif, prescrit dans le traitement de la schizophrénie et des troubles bipolaires. Une puce informatique est insérée dans le comprimé, qui émet un signal lorsqu’elle entre en contact avec le suc gastrique et celui-ci est recueilli par le récepteur d’un patch collé sur la peau du patient. Ce récepteur transmet les informations par un signal bluetooth à un smartphone et celles-ci peuvent être recueillies par le médecin et centralisées dans des banques de données [1] ().

(→) Voir la Synthèse de N. Postel-Vinay et al., page 723 de ce numéro

Le médicament « connecté » devient ainsi réalité [2, 3]. Les patients qui acceptent ce mode de traitement signent des formulaires de consentement, permettant à leur médecin, leur famille et éventuellement à d’autres personnes, d’accéder à ces données électroniques, indiquant la date et l’heure à laquelle les pilules sont ingérées. Le patient peut supprimer cet accès à des tiers à tout moment, via son application mobile.

Selon ses promoteurs, la technologie est prometteuse : elle doit permettre au patient de mieux suivre son traitement, en lui évitant les mésusages [4] ; elle doit permettre également d’améliorer le suivi de ceux d’entre eux qui ont du mal à respecter leurs prescriptions, comme les personnes âgées ou les personnes souffrant de troubles mentaux. Un dispositif de suivi permet au clinicien de disposer des données objectives sur la prise du traitement, de pouvoir adapter au mieux sa prescription et de mettre en œuvre des recommandations et des aides pour son patient [5]. Un patient peut cependant ne pas pouvoir ou ne pas vouloir respecter le nombre de prises quotidiennes de son traitement ; il peut aussi, volontairement ou par méconnaissance, l’arrêter de manière prématurée. Le traitement risque alors de ne pas être efficace.

Quoi qu’il en soit, lorsque le patient est volontaire, des questions essentielles à la mise en œuvre du suivi du traitement connecté se posent. Qu’en est-il du respect de la vie privée et de la liberté d’action de la personne ? Il est important de savoir si, à moyen ou long terme, les données resteront entre les seules mains des patients et des médecins qu’ils auront librement choisis, avec un usage couvert par le secret professionnel et uniquement confiné à la relation de soin. Le corolaire est de se demander ce qu’impliquerait un usage hors de ce champ protégé. La question n’est pas nouvelle, puisqu’elle repose sur le respect du secret médical et de la liberté des personnes face à l’informatisation des données les concernant. Mais il existe des spécificités avec le médicament connecté, les données n’étant plus rapportées librement dans le cadre de la relation médecin/malade, mais collectées à distance et automatiquement. De ce fait, il convient de définir qui recueille ces informations, qui les traite et qui les conserve. Dès lors que ces données sortiraient de la relation de soin, l’outil pourrait permettre à la société, ou à toutes personnes habilitées, de contrôler les comportements des patients [6]. Et, à travers ces outils, la tentation pourrait être grande de mettre en œuvre des démarches de contrôle des citoyens quant à l’usage des traitements qui impactent la dépense de santé.

Éthique et responsabilité collective

Dans la pratique médicale et dans notre vie quotidienne, les questions induites par l’évolution des technosciences, tel le médicament connecté, imposent une réflexion collective quant aux conséquences bonnes ou mauvaises de telles innovations thérapeutiques, afin d’arbitrer les choix qui sont acceptables, ou qui ne le sont pas, et qui, en l’occurrence, impactent les pratiques de soins, l’organisation de notre système de santé et la vie des citoyens. Il convient de confronter les données scientifiques, les approches médicales, les droits des personnes (protection des personnes, information, consentement), les souhaits individuels, les valeurs et normes collectives et les contraintes économiques. La démarche éthique vise à organiser, face à chaque situation, la façon dont sont prises les décisions, en fonction de ces différents éléments, parfois contradictoires. Weber [7, 8] soulignait l’importance pour une société de fonder ses décisions et ses choix sur une éthique de la responsabilité, a fortiori si on pense que ces choix peuvent avoir des conséquences sur l’équilibre, la vie ou la liberté d’une personne ou d’un groupe de personnes. Cette éthique repose sur la nécessité, avant tout choix, d’en envisager les conséquences et d’en débattre. Jonas [9], plus récemment, a fait de la responsabilité un principe essentiel et le fondement d’une conception inédite de l’éthique et sa pensée s’ancre dans cette approche d’éthique de la responsabilité à l’égard de l’humanité, en soulignant qu’au-delà de la responsabilité que nous avons aujourd’hui, nous devons également être responsable de nos choix devant les générations futures. Dans cet esprit, les évolutions technologiques, en particulier dans le domaine de la santé, doivent être débattues avec les personnes potentiellement concernées, professionnels, patients, et plus largement citoyens. Il y a donc nécessité que toute décision impliquant l’avenir d’une ou de plusieurs personnes soit le résultat d’une démarche qui envisage les conséquences, exposant les doutes et les incertitudes et analysant les bénéfices et les risques.

La mise en œuvre et la construction des règles qui devront accompagner l’essor éventuel du médicament « connecté » doivent s’inscrire dans cette dynamique. Si l’on souhaite promouvoir une démarche démocratique autour d’une telle question, il y a nécessité de lier progrès biomédical et débat social. C’est dans ce contexte que s’est construit le mouvement « Bioéthique » [10], bio désignant la science des systèmes touchant au vivant et éthique la conscience morale. Il vise à établir une démarche réflexive sur l’utilisation du savoir scientifique, afin d’engager des actions responsables en vue de l’amélioration de la condition humaine. La bioéthique a in fine pour objet d’analyser le passage entre ce « qui est possible » et « ce qui est souhaitable ».

L’adhésion à un traitement : une question clé de la relation de soin

L’adhésion, ou observance à un traitement médicamenteux, sous-tend deux éléments essentiels : la régularité des prises quotidiennes (appelée aussi implémentation) et la régularité du respect de la durée globale de traitement prescrit (appelée aussi persistance) [11, 12].

La non-adhésion ou non-observance peut, non seulement altérer la santé d’un patient, mais aussi engendrer des renouvellements de prescriptions inadaptées, des hospitalisations, voire des décès. Selon les standards internationaux, un patient est considéré comme « observant » si le ratio moyen entre la prise du médicament et la prescription est supérieur ou égal à 80 %. Ce ratio se traduit en nombre de jours durant l’année au cours desquels le patient a consommé les traitements prescrits. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime globalement que, concernant les maladies chroniques, 50 % des patients adhèrent mal à leur traitement [13]. Une étude réalisée en France a fait apparaître l’importance de la non-observance [14]. Ainsi, seuls 36 % des insuffisants cardiaques seraient observants, 37 % des diabétiques de type 2, 40 % des hypertendus, 44 % des patients atteints d’hypercholestérolémie et 52 % pour ceux atteints d’ostéoporose. Selon cette étude, la non-observance thérapeutique coûterait, en France, près de 9 milliards d’euros par an. On estime que ce sujet ne peut que prendre de l’ampleur à l’avenir, avec la croissance mondiale du nombre des malades chroniques.

En ce qui concerne les maladies psychiatriques, la non-observance médicamenteuse est une problématique bien connue [15]. Il est intéressant d’observer que le premier médicament connecté a été proposé dans ce domaine de la santé mentale, et donc pour une catégorie de patients particulièrement fragiles. Cela pose des questions encore plus aiguës sur la confidentialité des données et le consentement du patient.

Au-delà de l’observance, il faut ajouter la question du mésusage des médicaments, qui englobe la surconsommation, la poly-médication non contrôlée, et certaines formes d’automédication. Ce mésusage peut être potentiellement dangereux pour la santé des personnes, entraînant, entre autres, des chutes, des accidents de santé, des hospitalisations, qui induisent des prises en charges coûteuses pour la société, et qui pourraient être évitées [16, 17].

La consommation de médicaments ne peut donc être considérée comme une consommation du même type que celle d’autres biens ou services n’ayant pas d’impact sur la vie ou la santé. Il s’agit de produits bien spécifiques, de par les effets qu’ils induisent, et le cadre relationnel dans lequel s’effectue leur prescription, qui nécessitent un lien de confiance avec un médecin, qui doit expliquer, accompagner et réguler la consommation.

Pour ces raisons, la Commission européenne a financé de 2009 à 2012 un programme de recherche visant à mieux comprendre les enjeux de l’adhésion thérapeutique et à aider à résoudre la non-adhésion et le mésusage [18]. Ce travail, comme d’autres [19, 20], souligne que la consultation médicale est le lieu de l’évaluation et de la régulation de l’observance thérapeutique. L’évaluation de la prise d’un traitement est un point essentiel de la relation soignant-soigné. En cas de traitement jugé peu ou insuffisamment efficace, il s’agira en effet, de savoir si le problème provient de la qualité de la prise du traitement par le patient, ou de la prescription (en termes de dose ou de choix de molécule). L’analyse du comportement du patient vis-à-vis de son traitement conditionne une éventuelle adaptation de la prescription et du travail des professionnels soignants qui, si besoin, mettront en œuvre les outils pouvant aider le patient à renforcer sa motivation. La confiance entre ces professionnels et le patient est donc au cœur de cette évaluation. Tout jugement de valeur négatif ou tout manque de sollicitude peut ainsi conduire à ce que, par crainte, le patient ne se confie pas sereinement au soignant, et édulcore son discours. L’évaluation du suivi, fondement essentiel de la relation de soin, pourrait s’en trouver faussée.

Plusieurs approches ont été développées pour aider à l’adhésion, comme la mise en place de groupes d’éducation thérapeutique dans les services de soins, et de groupes de parole de patients. La délivrance de carnets de suivi, à remplir par le patient, permet à celui-ci de vérifier ses prises et ses oublis, et au médecin, de le conseiller lors des consultations. Des boitiers (appelés piluliers, parfois électroniques) [1] (). contenant autant de cases qu’il y a de prises à réaliser dans une journée, peuvent être programmés par le patient pour déclencher des alertes sur son téléphone portable [21]. Nombre de ces outils sensibilisent et aident le patient au quotidien et, lors des consultations, ils instaurent un « feed-back » avec le professionnel et permettent un dialogue.

(→) Voir la Synthèse de N. Postel-Vinay et al., page 723 de ce numéro

Jusqu’à ce jour, ces approches, visant à aider un patient à mieux comprendre comment il prend son traitement et vit avec, relèvent d’une démarche dans laquelle celui-ci demeure autonome et libre de transmettre les informations qu’il souhaite. L’avènement du médicament connecté, qui délivre une information en fonction de la façon dont le patient absorbe ou non « in corpore » son traitement, modifie totalement ce paradigme. Au-delà d’informations sur la prise du traitement, un outil connecté peut également, en théorie, en apporter d’autres (suivi des effets secondaires, mais aussi heure de la prise, localisation lors de la prise), autant d’éléments informatifs sur le mode de vie du patient.

Ainsi, la collecte de données automatique et informatisée, liée au suivi d’un traitement, nécessitera de penser la question de l’appréciation du bénéfice/risque. L’évaluation d’un dispositif connecté demandera de s’attacher à étudier en quoi son usage améliore ou non la qualité du suivi et, in fine, la qualité de vie du patient et d’analyser si des risques ne viendraient pas contrebalancer ces bénéfices potentiels (atteinte ou non à des libertés fondamentales, impact psychologique de la crainte ou de la peur de la surveillance, majoration d’une anxiété, etc.). Ces questions sont d’autant plus importantes que, à ce jour, la FDA américaine reconnaît que ce système de médicament connecté n’a pas fait la preuve d’une meilleure adhésion des patients à leur traitement [3].

Cela amènera à tracer la frontière éthique entre, d’une part un accompagnement bienveillant dans une logique de soins et, d’autre part, la mise en place de systèmes visant d’autres logiques, comme, par exemple, celles de la surveillance ou de la commercialisation des données, qui s’inscrit dans la vaste problématique de l’usage des big data en santé [22, 23].

Surveillance du bon usage du médicament et risque de discrimination : un chemin entre droits et devoirs des patients

La régulation de l’usage du médicament, dans une logique de soin pour éviter les accidents liés à un traitement, a toute légitimité clinique. Elle s’inscrit dans une démarche de bienfaisance vis-à-vis des patients. Mais d’autres logiques doivent être prises en compte. Ainsi, la logique économique est de plus en plus présente dans la gestion et l’organisation de notre système de santé, et la question du bon et du juste usage de la dépense publique liée au médicament est majeure. Dans ce contexte, il convient de penser la légitimité des régulations qui pourraient se mettre en place, et la façon dont elles s’élaboreront, démocratiquement ou non.

Les promoteurs des molécules ou outils connectés accompagnant un médicament pourront mettre en avant l’impact économique possible de ces innovations, dans la mesure où elles visent à diminuer le défaut d’adhésion à un traitement dont on a montré qu’il génère des surcoûts dans un système de soin. Ces promoteurs souhaiteront, en parallèle, obtenir un prix et un remboursement pour ces innovations auprès des financeurs de la protection sociale (mutuelles de santé, sécurité sociale via l’Assurance maladie). En retour, on peut légitimement penser que ces financeurs publics ou privés espéreront que l’impact de ces innovations connectées soit effectivement positif, non seulement en termes de santé des patients, mais également en termes économiques. Telle est la tendance actuelle…

Dès lors, la question du risque de discrimination, en lien avec des comportements d’usage des traitements prescrits, ne peut être éludée. Il s’agit de se demander si des différences de remboursement des soins seraient ou non acceptables, en fonction des comportements individuels : par exemple, les « bons » patients « compliants » versus les « mauvais » patients « non-observants ». Les outils connectés générant une traçabilité des comportements permettraient de mettre en place des politiques de régulation liées à des choix de gestion économique. Cette approche n’est pas seulement théorique. La Cour de cassation a eu à trancher, en juin 2015, un litige avec une caisse de Sécurité sociale qui souhaitait arrêter de prendre en charge financièrement le traitement de l’apnée du sommeil d’un malade, au prétexte que l’assuré n’utilisait pas suffisamment son matériel d’assistance respiratoire1,. L’utilisation de ce matériel était contrôlée par un dispositif automatique de l’observance. La caisse, pour argumenter sa décision, se référait aux deux arrêtés des 9 janvier2, et 22 octobre 20133, qui visaient à subordonner la prise en charge par l’Assurance maladie du dispositif médical d’assistance respiratoire à l’observance effective par les patients de leur traitement en fixant une durée journalière minimale d’utilisation de l’appareil. Ces deux arrêtés, pris par le ministère des Affaires sociales et de la Santé, sans débat démocratique préalable, tentaient d’imposer des seuils d’utilisation minimum de 3 heures par 24 heures pendant au moins 20 jours par mois pour autoriser le remboursement de l’appareil respiratoire, au motif qu’en deçà de ces seuils, le bénéfice ne serait pas effectif ou suffisant. Le Conseil d’État ayant annulé ces arrêtés le 28 novembre 2014, la Cour de cassation a donc jugé, en juin 2015, en cohérence, que leur application était abusive.

Mais, au-delà de cette issue judiciaire, cette affaire illustre parfaitement la possibilité d’exercer un contrôle du comportement des patients, afin de déterminer une politique de remboursement et de prises en charge, ou non, de prestations. Elle renvoie également au déficit de débat démocratique avec les professionnels de santé et les associations de patients sur des questions très pratiques : qui définit les normes ? Qui a, ou non, accès aux données collectées, avec quelles finalités ? Quelles sont les durées de conservation de ces données ? Quelle information préalable est délivrée au patient et quelle est sa liberté de consentement ?

On pourrait se demander si la liberté de choix du patient serait totale et sans préjudice en cas de refus d’utiliser le dispositif, et si l’industriel serait tenu de poursuivre la production du traitement non connecté en plus de la version connectée. Il s’agira donc, à l’aune de ces questions, de tracer le chemin d’un nouveau contrat social en termes d’accès aux soins et de droits et devoirs des usagers.

Le risque d’une dérive normative et la nécessité d’intégrer le facteur humain au sein des outils connectés et des algorithmes de décision 

Si, comme nous l’avons exposé, les outils connectés d’aide au suivi d’un traitement peuvent avoir des effets positifs, leur utilisation amène à définir, en amont, les standards et les normes qui déclencheront des niveaux d’alertes. La question sous-jacente est de savoir si ces normes seront imposées aux patients ou si ces derniers garderont une liberté, à travers une co-construction de celles-ci avec les professionnels de santé qui les accompagnent.

Sans renier une volonté d’exigence et de rigueur lors de la prescription médicale, l’expérience clinique nous montre quotidiennement, en consultation, que les patients s’accommodent de cette prescription et que, sans les mettre en danger, cette adaptation les maintient dans un relatif bien-être et un état qui les satisfait. Cette question renvoie à une situation que tout clinicien connaît bien : la nécessité de faire des compromis, et d’accepter que le patient est en droit d’ajuster son traitement, selon ses contraintes de vie et ce qu’il perçoit.

Au vu de ces singularités, il conviendrait donc que les concepteurs de biotechnologies connectées visant à accompagner les patients prennent en compte les attentes et le vécu de ces derniers dans l’élaboration des algorithmes. Il s’agira d’intégrer cette part d’humanité qu’exige la relation de soins. C’est en soi un formidable défi : possible si on s’en donne l’intention, mais qui ne sera pas mis en œuvre si l’on adopte un regard trop normatif sur la notion de bon traitement et de juste comportement.

L’affaire juridique que nous avons évoquée traduit d’ailleurs cette situation. Le patient concerné avait des raisons légitimes d’adapter l’usage du dispositif respiratoire à sa situation. Les juges ont en effet relevé que l’état de santé du patient ne permettait pas l’utilisation normée du dispositif. Ils ont constaté, à partir des éléments du dossier médical, que l’état de santé de M. X, atteint d’une pathologie du rachis, était susceptible de lui rendre très difficile, sinon insurmontable, le strict respect de l’observance quotidienne que l’on souhaitait lui imposer. Le patient avait donc fait un choix d’adaptation raisonnée, c’est-à-dire un compromis entre sa pathologie, son état respiratoire, et ce qui lui était demandé.

De fait, l’adhésion thérapeutique du patient est influencée par de nombreux déterminants, tels le ressenti d’efficacité, la connaissance et la compréhension des risques de la maladie dont il souffre, ses attentes face au traitement, et l’impact de celui-ci sur son mode de vie. L’approche socio-cognitive en consultation permet au soignant d’aborder ces différents points et d’aider le patient dans la gestion de son traitement. Le concept de « self-efficacy » développé par Bandura [24] apparaît aujourd’hui de plus en plus central, dès lors que, dans des maladies chroniques, on considère comme légitime de laisser une part d’autonomie aux patients dans la gestion de leurs traitements.

Ce concept passe par la nécessité d’évaluer la capacité du patient à comprendre et à adapter son traitement, sans se mettre en danger. Comment s’assurer que celui-ci est pleinement conscient des implications de son choix thérapeutique, s’agissant d’un dispositif inédit et relativement complexe ? Et si le consentement est donné, comment être certain que l’état du patient lui permettra, par la suite, de gérer correctement l’application mobile et ses multiples paramètres ? Il appartiendra au médecin prescripteur de s’assurer que son patient est apte tout d’abord à prendre une telle décision et, ensuite, à utiliser le système, sans risque pour lui-même.

Pour renforcer cette approche, une analyse de la philosophie du soin4 attire l’attention sur les risques d’une hyper-standardisation des protocoles, en particulier à travers la médiation de technologies [25].

Prendre soin de quelqu’un, c’est le traiter comme un sujet de raison, de valeurs et de droits, de besoins, de vulnérabilité et d’affects. Cette approche de la philosophie du soin vise à alerter sur le risque d’opposer l’objectif et le subjectif, la technique et l’humain. Le rationnel et le relationnel font partie intégrante du soin et nous invitent à les articuler dans la pratique clinique, en fonction des pathologies et des situations.

Canguilhem souligne que la relation médicale doit intégrer la liberté du malade et que le clinicien doit être à l’écoute de cette liberté : « Mon médecin, c’est celui qui accepte de moi que je voie en lui un exégète avant de l’accepter comme réparateur » [26]. Selon lui, les sens du normal et du pathologique sont avant tout individuels ; c’est par référence à la capacité et à la situation de chaque individu qu’il faut les déterminer [27]. Ainsi, une norme collective pour un patient en particulier peut ne pas faire sens. Canguilhem opère une individualisation des concepts de normal et de pathologique et souligne que c’est à « l’individu qu’il faut se référer ». C’est un individu qui se sent ou non en bonne santé, ou qui juge son état de santé acceptable, car c’est lui qui s’éprouve subjectivement comme tel [28]. Cette définition de la normalité par le vécu individuel, par opposition à une normativité collective imposée, est un enjeu pour la médecine, en particulier à l’aune de la médecine de demain qui serait guidée par les technologies d’assistance connectée et par les algorithmes d’aide à la décision.

Conclusion

Les nécessaires assistances, aides et solidarité envers la personne malade, ou en situation de handicap, posent la question du respect de son autonomie et, à travers elle, celles du respect de son intimité, de sa liberté d’action et de ses droits fondamentaux. Il convient donc toujours de se demander au nom de quoi une aide est mise en place, en réponse à la demande de qui, et pour quelles raisons.

Le médicament connecté peut être un outil d’aide ou de suppléance, mais il est nécessaire d’évaluer sa juste place et sa juste nature, en termes de respect de la personne et de son adéquation avec ses espaces de libertés. Entre surveillance et accompagnement, sommes-nous au clair sur cette question ? Entre mise en sécurité et respect de la liberté d’agir, le sommes nous aussi ?

Il convient de s’assurer que l’accompagnement ne devienne pas un absolu, décrété et normé par l’environnement (la société, les proches, les professionnels médico-sociaux, les assureurs) et ne réduise les espaces de liberté de la personne.

Ainsi, s’interroger sur les risques de l’intervention normative pour le bien d’autrui est non seulement indispensable, mais salutaire.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Cour de Cassation, Audience publique du jeudi 18 juin 2015. N° de pourvoi : 14-18290.
2 Arrêté du 9 janvier 2013, portant modification des modalités d’inscription et de prise en charge du dispositif médical à pression positive continue, pour le traitement de l’apnée du sommeil et prestations associées, liste des produits et prestations remboursables prévue à l’article L. 165-1 du code de la Sécurité sociale 16 janvier 2013. Journal officiel de la République française.
3 Arrêté du 22 octobre 2013, portant modification des modalités d’inscription et de prise en charge du dispositif médical à pression positive continue pour traitement de l’apnée du sommeil et prestations associées, liste des produits et prestations remboursables prévue à l’article L. 165-1 du code de la Sécurité sociale 30 octobre 2013. Journal officiel de la République française.
4 La philosophie du soin, apparue il y a une dizaine d’année, définit le soin comme une fonction essentielle de la médecine et analyse la spécificité du soin médical. Cette philosophie intègre l’autonomie des malades, la reconnaissance de leurs droits et l’essor de l'éthique médicale.
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