2008


ANALYSE

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Application de l’autopsie psychologique aux suicides survenus en détention

Chaque année, environ 120 personnes détenues décèdent par suicide dans les établissements pénitentiaires français (Baron-Laforet, 2001renvoi vers ; Administration pénitentiaire, 2002renvoi vers ; Terra, 2004arenvoi vers). L’opportunité de développer les méthodes de l’autopsie psychologique pour ces décès doit être examinée comme pour les autres milieux de vie et les différentes populations à risque. Parmi les arguments principaux en faveur de cette voie de recherche figurent le caractère inacceptable de la mort par suicide au cours de la détention ainsi que la volonté politique relayée par l’ensemble des professionnels et bénévoles de réduire cette mortalité. En 2001 et 2002, la crise suicidaire avait été détectée pour seulement 25 % des personnes décédées par suicide (Administration pénitentiaire, 2002renvoi vers). Un plan de prévention mis en place à partir de 2004 semble apporter ses premiers résultats en 2006 avec 93 décès par suicide et 96 en 2007.

Paramètres de l’autopsie psychologique

Les arguments et les limites en faveur de l’analyse de ces décès par les méthodes de l’autopsie psychologique sont examinés au regard des paramètres suivants.

Caractérisation du suicide

L’ensemble des personnes décédées de mort violente en établissement pénitentiaire fait l’objet d’une autopsie médicolégale. Cette exhaustivité permet de connaître le nombre exact de suicides (Terra, 2003arenvoi vers). Les comptes rendus des examens médicolégaux sont centralisés par l’administration pénitentiaire. Il existe un nombre de cas où il est difficile de faire la différence entre mise en danger intentionnelle sans volonté de se donner la mort et suicide. Les méthodes de l’autopsie psychologique peuvent apporter un gain de connaissance pour améliorer cette distinction en reprenant la trajectoire de vie, de souffrance et d’aide de la personne décédée.

Représentativité

Les personnes détenues ne sont pas représentatives de la population générale (Towl, 2000renvoi vers ; Terra, 2003arenvoi vers). C’est une population masculine pour plus de 90 % des cas, et les suicides en détention représentent moins de 1 % de l’ensemble des suicides.
Cependant, il existe certaines similitudes entre la population des personnes détenues et celles qui ont des troubles mentaux et qui font l’objet de soins spécialisés (Drees, 2002renvoi vers). Les enquêtes de prévalence des troubles mentaux au sein des populations carcérales indiquent des taux élevés pour la dépression, l’abus de substance, les troubles de la personnalité et la schizophrénie (Towl, 2000renvoi vers ; Terra, 2003arenvoi vers). Ces facteurs de risque de suicide se retrouvent en population générale.
Les personnes détenues doivent pouvoir accéder aux mêmes progrès que les personnes en milieu ouvert (OMS, 2002renvoi vers). Il est dans cette mesure important que des recherches visent à cette amélioration (Baron-Laforet, 2001renvoi vers ; Terra, 2003arenvoi vers).

Acceptabilité

Plusieurs travaux de recherche, notamment épidémiologiques, ont porté sur les populations détenues. L’acceptabilité n’en a jamais été dénoncée, d’autant que les résultats ont mis en évidence la fréquence des troubles mentaux qui sont le premier facteur de risque de suicide (Drees, 2002renvoi vers). La prise en charge psychiatrique et sociale n’a pas été étudiée, que ce soit en termes d’accessibilité aux soins ou de pertinence.
L’acceptabilité peut trouver des limites avec les familles qui sont en conflit avec l’administration pénitentiaire ou avec les autres institutions concernées. Cette situation est probablement plus fréquente que pour des suicides dans les autres milieux. La recherche pourrait être perçue comme un moyen de faire le jour sur une vérité cachée. Elle ne peut et ne doit se substituer aux procédures.
Les recherches dans le domaine de la santé utilisant l’autopsie psychologique sont à déconnecter des recherches de responsabilité.

Accessibilité des données

On dispose d’un suivi complet et détaillé quant à la situation pénitentiaire des détenus qui sont décédés par suicide mais, en contrepartie, les données ne sont pas accessibles pour ce qui concerne le versant sanitaire (Administration pénitentiaire, 2002renvoi vers).

Données en détention

Les personnes détenues sont par définition dans un milieu fermé où il existe de nombreux intervenants et où de nombreuses données sont enregistrées au cours du séjour. Il existe des données communes à l’ensemble des acteurs et des données spécifiques. Des aires de confidentialité sont construites afin que les personnes détenues puissent bénéficier de leurs droits. La prévention des conduites suicidaires nécessite des interfaces pour permettre la détection, l’évaluation et l’intervention ; des zones de partage des informations ont été créées, comme les commissions de prévention du suicide (Terra, 2003arenvoi vers).
L’accessibilité dépend de la qualité des données et de la confiance accordée à la personne qui réalise l’investigation.

Données en milieu ouvert et autres données

Les personnes détenues passent la plupart de leur vie en dehors de la détention. L’accès aux données pertinentes nécessaires pour une autopsie psychologique pose les mêmes problèmes que pour les autres décès par suicide, sauf à considérer que des recherches portant sur les personnes détenues soient jugées comme moins acceptables. La volonté de prévention est un argument qui devrait limiter une telle perception.

Amélioration de l’analyse des décès par suicide dans les établissements pénitentiaires

Les recommandations suite aux différentes expertises et les rapports des dernières années constituent des leviers favorables pour insérer l’autopsie psychologique dans les méthodes destinées à améliorer la prévention. Ces recommandations portent en particulier sur l’amélioration de l’analyse des décès par suicide au niveau des établissements eux-mêmes et de la Commission centrale de suivi des actes suicidaires en milieu carcéral (cf. les propositions du groupe de travail en fin de chapitre).
Les méthodes de l’autopsie psychologique sont recommandées comme le développement de l’analyse de la morbi-mortalité au sein des établissements de santé (cf. les propositions du groupe de travail en fin de chapitre). La mise en place de recherches dans ce domaine doit associer les établissements de santé qui ont des missions de prévention et de soins aux personnes détenues. Comme les personnes décédées par suicide en détention ont souvent des antécédents de prise en charge psychiatrique ambulatoire et/ou hospitalière, la coopération ne peut qu’apporter un meilleur accès aux données (Terra, 2004brenvoi vers).

Opportunités pour la recherche

Les différents professionnels exerçant dans les établissements pénitentiaires sont extrêmement sensibilisés et pour beaucoup formés à la prévention du suicide (plus de 5 000 professionnels sur un effectif total de l’ordre de 30 000). Un enseignement est dispensé en formation initiale et en formation continue pour améliorer la détection et la protection des personnes à risque (Terra, 2004arenvoi vers). La réalisation d’autopsies psychologiques permettrait de tirer des enseignements, notamment pour savoir si tout le potentiel de prévention disponible a pu être mis en œuvre.
Parmi les psychiatres et psychologues travaillant dans les établissements pénitentiaires, certains peuvent trouver intérêt à s’investir dans ce domaine de recherche. Nombre d’entre eux ont reçu une formation de formateurs à l’intervention lors de crise suicidaire et ont démontré leur engagement sur ce thème.

Question des populations témoins

La constitution de groupe témoin est difficile dans le cas du suicide car il s’agit d’une mort prématurée et auto-imposée. La question des points de comparaison paraît délicate. Il semble que les comparaisons avec des personnes décédées dans d’autres circonstances, comme les accidents de circulation, visent à identifier les causes du suicide tandis que les comparaisons entre des groupes de personnes décédées par suicide dans différents milieux (domicile, hôpital, maison de retraite…) visent davantage à identifier les trajectoires d’aide et de services.
Les groupes qui peuvent servir de comparaison sont :
• les décès par accident de la circulation ;
• les décès par suicide qui surviennent en milieu ouvert ;
• les décès par suicide qui surviennent à l’hôpital ;
• les décès par suicide de populations en liberté conditionnelle.
Une autre possibilité reste la comparaison avec des personnes dont la tentative de suicide n’a pas abouti. Il n’est pas certain que l’issue différente (survie versus décès) constitue un point de comparaison pour améliorer la prise en charge dans la mesure où la survie n’est pas forcément attribuable à la qualité de la détection et des soins.
Quoi qu’il en soit, le choix de la population témoin doit, dans la mesure des possibilités, demeurer en lien avec l’objectif initialement défini dans le protocole de recherche.

Question des référentiels de pratique

Des recherches sur les trajectoires d’aide et de service imposent de définir la pertinence des aides et soins apportés en matière de détection, évaluation et intervention. Les différents acteurs exerçant en milieu pénitentiaire ont l’habitude de partager leurs pratiques lors de réunions ou congrès. Les recommandations de pratique contenues dans les enseignements initiaux et continus, ainsi que dans les différents rapports et expertises, constituent une base solide pour l’analyse des prises en charge réalisées (OMS, 2002renvoi vers ; Terra, 2003arenvoi vers).

Résultats attendus

Les acteurs du milieu pénitentiaire luttent contre le suicide depuis de très nombreuses années. Ils ne disposent pas d’un système d’analyse des causes des décès par suicide pour mettre en évidence le potentiel de prévention qui aurait pu exister. La réalisation de recherches avec les méthodes de l’autopsie psychologique devrait permettre de retracer avec précision les trajectoires des personnes décédées par suicide tant du point de vue de leurs souffrances que des aides reçues pour améliorer la détection et la prévention. Pour l’instant, la connaissance de ces trajectoires est partielle et des pans entiers des difficultés rencontrées peuvent rester obscurs (Terra, 2003arenvoi vers).

Propositions du groupe de travail à l’issue de l’expertise

Améliorer l’analyse des décès par suicide au niveau des établissements et de la Commission centrale de suivi des actes suicidaires en milieu carcéral

Le travail de la Commission centrale de suivi des actes suicidaires en milieu carcéral est actuellement centré sur les suicides. Les tentatives de suicide devraient être aussi étudiées, et surtout les cas où les personnels de surveillance ont pu intervenir pour arrêter le geste suicidaire. Il est ainsi important de se centrer sur ce qui marche et sur les éléments qui ont contribué au sauvetage.
Cette action est essentielle pour mettre à jour ce qui a pu se passer et entrevoir les pistes d’amélioration. Sans ce niveau d’analyse, la Commission centrale de suivi des actes suicidaires en milieu carcéral ne peut pas disposer d’une information de valeur pour améliorer globalement la prévention.

Objectifs

• Mieux connaître ce qui s’est passé pour les personnes décédées par suicide en détention dans une approche de recherche de causalité et non de responsabilité ;
• Déterminer le potentiel d’amélioration en l’état actuel de l’organisation de la prévention ;
• Identifier les problèmes, rechercher leurs causes puis les solutions qui peuvent servir à améliorer la prévention dans l’ensemble des établissements ;
• Diffuser les recommandations à l’ensemble des établissements.
Le traitement des anomalies importantes, c’est-à-dire les déviations par rapport aux règles établies, doit utiliser la voie hiérarchique habituelle. Toute étude approfondie d’une situation conduit à dépister des anomalies qui ont pu, ou non, jouer un rôle dans le bon fonctionnement du processus de prévention.

Méthode

Pour chaque cas, il s’agit de décrire ce qui s’est passé, et de savoir si le système de détection de protection habituel a fonctionné ou non.
• Que savait-on des facteurs de risque, et qui avait l’information ?
• Les informations pertinentes recueillies par les différents intervenants ont-elles été prises en compte ?
• Les facteurs de risque étaient-ils enregistrés ?
• Quelles actions ont été entreprises pour chacun des facteurs de risque où une intervention était possible ?
• Quel était le plan de prévention du suicide ?
• Le plan de prévention du suicide a-t-il été conçu en fonction du niveau de risque ?
• Les actions de prévention préconisées ont-elles été appliquées ?
• Quelles mesures, ou précautions, ont été réellement mises en place ?
• Dans les jours ou heures précédant le suicide, quels événements, alertes ou signaux ont été repérés et enregistrés, et par qui ?
• La personne avait-elle indiqué sous forme de signes directs ou indirects qu’elle projetait de mettre fin à ses jours ?
• Est-ce que certaines personnes avaient exprimé leur inquiétude ?
• Avait-on tenté de parler avec le détenu pour évaluer l’urgence et la dangerosité suicidaire ?
• Quelles réponses ont pu être apportées, par qui, quand et comment ?
• Ces réponses correspondent-elles au fonctionnement normal ?
• Quelles anomalies ou défaillances ont pu être identifiées ?
• Quelles actions auraient pu modifier le cours des choses ?
• Quelles recommandations ont découlé de l’analyse ?

Réalisation

Il s’agit d’organiser un recueil de données dans chaque établissement pour compléter les données déjà disponibles. Le recueil se fait en réunissant les personnes qui ont connu la personne décédée. Les différents intervenants pénitentiaires, sociaux et sanitaires sont à associer à cette démarche. Il serait souhaitable de recueillir des informations auprès des détenus qui ont été en contact avec cette personne.
L’objectif est de poursuivre une réflexion sur le repérage des éventuels signes avant-coureurs, de leur partage entre les différentes personnes qui ont côtoyé la personne détenue et du potentiel de prévention qui pourrait être mis à jour.
Il ne s’agit pas d’une recherche de responsabilité mais d’une recherche qui appartient au domaine du « retour d’expérience1  » (Terra, 2003brenvoi vers). Cette recherche causale (causalité cyndinique, associée au risque) vise à favoriser la « fabrique de la prévention2  » (Terra, 2005renvoi vers). Cette analyse doit permettre de classer les décès selon le degré de mise en œuvre du potentiel de prévention.
S’il faut accepter l’idée qu’il y aura toujours des suicides, la part de ceux qui sont considérés, a posteriori, comme évitables devrait se réduire. La proportion de ceux qui sont totalement imprévisibles devrait croître dans un contexte global de diminution des suicides. Cette analyse pourrait démontrer que les variations du suicide sont attribuables aux efforts conduits.
Reste la question difficile de la mise en œuvre d’un tel système d’analyse. Actuellement, l’administration pénitentiaire tente de porter un regard courageux sur l’ensemble des décès par suicide avec la Commission centrale de suivi des actes suicidaires en milieu carcéral. Le ministère de la Santé, de la Jeunesse et des Sports doit se joindre activement à cette analyse pour apporter un éclairage sur les troubles psychiques et les actions de soins.
Cette analyse reste cependant difficile comme pour la plupart des morts inattendues et/ou violentes quel que soit le lieu de survenance (domicile, voie publique, école, entreprises, hôpitaux, maison de retraite, prison...).
Si la France se dotait d’une institution analogue à celle des coroners, la question se poserait différemment pour les administrations sanitaire et pénitentiaire. Elles disposeraient d’une enquête conduite par un enquêteur (officier public au Québec) extérieur, rôdé à l’exploration de la causalité dans tous les milieux.
De ce fait, les administrations auraient seulement à se préoccuper de la mise en œuvre des recommandations qui leur sont faites, et ne seraient pas à la fois juge et partie. En souhaitant à la fois rechercher ce qui s’est réellement passé, sans oser mettre à jour réellement le potentiel de prévention et à la fois protéger les acteurs et les institutions, la mission devient impossible. Personne ne peut adopter simultanément ces postures sans le risque de n’atteindre aucun objectif totalement.
La mise en place d’un tel système de retour d’expérience demande des modifications importantes pour réaliser une analyse qui est de nature « interministérielle ». De ce fait, il s’agit d’une recommandation générale qui pourrait servir à l’amélioration de la prévention de l’ensemble des suicides et des autres morts violentes, objectif numéro 2 de la loi de santé publique du 9 août 2004 (Terra, 2004crenvoi vers).

Bibliographie

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