2008


ANALYSE

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Considérations méthodologiques et éthiques appliquées à l’analyse des corrélats biologiques

La méthode d’autopsie psychologique est aujourd’hui une technique d’investigation scientifique pour l’identification des indicateurs de susceptibilité au comportement suicidaire en se fondant sur l’analyse rétrospective des caractéristiques du sujet décédé et des circonstances psychologiques et sociales du suicide.
Parallèlement, la démonstration de l’intervention de facteurs de vulnérabilité génétique dans l’étiopathogénie des conduites suicidaires a suscité le développement d’un axe de recherche extrêmement dynamique visant à identifier ces facteurs. Les conduites suicidaires sont des pathologies multifactorielles complexes, le poids des facteurs génétiques paraît relativement faible mais variable d’un sous-type de conduites suicidaires à un autre. Ainsi, les conduites suicidaires violentes et marquées d’une létalité importante ont depuis longtemps été identifiées comme un sous-groupe d’intérêt pour l’analyse de la composante génétique. Pourtant, très peu d’études génétiques ont été conduites chez des patients décédés par suicide.
L’analyse de la composante génétique d’entités aussi hétérogènes, complexes et multifactorielles que les conduites suicidaires doit impérativement s’appuyer sur une description phénotypique la plus complète possible. Ainsi, l’étude des facteurs de vulnérabilité génétique dans une population de sujets décédés par suicide ne se conçoit qu’assortie d’une caractérisation phénotypique pour laquelle les outils de l’autopsie psychologique sont indispensables.
L’ensemble de ces considérations méthodologiques s’applique également à l’analyse des corrélats biologiques dans les conduites suicidaires létales.
À côté de facteurs de variabilité classiques tels que l’âge, le sexe ou le délai d’analyse post mortem, de nombreux éléments sont indispensables pour l’interprétation des données : la spécificité des troubles psychiatriques (surtout dépressifs), l’état ou non de rémission clinique, le degré de violence de l’acte suicidaire, la notion d’usage de substances psychoactives (notamment le degré de tabagisme), de traitements pharmacologiques, leur durée, les comorbidités, la connaissance de la localisation hémisphérique des échantillons cérébraux étudiés, la méthodologie expérimentale. Une documentation précise de ces différents points est très précieuse pour l’interprétation des résultats des études biologiques et génétiques post mortem.
Une évaluation diagnostique psychiatrique standardisée et validée identique à celle utilisée dans les essais cliniques et appliquée aux sujets décédés par suicide et aux témoins, permettrait de dégager des sous-groupes cliniques, notamment dans les troubles dépressifs (épisode dépressif majeur, trouble bipolaire, dysthymie). Le recueil de toutes ces variables est un préalable indispensable pour l’identification des facteurs biologiques et génétiques associés au suicide.
Les modalités pratiques de ces études biologiques, neurobiologiques et génétiques sont décrites dans les annexes 1 et 2.

Considérations éthiques et cadre légal

La mise en œuvre de recherches biologiques et génétiques chez des sujets décédés pose plusieurs questions d’ordre éthique et légal.

Loi de bioéthique

S’agissant de la législation concernant le versant éthique :
• un prélèvement de tissus biologiques, qu’il s’agisse de sang, cheveux, peau, liquide céphalo-rachidien (LCR) ou cerveau, est-il autorisé chez un sujet décédé par suicide et n’ayant pu donner un consentement ?
• la législation relative aux prélèvements de tissus à visée thérapeutique (non connaissance d’une opposition de la part du sujet décédé, avant sa mort) s’applique-t-elle à ce type de recherches ?
• pour ces études biologiques, la plupart des prélèvements (sauf les cheveux) doivent être réalisés dans des délais courts (atteignant 8 h). Si le consentement des proches est nécessaire pour réaliser un prélèvement biologique, ce consentement pourrait-il intervenir a posteriori (c’est-à-dire une fois le prélèvement réalisé avec destruction du prélèvement en cas de non-obtention du consentement) ? Cette question se pose-t-elle de manière différente pour les différents tissus concernés (sang, LCR, cheveux, cerveau) ?
• que se passe-t-il en l’absence de proches ?
• cette situation de recherche correspond-elle à un vide juridique ?
• existe-t-il un obstacle éthique à ce que des apparentés de sujets décédés par suicide soient sollicités pour des recueils d’informations concernant la personne décédée ?
La loi de bioéthique a évolué en ne faisant plus la distinction entre prélèvement à visée thérapeutique et à visée scientifique. Les prélèvements à visée scientifique sont prévus dans la loi de bioéthique par différents articles.
Pour un prélèvement d’organe chez un sujet majeur, l’article L1232-1 du Code de la santé publique (CSP) prévoit :
• la nécessité de consulter le registre national automatisé des refus ;
• si cette recherche est négative, les proches familiaux du sujet doivent être consultés afin de savoir s’ils ont connaissance d’une opposition à un prélèvement d’organe, exprimée par le sujet de son vivant. L’esprit de la loi insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un consentement demandé aux proches. Plus encore, le point de vue des proches sur la réalisation des prélèvements ne doit pas être pris en compte. En revanche, la loi prévoit que les proches soient informés de la finalité des prélèvements ;
• pour un mineur ou un sujet majeur sous tutelle (article L1232-2), la signature écrite des deux détendeurs de l’autorité doit intervenir ;
• le médecin qui constate la mort et celui qui mène la recherche doivent être deux personnes obligatoirement différentes ;
• les projets de recherche dans le cadre desquels des prélèvements à visée scientifique sont envisagés doivent avoir été soumis et autorisés par l’Agence de la biomédecine.
Pour le prélèvement de tissus à visée scientifique, l’article L1241-6 renvoie aux textes relatifs aux prélèvements d’organes sus-cités et la procédure est identique :
• le recueil du consentement a posteriori n’est pas prévu par la loi et n’est pas dans l’esprit de la loi. Cependant, les décrets d’application de la loi de bioéthique modifiée ne sont pas encore parus. Les impératifs méthodologiques et scientifiques (les prélèvements réalisés trop tard étant inexploitables) pourraient-ils être pris en compte pour des assouplissements dans ce cas particulier ?
• article L1211-2 alinéa 3 : seule exception au consentement présumé, les autopsies en cas de « besoin impérieux pour la santé publique ». Bien que le suicide fasse partie des priorités de santé publique, l’étude des patients décédés par suicide ne semble pas pouvoir entrer dans ce cadre ;
• par ailleurs, l’Agence de la biomédecine doit être avisée de tout prélèvement à des fins thérapeutiques ou scientifiques.
Au total, la question de la réalisation de prélèvements biologiques en urgence à des fins de recherche associée à une autopsie psychologique a fait l’objet d’une saisine du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) par le groupe de travail en décembre 2005. À cet égard, le CCNE a auditionné le Dr Frank Bellivier le 19 Janvier 2006. Un avis a finalement été rendu le 12 octobre 2006, stipulant que « la réalisation de ces prélèvements avant tout consentement est en contradiction absolue avec la loi. La situation du suicide ne permet pas de dérogations à la loi ».

Code de procédure pénale

Aucun accès n’est possible ni aux familles, ni aux corps, tant que l’enquête n’est pas close. Il ne semble pas exister de possibilité d’assouplissement du Code de procédure pénale pour rendre cet accès possible. Cependant, cette interdiction est limitée au temps de l’enquête. Les médecins légistes, qui sont associés à l’enquête, tout en restant tenus au secret de cette enquête, pourraient utilement collaborer à des protocoles scientifiques, en s’impliquant :
• dans la réalisation précoce des prélèvements ;
• dans la détermination des causes et des circonstances du décès.
Il apparaît qu’aucun moyen dédié à la recherche n’existe aujourd’hui au sein des instituts médicolégaux, ce qui participe aux difficultés de mise en œuvre de ces recherches. Dans l’hypothèse où de telles collaborations se développeraient, il ne semble pas exister d’oppositions liées au Code de procédure pénale, dès lors que les prélèvements réalisés ne gênent pas les besoins de l’enquête. Ceci étant laissé à l’appréciation du médecin légiste et du magistrat. Un protocole de recherche peut tout à fait intégrer cette contrainte.
Ces questions, ainsi que les modalités exactes d’une collaboration entre la justice et la santé sur un tel sujet, ont fait l’objet d’un échange avec le ministère de la Justice en janvier 2006.

Stratégie pour s’appuyer sur l’autopsie psychologique en recherche biologique et génétique

L’expertise collective sur l’autopsie psychologique (Inserm, 2005renvoi vers) a développé les arguments indiquant le très grand intérêt scientifique qu’il y aurait à pouvoir mener des recherches biologiques et génétiques pour les patients présentant des conduites suicidaires graves, ce qui inclut les sujets suicidés.

Objectifs de la recherche

Les informations fournies par les études biologiques et génétiques sont peu contributives sans une caractérisation phénotypique la plus complète possible des sujets inclus (caractéristiques socio-démographiques et ethniques, psychologiques dimensionnelles, psychopathologiques…). Le recours aux outils de l’autopsie psychologique paraît donc indispensable pour ces recherches biologiques et génétiques chez des sujets décédés par suicide.
Les objectifs de telles recherches sont :
• identifier les facteurs de vulnérabilité génétique et les corrélats biologiques des patients ayant les conduites suicidaires les plus graves (étude de paramètres du sang périphérique, du LCR, des cheveux, du tissu cérébral, du polymorphisme de certains gènes candidats) ;
• la caractérisation phénotypique complète de ces sujets décédés par suicide ;
• une étude de corrélation entre les caractéristiques des sujets décédés par suicide et ces paramètres biologiques et génétiques.

Ce qui est nécessaire pour répondre aux objectifs

Il est nécessaire d’avoir accès aux corps des sujets décédés par suicide dans les délais impartis en fonction de la nature des échantillons biologiques qui doivent être collectés (moins de 8 h suivant le décès pour les prélèvements de fluides biologiques – sang, LCR, urine – et de tissu cérébral ; moins de 24 h pour des prélèvements de sang en vue d’une extraction d’ADN pour les études génétiques). Le détail de ces procédures est présenté dans l’annexe 1. Un réseau de signalement et une collaboration avec les services judiciaires doivent être mis en place.
Le cadre légal dans lequel les prélèvements biologiques sont réalisés pourrait être précisé (cf. supra, en particulier beaucoup d’aspects pratiques découleront des décrets d’application de la nouvelle loi de bioéthique).
Le Code de procédure pénale concernant l’enquête qui est quasi systématiquement menée après un suicide devrait être assoupli. Des collaborations effectives entre les équipes de recherche et les instituts médicolégaux, qui reçoivent les corps, doivent être mises en place. Une banque de tissus biologiques centralisée pourrait être constituée.
Il est nécessaire de promouvoir la constitution d’une équipe multidisciplinaire de chercheurs travaillant en réseau : psychologues, psychiatres formés en suicidologie et aux techniques d’autopsie psychologique en relation avec des laboratoires de recherche en biologie, en biologie moléculaire, en anatomo-pathologie et en histochimie. Grâce à ce réseau, l’accès aux familles pourrait être facilité.

Ce qui est possible et disponible dès à présent

Un Réseau national de recherche en psychiatrie génétique avec centralisation des données cliniques, biologiques et génétiques est en cours de constitution. Cette structure a pour vocation de prendre en charge la logistique concernant la banque de données, la banque de tissus et l’extraction d’ADN.
La création d’une cérébrothèque de psychiatrie a déjà fait l’objet d’études de faisabilité (Frank Bellivier, Salah El Mestikawi, Inserm U 513). À ce jour, les conclusions indiquent qu’un tel projet se heurterait à de nombreuses difficultés techniques. À l’occasion de cette étude, la cérébrothèque de neurologie (Hôpital La Pitié Salpêtrière) a cependant été identifiée comme structure qui pourrait accueillir et gérer dans d’excellentes conditions des tissus cérébraux. La réflexion concernant la création d’une logistique permettant de constituer ces banques de tissus cérébraux pour les pathologies psychiatriques doit être poursuivie. Elle nécessitera certainement des actions incitatives de la part des tutelles de recherche.
Les expertises en psychiatrie, en biologie, en biologie moléculaire, en anatomo-pathologie et en histochimie existent en France. Certaines équipes travaillent déjà ensemble dans le domaine de la suicidologie.

Quels sont les obstacles ?

La mise en œuvre d’études utilisant les techniques d’autopsie psychologique devra, si on en croit l’expérience canadienne, s’appuyer sur un réseau, qui aujourd’hui ne compte que quelques équipes.
Aucun accès n’est possible à ce jour aux corps et aux familles de patients suicidés en France, à l’exception des rares cas qui sont initialement hospitalisés, ce qui représente très peu de sujets. On constate une raréfaction des équipes réalisant les autopsies (en particulier le prélèvement de tissu cérébral).
Le cadre légal reste à préciser. Quelle place sera faite au cas particulier qui nous occupe : la nécessité d’effectuer la collecte d’échantillons biologiques rapidement après la mort ? Sera-t-il possible d’obtenir un consentement a posteriori ? Peut-on envisager des aménagements pour la recherche du Code de procédure pénale qui ne prévoit pas actuellement l’accès aux corps et aux familles ?

Quels sont les changements nécessaires ?

Puisque le décès par suicide entre dans le cadre des morts suspectes, cette situation déclenche automatiquement une enquête judiciaire sous la responsabilité du Procureur de la République. Un projet de recherche peut tout à fait être envisagé en collaboration avec le Parquet, en incluant des procédures visant à ne pas gêner l’enquête. Ainsi, l’enquête n’est pas incompatible avec la mise en œuvre de recherches. Cela supposerait une coordination entre les instituts médicolégaux et les équipes de recherche.

Quels sont les institutions concernées et les interlocuteurs potentiels ?

Il est d’ores et déjà possible d’identifier quelques institutions qui, par leur concours, pourraient aider à la résolution des problèmes rencontrés et à la mise en œuvre d’études associant l’autopsie psychologique et l’investigation de facteurs de vulnérabilité génétique et des corrélats biologiques :
• organismes de recherche ;
• associations rassemblant des familles endeuillées (UNPS1 , Jonathan Pierres Vivantes, Phare Enfant Parents, Unafam, Argos 2001, France Dépression…) ;
• ministères : Justice, Santé, Recherche.
Il apparaît donc clairement que dans un cadre de recherche, l’autopsie psychologique constitue une opportunité pour des études de corrélats clinico-biologiques. Cependant, ceci implique un cadre méthodologique, légal et éthique pour pouvoir mener ces travaux de manière rigoureuse. La mise en œuvre de tels travaux nécessite leur adéquation avec la loi de bioéthique et le Code de procédure pénale : avoir accès au corps dans le cadre de l’enquête pénale à des fins scientifiques, avoir la possibilité de mettre en place des collaborations scientifiques avec les instituts médicolégaux.

Bibliographie

[1]inserm. Suicide. Autopsie psychologique, outil de recherche en prévention. Collection Expertise Collective Inserm. Éditions Inserm; Paris:2005; 199pp. Retour vers

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